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Maroc-Israël : les raisons officielles et cachées derrière la normalisation

Par
Sami Erchoff

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Dans un tweet tonitruant, le président sortant des États-Unis Donald Trump a annoncé la normalisation des relations entre le Maroc et Israël, et en parallèle la reconnaissance par les États-Unis de la marocanité du Sahara occidental, une annonce confirmée par la diplomatie marocaine. Cette reconnaissance se double de l’ouverture d’un consulat dans la ville de Dakhla, chef-lieu des « provinces du Sud », dans le but de stimuler les investissements américains dans la région. Pour de nombreux observateurs, la teneur du pacte a ainsi été révélée dans tout son cynisme : la solidarité envers le peuple palestinien contre la reconnaissance du Sahara marocain. Habitué à une politique étrangère pragmatique, modérée et équilibrée -surtout au Proche-Orient- le Royaume a ainsi surpris les médias internationaux qui ne s’attendaient pas aussi tôt à un tel revirement de la part d’un pays pourtant à la tête du comité Al-Quds et partisan de la solution à deux Etats. 

Tout d’abord, il est important de constater qu’il ne s’agit pas ici d’un accord de paix ou même d’une reconnaissance de l’État israélien par le royaume chérifien. De fait, les relations entre les pays sont anciennes, alors que le Maroc n’a jamais été partisan d’une position « dure » contre l’État sioniste, contrairement à l’Égypte (avant les accords de Camp David), la Libye ou l’Irak de Saddam Hussein. L’entrée du Maroc dans le cadre de la médiation israélo-arabe date ainsi de 1976, lorsque le roi Hassan II invite secrètement Yitzhak Rabin à Rabat. La visite officielle de Shimon Pérès à Rabat en 1985 provoque un froid avec les autres pays arabes, et notamment la rupture des relations diplomatiques avec la Syrie. 

 

Ces relations tantôt cachées, tantôt assumées, atteignent leur point culminant en 1994, lorsque les deux pays ouvrent un bureau de liaison dans leurs capitales respectives. Cependant, le retour du Likoud au pouvoir en 1996, l’enlisement du processus de paix, et surtout la première intifada à l’automne 2000 qui scandalise l’opinion marocaine fragilisent les relations bilatérales, qui prennent fin avec la fermeture du bureau de liaison israélien à Rabat. Les pressions arabes manifestées lors de la conférence arabe du Caire (qui a appelé à la rupture des relations avec Tel Aviv) et la pression populaire avaient eu raison de cette première tentative de normalisation des relations entre les deux pays. 

L’alignement du Maroc dans l’axe occidental, et la coopération sécuritaire, économique et commerciale soutenue qu’il entretient avec Israël depuis des décennies sont les moteurs de cette entente discrète, qui s’est maintenue bon gré mal gré jusqu’à aujourd’hui. Les archives israéliennes font ainsi état de 37 millions de dollars d’échanges avec le Maroc en 2017, bien que les données officielles du côté marocain ne mentionnent pas Israël de leur côté. Le Maroc a ainsi hébergé le premier investissement étranger israélien dans le monde arabe, avec la création par le géant israélien Netafim d’une filiale pour 3 millions de dollars en 2018 dans le pays. Ainsi, la Chambre de commerce France-Israël note que de nombreuses entreprises marocaines et israéliennes ont recours à des canaux commerciaux complexes pour opérer des transactions commerciales en toute opacité. 

Les médias israéliens, de leur côté, signalent la signature d’accords commerciaux, transactions financières et accords de coopération avec les autorités marocaines et le secteur privé, allégations qui ont jusque là toujours été niées ou minimisées par le Royaume. Cependant, les liens dans le domaine de l’agriculture, l’armée et la technologie existent depuis des décennies, mais aussi dans le tourisme : malgré l’absence de vols directs, entre 15 000 et 20 000 israéliens d’origine marocaine voyagent dans leur pays natal chaque année, disposant d’un visa à l’entrée sur le territoire marocain. 

Dans une tentative de justifier cet acte diplomatique, le Palais et ses réseaux ont ainsi mis en avant l’exceptionnalisme du Maroc dans ses relations avec Israël qui s’explique par la « marocanité » en Israël, et la « judaïté » du Royaume chérifien. L’intensité des liens qu’ont conservé les israéliens du Maroc avec leur pays natal fait qu’on peut réellement parler d’une diaspora marocaine en Israël, comme le soulignait le roi Hassan II en 1992 en disant que « peu de pays pouvaient se vanter d’avoir, comme le Maroc, plus de 750 000 fils comme ambassadeurs en israël ». La diaspora juive en Israël et dans le monde constitue un des piliers de la « politique juive » menée par le Royaume, notamment à travers le réseau des ambassades marocaines dans le monde qui organisent rencontres et évènements visant à raviver l’identité marocaine chez ces communautés, vues comme sujettes du roi à l’étranger. 

