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Trois invasions françaises de l'Égypte

par Daniel Pipes

Pour mieux visualiser l'impact de l'Occident [sur les musulmans], commençons par analyser le paradigme franco-égyptien. À trois reprises, l'Égypte fut attaquée par la France et les résultats de leurs confrontations peuvent être considérées comme l'illustration des relations entre l'Europe et l'islam dans leur ensemble.

Statue représentant le roi de France Louis IX.
Le premier assaut, qui caractérisait la situation prémoderne, eut lieu en 1248 lorsque le roi de France, Louis IX (plus connu sous le nom de Saint Louis) dirigea la dernière grande expédition croisée pour tenter de prendre Jérusalem aux musulmans. Jérusalem étant sous le contrôle des Ayyoubides, une dynastie régnant depuis l'Égypte, Louis conçut un plan destiné à prendre la ville côtière égyptienne de Damiette pour ensuite la restituer en échange de la Ville sainte. En juin 1249, les forces françaises prirent Damiette mais, galvanisé par ce succès, Louis commit une erreur en essayant d'envahir l'intérieur du pays et de ruiner complètement la dynastie ayyoubide. L'assaut prit une mauvaise tournure. En avril 1250, Louis et de nombreux soldats français furent capturés et, dans le cadre de l'accord de rançon, les forces françaises évacuèrent Damiette. Le roi Louis et ses troupes prirent la fuite et quittèrent l'Égypte pour la Syrie.

À cette époque, Croisés et Ayyoubides s'affrontaient pratiquement d'égal à égal. Leur niveau de technologie, de richesse et de culture différait peu. Ils disposaient à peu près de la même puissance militaire et la ferveur religieuse animait les deux camps. L'attaque menée par les Français contre l'Égypte fut celle de croyants chrétiens tentant de conquérir Jérusalem sur les païens. En retour, les Ayyoubides ripostèrent en tant que défenseurs du Dar al-Islam.

Au XIIIe siècle, les deux camps s'égalaient en termes de pouvoir et d'idéologie, une égalité qui fut ensuite rompue. Les Européens occidentaux exploitèrent leur potentiel économique, leurs capacités scientifiques et leurs institutions sociales pour développer leur civilisation d'une manière inédite. Connu sous le nom de modernisation, ce processus débuta au XVIe siècle pour se poursuivre sans relâche jusqu'à notre époque. Deux aspects de cette modernisation nous intéressent particulièrement à savoir, la puissance militaire et la culture politique. La force militaire ne fut pas seulement le produit de nouvelles armes et stratégies mais aussi de bien d'autres innovations. Grâce à la pratique des élections et à la tenue de parlements, les gouvernements européens gagnèrent beaucoup en stabilité. Ils exigèrent une plus grande loyauté de la part de leurs citoyens par le biais de partis politiques et de nouvelles idéologies. L'essor des écoles publiques, des universités, de l'édition de masse et des médias d'information dota l'Europe de grands atouts culturels. Les compagnies commerciales, les sociétés à responsabilité limitée et la bourse améliorèrent l'efficacité des institutions capitalistes. Les routes pavées, les réseaux de canaux, les voies ferrées et le télégraphe abolirent les distances. Les Européens devinrent les plus forts parce qu'ils étaient, dans le monde, les personnes jouissant du plus haut degré de civilisation, de prospérité et de santé.

À peu près au moment où l'Europe atteignait cette puissance, sa culture subit un processus de sécularisation radicale. Le XVIIIe siècle fut marqué par un changement de cap qui, s'éloignant du christianisme, permit le développement d'une civilisation non religieuse, rendant ainsi bien plus attrayant qu'auparavant ce que les Francs avaient à offrir aux non-chrétiens. Cherchant à s'orienter, les musulmans trouvèrent des réponses dans les idées religieusement neutres en provenance d'Europe. Pour la première fois, ils purent apprendre de l'Europe sans avoir à se convertir au préalable. La relation qu'ils entretenaient avec les Francs se modifia complètement à mesure que la culture européenne évoluait du statut de rival religieux à celui d'idéologie attirante.

