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LE GOÛT DU THÉ, par Paule Darmon

_ Bedaouia ? Casablancaise ?  

Souriant de la satisfaction du connaisseur, l’homme se redresse  et l'invite à sa table.

Trente-huit ans, Marrakchi depuis vingt-cinq générations, il est  brun de peau et de cheveux, mince, nez droit, lèvres ourlées, porte  des lunettes de soleil en serre-tête sur le haut du crâne, des  bermudas écossais, un polo rose et des mocassins sans chaussettes.

_ Serge Ohayon. Enchanté. Qu'est-ce que tu bois ?

_ Campari soda.

_ Bonne idée.

Il claque dans ses doigts pour appeler le garçon, commande  deux Camparis et, comme épuisé par l'effort qu'il vient de fournir,  se laisse à nouveau glisser dans son fauteuil en fermant à demi les  yeux. Avachi dans son fauteuil de rotin, il surveille la rue avec une  immobilité animale. Au bout d'un moment, le serveur dépose les  boissons sur la table.  

_ Lehaïm !

Ils trinquent.  

Le temps de trois Campari soda, elle apprend que Serge  Ohayon, fils d'un commerçant à la retraite, est né exactement au dessus de leurs têtes, dans l'appartement situé au premier étage de  l'immeuble qui surplombe la terrasse du Café de Paris, qu'il exerce  avec succès la profession de rhumatologue à Nancy, qu'il est  heureusement marié à une blonde Lorraine dont il a deux garçons  répondant aux prénoms de Cyrille et Renaud, et qu'il partage son temps entre Nancy et Marrakech où il vient d’acquérir un terrain en  vue de la construction d’une maison.

_ Retour aux sources ?  

_ Tu n'y es pas du tout, dit-il. Je n'ai jamais quitté Marrakech.  _ Mais tu viens de dire…

_ Nancy est une belle ville, c’est vrai. Les gens y sont sérieux  et honnêtes, mais il n'y a rien d'autre à faire que d'y travailler. Alors  je travaille. Je travaille là-bas, mais je vis à ici. Ma vraie vie est ici,  à Marrakech.

Sur quoi, les yeux attentifs aux allées et venues des passants,  Serge Ohayon développe l'avantage de sa situation et se déclare  satisfait d'être parvenu à équilibrer son existence entre la France et  le Maroc.

_ D'un côté, l'efficacité, le travail, le mariage et les enfants, de  l'autre, la famille, le plaisir et les traditions.  

_ Oui mais quand même, dit-elle, si tu travailles à Nancy, ta  vraie vie, c'est à Nancy que tu la vis. Tu y as une femme, des  enfants, un métier, une maison...

_ C'est vrai, convient Serge. En dehors de mes malades, j'ai  des amis, la famille de ma femme, des voisins et une crémière qui  me dit bonjour tous les matins quand je me rends à mon cabinet. Je  gagne bien ma vie à Nancy, je reçois, je suis reçu, je vais au théâtre,  au cinéma et, quand je vois ma femme et mes enfants, il m'arrive  objectivement de penser que j'y suis heureux. Sauf que ma femme  et mes enfants, eux, sont nés à Nancy, et pas moi.  

_ Et alors ?

_ Alors, la différence est considérable. Parce que moi, dans  cette ville qui n'est pas la mienne, j'ai beau rire, respirer, bouger et  me conformer, je ne suis pas entier, tu comprends. Je ne suis qu'un  transplanté qui passe son temps à rechercher l'autre partie de lui même. C'est pour ça que je viens à Marrakech, pour retrouver mon autre moitié.  

Confondue par le raisonnement, elle médite la double vie de  Serge Ohayon. Elle aussi est née au Maroc, elle aussi vit en France  dans une ville qui n’est pas la sienne, mais contrairement à lui, il lui  est difficile, voire même douloureux, de revenir dans la ville de son  enfance et de son adolescence, celle dans laquelle se sont élaborés

les nœuds qu’elle s’efforce à présent de démêler. Casablanca s’est  fossilisée dans son souvenir : quelques rues, le Lycée de Jeunes  Filles, les Services Municipaux, le parc Lyautey, la corniche, Tahiti plage, le hot-dog acheté pour 1 dirham en face du cinéma Rialto, les  glaces pingouin au cinéma pendant l’entracte, les fêtes de Pâque  chez tante Esther, toute cette violence intérieure entre le blanc et le  noir, entre le soleil et l’ombre, le plaisir et la douleur, la France et le  Maroc, le Juif, l’Arabe et le Français. Un écheveau inextricable de  sensations contradictoires, amour et haine, révolte et soumission, qu’elle subit, et contre lesquelles elle continue de se battre.  