La chercheuse Emmanuelle Trevisan-Semi a ainsi souligné la mise en scène de cette identité chez les juifs marocains en Israël, la monarchie faisant par ailleurs l’objet d’une véritable sacralisation. La multiplication des toponymies reliées au Maroc et à la royauté en Israël, les actes d’allégeance au roi Hassan II puis Mohamed VI, la réappropriation de la culture et de l’artisanat marocain (parfois de manière artificielle et orientaliste) et la menée de « voyages-pèlerinages » au Maroc sont autant de signes qui montrent la persistance de l’identité marocaine chez les juifs séfarades israéliens. Les juifs originaires du Maroc, une fois leur aliyah effectuée, continuent à se sentir marocains et gardent leur nationalité, fait spécifique au Royaume qui entretient une relation forte et intime avec sa diaspora souvent bien plus fidèle à la monarchie que les communautés juives à l’intérieur du pays. De nombreux médias marocains se sont ainsi empressés de souligner la volonté des israéliens marocains d’investir dans leur pays une fois les relations économiques rétablies, nourrissant l’imaginaire d’une communauté nostalgique de son pays d’origine et enfin réunie avec celui-ci.

Dans le même sens, les médias proches du Palais ont mis en avant la profondeur de sa relation avec la communauté juive au sein même du Maroc, sous-entendant que la décision de renouer avec l’État d’Israël entrait en continuité avec le mandat de « protection des minorités » que s’est octroyée la monarchie chérifienne. On mentionne le titre de « juste parmi les justes » donné au roi Mohamed V alors qu’il avait résisté aux lois racistes du régime de Vichy, sauvant les 260 000 juifs du Royaume de la Shoah, mais aussi la Commanderie des Croyants, qui implique la protection des fidèles des trois monothéismes ainsi que la promotion du dialogue interreligieux au Maroc et dans le monde. 

Malgré le nombre modeste de juifs restés au Maroc (entre 2000 et 3000, principalement concentrés à Casablanca), ceux-ci sont largement présents dans l’administration et la sphère gravitant autour du Palais. Nomination d’un Ambassadeur itinérant pour les affaires juives, mention de l’héritage hébreu dans la Constitution de 2011, conseillers politiques et consultants (tel que André Anzoulay), la partie juive de l’identité marocaine est régulièrement rappelée par le Royaume qui vise à affirmer ainsi la tolérance, le pluralisme et la modération, caractéristiques qui imprègnent le leadership chérifien. Par cela, la monarchie se dédouane de tout acte sioniste en normalisant ses relations avec Israël, mais commet néanmoins un amalgame fatal. En effet, par cet argumentaire, le Royaume reconnait à Israël son caractère « juif » (au détriment de la population palestinienne sur le territoire) et son monopole de la représentation des Juifs du monde. Par ailleurs, l’instrumentalisation de la population marocaine en Israël se fait tout en passant sous silence l’émigration de masse des Juifs marocains, encouragés par l’administration royale qui aurait, selon Pierre Vermeren, « vendu en secret une partie de sa population pour 100 dollars par habitant ». 

Enfin, le cabinet royal effectue un grand écart, en reprenant ses relations diplomatiques avec Israël tout en maintenant son engagement pour la « cause palestinienne » et une « solution à deux Etats ». Le communiqué royal renouvelle l’engagement du pays pour la question palestinienne ainsi que pour la nécessité de négociations entre les deux parties de préserver le statut spécial de Jérusalem (et notamment son patrimoine musulman), et de garantir la liberté de culte. Enfin, sans mentionner le terme de « normalisation », il égraine une série de mesures qui rétablissent de facto les relations entre Israël et le Maroc, et notamment la reprise des contacts officiels, la promotion des relations économiques et technologiques, la réouverture du bureau de liaison. Cependant, il souligne qu’elles n’affectent en rien la position pro-palestinienne du pays et sa médiation en vue d’une paix durable et juste dans la région. 

La formulation du communiqué – secret ayant entouré les négociations bilatérales et les déclarations précédentes du cabinet ministériel- parlant de « rumeurs infondées » montre l’embarras de la monarchie face à une décision qui pourrait fragiliser sa posture dans le monde arabo-musulman, et générer de nombreuses oppositions en interne. De nombreux médias marocains ont ainsi tout à fait occulté la composante israélienne de l’accord, mettant simplement en avant la « victoire diplomatique » que représente la reconnaissance du Sahara marocain, tandis que de nombreuses personnalités politiques ont adopté une lecture sélective du communiqué. Ainsi, le Mouvement populaire (MP) et un haut responsable diplomatique marocain ont nié une quelconque reconnaissance d’Israël, arguant que le document mentionne simplement le renforcement des relations avec la diaspora juive, la poursuite du dialogue, la défense de Jérusalem et la solution à deux États.  

Enfin, le roi s’est empressé de contacter le président palestinien Mahmoud Abbas pour l’assurer de la solidarité marocaine envers la cause palestinienne. Par ce biais, et en soulignant sa présidence du Comité Al Qods (qui cherche à préserver le caractère arabo-musulman de Jérusalem), la diplomatie marocaine sous-entend en filigrane qu’elle pourrait mieux défendre la souveraineté palestinienne en réouvrant le dialogue direct avec la puissance occupante. 

Mais alors, quid des déclarations ministérielles précédentes, qui avaient qualifié les informations circulant alors sur ladite reconnaissance de « rumeurs infondées », le premier ministre Saad Othmani n’ayant pas hésité à déclarer que la normalisation des relations avec Israël n’était « pas à l’ordre du jour » ? Ce processus de négociations, qui aurait duré plus de deux ans, a été piloté par le Palais en mettant à l’écart la diplomatie officielle et institutionnelle, une pratique largement courante alors que les affaires étrangères sont considérées comme appartenant au « domaine de souveraineté » réservé au Roi. Le gouvernement et la majorité parlementaire, dirigés par le parti modéré d’obédience islamiste Justice et Développement (PJD), se sont retrouvés dans l’embarras le plus total, forcés à se rallier à la décision royale. Ainsi, le secrétariat général du parti aurait donné pour directive à ses partisans de rallier l’initiative royale d’obtenir la reconnaissance américaine sur le Sahara occidental, alors que le Premier Ministre s’est félicité de l’évènement, sans mentionner la question des relations avec Israël. Ce passage sous silence sélectif révèle les contradictions d’un parti « domestiqué » par la Monarchie qui l’utilise comme une couverture politique, contraint à des compromissions qui pourraient lui coûter son électorat lors des prochaines élections parlementaires. Certains observateurs ont analysé cette actualité comme une énième façon pour le Palais d’affaiblir les islamistes en leur faisant endosser une décision qui n’a jamais été de leur ressort. 

En mettant la cause sacrée panarabe face à la cause sacrée nationale, moteur de l’unité du pays autour de sa monarchie dès la Marche verte de 1975, le pouvoir s’assure de diviser ses détracteurs et ménager l’opinion publique marocaine, parfois scandalisée par un tel revirement. Au final, les marocains ont adopté à présent plusieurs postures :  le ralliement à la décision monarchique, qui serait la plus à même de défendre les intérêts politiques du Maroc ; l’islamisme identitaire et l’opposition farouche à iIsraël dans ce cadre ; la nostalgie vis-à-vis d’un passé mythifié de coexistence pacifique entre les musulmans et les juifs ; l’attitude révolutionnaire voire complotiste, postulant une communauté d’intérêt entre le Mossad et les dirigeants autoritaires arabes, le premier étant jugé capable de faire et défaire les régimes politiques dans la région.

 Dans tous les cas, l’argumentaire déployé par la Monarchie pour justifier cette manœuvre ne saurait camoufler les raisons stratégiques qui la motivent, et qui complètent le caractère structurel des relations entre le Maroc et Israël,que nous avons analysé précédemment. La reconnaissance d’Israël par plusieurs États arabes a fait sauter le « consensus arabe » qui régnait auparavant, véritable tabou duquel peut à présent s’affranchir le pays en assumant sa coopération intense avec l’État israélien. Ce consensus arabe a laissé place à un véritable forcing diplomatique de la part des États du Golfe, qui ont multiplié les offensives à l’égard de la monarchie chérifienne et les campagnes contre son intégrité territoriale. L’interventionnisme du leader émirati, qui a proposé de prendre lui-même en charge le rapatriement des touristes israéliens bloqués au Maroc en début d’année, a piqué au vif le Royaume qui a sèchement refusé l’offre. Ces nombreuses pressions auraient eu pour but la reconnaissance par le Maroc de l’État d’Israël et son alignement avec les intérêts stratégiques de l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis, alors que le pays tentait de se positionner en médiateur dans les différentes crises qui secouent la péninsule arabe. 

La pression diplomatique étasunienne, motivée par la volonté du président américain de laisser un fort héritage dans la région, a achevé de mettre fin à l’équilibrisme marocain. L’administration Trump a offert en contrepartie un cadeau considérable au pays qui ambitionne une victoire diplomatique totale contre le Front Polisario. Il s’agirait alors d’une victoire en trompe l’œil pour le Royaume, dont tant la diplomatie « multilatéraliste » et « équilibrée » basée sur le soft-power que le rayonnement du pays à l’international montrent ses limites face aux exigences de « Realpolitik » dans une région conflictuelle et livrée aux luttes hégémoniques. 

Article initialement publié dans The Phoenix Daily

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