C'est l'heure du déjeuner. Obéissants et inutiles, les feux  passent du rouge au vert et du vert au rouge sans pour autant  animer la circulation. Quelques retardataires pressés accélèrent le  pas, faisant ainsi l'aubaine de la clientèle clairsemée du Café de Paris.

Il fait chaud. Les yeux errants sur le maigre théâtre de la rue,  les joues cuites par le soleil, elle songe, entre deux gorgées de  Campari soda, à l'idée d'une dualité nécessaire à la survie de  l'individu en général et à celle du Juif en particulier. Un peu comme  si le jeu d'une double existence, c'est à dire la réalisation  d'aspirations contraires, la possibilité d'être entièrement autre, avait  permis à l'individu en général, et au Juif en particulier, d'échapper  aux exigences maternelles, divines et communautaires, tout en s'y  conformant et en restant, malgré tout, Un et Indivisible.  

Une calèche chargée de touristes passe. D'un imperceptible  mouvement de la cuisse, Serge Ohayon chasse une mouche, et suit  des yeux avec attention le clop-clop monotone du cheval indifférent au fouet qui lui caresse la croupe. Il fait de plus en plus chaud sur  cette terrasse, la tête lui tourne un peu, elle sent l’ivresse la gagner.  

_ Imagine, dit-elle. Marrakech, 193O. Un jeune homme, vingt  ans, Juif, riche et beau, né juste au-dessus de ce café. _ Il s'appelle comment ?  

_ Disons Maurice, cela n’a pas d’importance. Certificat d'études  obtenu à l'école de l'Alliance Israélite Universelle, il parle le Français et le judéo-arabe, écrit correctement le Français, l’Arabe et l’Hébreu.  Tu me suis ?  

_ Oui, et alors ?  

_ Alors, sa journée commence. C'est le matin, il se réveille. A  quelle heure se réveille-t-il ? Neuf, dix heures ?

Serge Ohayon étend les jambes bronzées aux poils blondis par  le soleil. Il fait jouer des glaçons dans son verre tout en s’abîmant dans la contemplation du pavé disjoint qui forme une bosse à peine  perceptible sur le trottoir d’en face, de l’autre côté du carrefour.

_ Non, dit-il au bout d'un moment. Il se lève vers huit heures  comme tout le monde.

_ Et après ?

_ Après il se rase, il s'habille et descend au café pour prendre  son petit déjeuner.

_ Il descend et s'assoit ici, à la table où nous sommes. _ Non, dit Serge. Il s'installe en face, à la terrasse du Café des  Négociants, parce que le matin, le soleil donne de l'autre côté. _ Si tu veux.  

_ Ce n'est pas moi qui veux, c'est la logique.

_ D'accord, mais Maurice pourrait, je ne sais pas moi, aimer  l'ombre, ne pas supporter la lumière trop éblouissante du matin. _ Dans ce cas, tu spécifies. Parce que ne pas supporter la  lumière quand on est de Marrakech, cela implique que ton Maurice  à les yeux fragiles, sans doute clairs, qu’il est blond ou rouquin, et  qu’il porte des lunettes, caractéristiques qui sont autant d’anomalies  pour un Juif du cru modèle courant. Et s’il craint et évite le soleil, cela signifie aussi que sa vie, ses habitudes, son comportement, son  caractère même, sont différents de ceux d'un Marrakchi aux yeux  normaux. Qui sait même, s'il est de Marrakech, cet homme ? Il  pourrait être un de ces Polonais égarés sur le continent africain,  venir des montagnes du Nord où des chaînes de l’Atlas, de là où les  Berbères séquestrent et envoutent les chrétiennes, comme dans ces romans coloniaux des années 50. La Captive du désert, l’histoire  d’une fille de militaire enlevée par un chef de tribu du Sud Marocain,  j’avais lu ça quand j’étais gamin.

_ La captive du désert ? Tu es sûr ?

_ Je m’égare, mais c’est pour te dire que si tu veux que mon  imagination fonctionne dans le respect de la nature de ce type, il  faut me donner des informations précises. Sans ça, je pourrai aussi  bien en inventer un autre.  

_ Évidemment.

_ C'est comme l'amour, reprend Serge, soudain animé par le  sujet. Tout dépend. Si tu fais de ce Maurice un amoureux chronique,  quelqu'un qui a besoin de sentiment pour exister, il va vivre dans un  état d'exaltation ou d'abattement selon qu'il aborde la phase  montante ou descendante de son état. Imagine ton Maurice en  phase descendante. Aurait-il l'idée ou l’énergie de sortir de chez lui,  de traverser le carrefour pour aller prendre son petit déjeuner au  soleil sur la terrasse du Café des Négociants alors qu'il est anéanti  par le désespoir ? Non. Un amoureux chronique est condamné à  l'anorexie ou à la boulimie. Il bâfre ou dépérit en conséquence.  Personne n'y peut rien, c'est scientifique. D'un autre côté, si, dans  un accès de chagrin, ce Maurice passe sa nuit à lever le coude en  bramant l'échec de sa vie, il est évident qu'en se réveillant au matin  avec une gueule de bois maison, il n'éprouvera aucune envie de se  restaurer, alors que dans le cas où, bien que désespéré, il ait  échafaudé de romantiques stratégies, son appétit s'en trouvera  ragaillardi.

_ Tu veux dire que ses actes et ses pensées dépendent de son  emploi du temps de la veille ?

_ Absolument. De son emploi du temps, mais aussi du contexte  socio-culturel ET moral dans lequel il évolue. S'il espère ou non  revoir sa dulcinée, s'il se reproche ou non son comportement vis à  vis de la demoiselle, s'il se sent rejeté ou approuvé par sa famille.

Le devoir, la religion, l'honneur, le destin, sont autant d'embûches à  la réalisation d'un amour, parmi lesquelles il te faudra bien faire un  choix si tu veux savoir où, quand, comment et à quelle heure ce Maurice débute sa journée. Sans quoi, à l'instar de n'importe quel  

Juif Marocain normalement constitué, il se lèvera vers huit heures, et sortira de chez lui après une brève toilette pour prendre son petit déjeuner, au soleil, de l'autre côté de la rue, à la terrasse du Café  des Négociants.

_ D'accord, d’accord, tu as raison. Il se lève à huit heures, il se  rase et s’habille pour aller prendre son petit déjeuner sur la terrasse  du Café des Négociants. Maintenant, le café, il le prend noir ou au  lait ? Avec ou sans sucre ?

_ Depuis quand, tu as vu, toi, un Marocain boire du café sans  sucre ? De toutes façons, il ne prend pas de café. Ataï ou shiba, du  thé à l'absinthe. Avec deux sucres.  

Ataï ou shiba, comment a-t-elle pu oublier ? Quand elle le  préparait, sa grand-mère ne manquait jamais d’affirmer qu’il n’y  avait rien de meilleur pour l'estomac. Deux morceaux du pain de  sucre conique cassé à petits coups de marteau de cuivre ou de  bronze réservé à cet effet, une cuillère à café de thé vert Gun  Powder, une poignée d’absinthe fraîche dans la théière, et l’eau  bouillante par-dessus. Le temps de l’infusion, le jet doré cascade et crépite dans le verre à thé.  

_ Oui, bien sûr, Maurice aime le goût amer de l’absinthe adouci par le sucre. Il savoure son thé brûlant à petite gorgées, et lorsqu'il  a terminé, il en commande un deuxième.

_ Non, dit Serge. Il commande un verre de thé, et ce verre, il va le faire durer jusqu'à midi.
_ Là, vraiment, c’est misérable ! Maurice ne lésine pas, il peut s’offrir deux verres de thé !
_ Mais qui te parle d'argent ? Je te parle, moi, d'une éthique du plaisir. Parce que si ton Maurice est, comme tu le prétends, vraiment né à Marrakech, il sait forcément tirer le maximum de plaisir d'un verre de thé. Le goût du thé, vois-tu, évolue avec les heures. Et Maurice, qui n'est pas un barbare, sait en apprécier les changements de saveur et de température. Tu piges ?

Elle n’a pas pensé à ça. A ses côtés, magnifique, bronzé et aussi immobile qu'un oiseau de proie au sommet d’un cèdre, Serge Ohayon continue d'observer l'inanité du boulevard. Brusquement, son regard s’aiguise à l'apparition d'une plantureuse paire de hanches, sorte de cœur géant moulé de jersey rouge venu attendre devant la terrasse du Café de Paris que le feu passe au vert avant de traverser.
_ Et le journal ? demande-t-elle pour détourner son attention. On a oublié le journal.
Monté sur un mécanisme propre à donner le mal de mer, le cœur rouge se met en mouvement et ondule au rythme régulier du claquement des talons hauts sur la chaussée. Serge Ohayon en suit attentivement la progression. Il en apprécie la perfection, le volume, la fermeté, la couleur, le jeu subtil de l’étoffe sur ces fesses truculentes qui roulent devant lui en cadence, à un rythme régulier, pendant toute la traversée du boulevard, avant d’aller buter sur le pavé disjoint du trottoir, de l’autre côté du carrefour. Et comme si une onde de choc avait mystérieusement traversé la rue en sens inverse, le corps de Serge Ohayon tressaute et, une fois la silhouette disparue, se détend.
_ Tu vois le petit Arabe qui vend les journaux sous les arcades ? demande-t-il alors. Il s'appelle Aziz, mais tout le monde l'appelle Zizou. Eh bien, chaque semaine, ton Maurice donne un ou deux dirhams à Zizou pour qu'il lui réserve le journal.
_ Bonne idée.
_ Ce n'est pas une idée, c'est une réalité.
_ Si tu veux. Je résume donc : dans la réalité, Maurice descend de chez lui sur le coup de huit heures du matin, traverse le carrefour pour aller acheter le journal que lui a réservé Zizou, avant d'aller s'installer sur la terrasse du Café des Négociants.
_ Non, dit Serge. Ici, à Marrakech, on ne se déplace pas pour acheter le journal parce que c'est le petit Arabe qui se déplace pour te l'apporter. D'autre part, Maurice n'achète pas le journal, il le loue.
_ Là, tu exagères. Louer un journal, ça n'a pas de sens !
_ Mais acheter pourquoi faire ?
_ Pour lire, pardi.
_ Justement, dit Serge. Maurice ne lit pas le journal. Pour ce qu'il y a dedans. Non, il le pose comme ça, bien plié, sur la table, sans l'ouvrir. Et à midi, quand sa mère, depuis le balcon de l'immeuble d'en face, agitera le mouchoir pour lui annoncer que le déjeuner est prêt, Zizou pourra venir reprendre son canard.
_ D'accord pour le mouchoir, mais à quoi rime de louer un journal si ce n’est pas pour le lire ?

Serge Ohayon pousse un soupir de lassitude empreint de commisération.
_ Tout simplement, pour avoir la certitude que le monde existe.
Le monde est là, bien plié sur la table, il s'agit d'une réalité incontournable à laquelle ton personnage n'essaye pas d'échapper.
Le monde existe, et en louant ce journal, ton Maurice en reconnait l’existence.
_ Admettons. Et une fois qu'il en a reconnu l'existence, qu'est- ce qu'il fait ?
_ Rien
_ Comment ça, rien ?
_ Il ne fait rien. Il reste assis, les yeux dans le vague, attentif.

Tiens, remarque-t-il, Hninia porte aujourd'hui un costume tout froissé, sa femme le néglige. Elle a dû prendre un amant. Slimane a acheté des chaussures, la deuxième paire ce mois-ci, il a sûrement gagné à la roulette - plus exactement, il donné de l'argent à Jo (qui n'est pas Musulman et qui, lui, a le droit de jouer au casino) pour qu'il joue à sa place. Et Jo a gagné. Tiens, se dit-il encore, Georgette porte des lunettes de soleil, elle s'est encore fait tabasser par son mari, Marinette a acheté deux pains au lieu d'un, elle a sûrement des invités... Rien ne lui échappe, mais, au fond, c'est comme s'il ne voyait rien parce que tout cela n'a aucune importance. Et comment te dire ? Peu à peu, à force d'observer et de noter les détails, il glisse dans le néant, il coule, il se laisse bercer par le temps comme par le roulis d'un bateau. Assis au soleil, il écoute bouger ses os. Et au bout d'un moment - mais uniquement parce que tu as besoin d'action - peut-être que ton Maurice finira, comme moi, par se demander ce qu'ils ont bien pu faire de l'horloge qui était là, en face, exactement à l'endroit où le pavé fait une bosse sur le trottoir.
_ Ah bon ? Il y avait une horloge ?
_ Oui. Une belle horloge en bronze avec un cadran d'émail rond et blanc. Du temps où elle existait, c'était bien, on regardait avancer l'heure, on pouvait prévoir le mouvement des aiguilles. Cette horloge créait une certaine animation au carrefour. Jusqu'au jour où un fonctionnaire au plan levé du mauvais pied a décidé de la faire sauter. Un beau matin, une camionnette arrive et vlan ! plus d'horloge. A la place, on a laissé un trou dans le trottoir, un trou béant qu'il a fallu contourner pendant des mois, voire même des années avant qu'on se décide à le combler. Un trou que l'on devine encore aujourd'hui sous la bosse du trottoir et sur lequel il est difficile de ne pas trébucher. Alors chaque jour, en regardant les passants buter sur cette cicatrice du temps, on se dit, sans savoir pourquoi, que le goût du thé a changé.

Paule Darmon

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