Napoléon Bonaparte.
La Révolution française incarnait les changements à la fois militaires et culturels qui s'étaient produits. Tandis que les armées françaises écrasaient leurs adversaires, les idées françaises gagnèrent un grand nombre de partisans dans toute l'Europe. Les musulmans aussi furent concernés lorsque les Français débarquèrent en Égypte pour la deuxième fois, cinq siècles et demi après saint Louis. Le 1er juillet 1798, ils arrivèrent sans prévenir sur la côte proche d'Alexandrie. Commandés par Napoléon Bonaparte, qui voyait surtout dans cette expédition le moyen de se tenir occupé, lui et ses troupes, ils avaient pour mission de prendre l'Égypte et de barrer ainsi la route des Indes aux Britanniques. Les soldats français s'emparèrent immédiatement d'Alexandrie puis, en moins de trois semaines, écrasèrent les forces mameloukes à l'extérieur du Caire. Au cours de leur guerre éclair, les troupes de Napoléon ne rencontrèrent aucune opposition sérieuse et prirent aisément le contrôle de la vallée du Nil. Seule une autre puissance européenne pouvait s'opposer à leur force écrasante – et c'est ce qui se produisit effectivement quelques jours plus tard lorsque le 1er août, les navires britanniques détruisirent la flotte française qui attendait au large d'Alexandrie. Coupées de l'Europe, les forces françaises restèrent en Égypte encore trois ans jusqu'à ce que, en octobre 1801, les Britanniques les contraignent à évacuer le pays.

La puissance militaire des troupes françaises surpassait de très loin celle des troupes égyptiennes. L'armée de Napoléon jouissait d'une suprématie totale à tous égards, que ce soit la tactique, la stratégie, l'armement, les communications, le commandement hiérarchique, la discipline ou encore l'approvisionnement. Toutefois, le fossé entre les deux camps était bien plus grand encore sur le plan des conceptions politiques. Les Égyptiens considéraient toujours leurs ennemis comme des chrétiens et des adversaires religieux. La seule revendication de légitimité du pouvoir mamelouk au Caire était sa capacité à empêcher les kafirs d'entrer et à appliquer la charia.

En revanche, les forces françaises ignorèrent presque complètement la dimension religieuse du conflit. Napoléon ne se considérait pas comme un conquérant chrétien mais comme un ami de l'islam et des Égyptiens opprimés. À son arrivée en Égypte, il distribua un manifeste en arabe proclamant que les véritables ennemis des Égyptiens étaient les dirigeants mamelouks. Pour gagner le soutien populaire, il établit un style français de gouvernement local et dirigea le pays en tenant compte du bien-être des Égyptiens. De plus, alors qu'il se montrait peu bienveillant envers le christianisme, Napoléon avait pour l'islam de la sympathie et un certain intérêt. Une telle tolérance ne se limitait pas à la personne de Napoléon. Le baron J. F. Menou, qui prit le commandement des forces expéditionnaires françaises en juin 1800, se convertit à l'islam et devint plus connu sous le nom d'Abdulla Menou.

Sur la scène politique, les armées de Napoléon représentaient une force nouvelle, une armée populaire dirigée par des chefs qui disaient représenter leur peuple au service d'une idéologie politique. Le christianisme et l'islam n'avaient pas de résonance chez ces révolutionnaires qui se battaient pour la gloire de la France et pour la liberté, l'égalité et la fraternité. L'intérêt national et la ferveur idéologique comptaient bien plus que la religion. Si les forces égyptiennes avaient peu changé au cours des siècles en termes de capacités militaires ou de vision du monde, l'armée française s'était transformée sur les deux plans. Mais cette disparité des forces ne pouvait pas perdurer. Ayant vu ce dont les Européens étaient capables, les Egyptiens les imitèrent rapidement. Après l'invasion française, le premier musulman à diriger l'Égypte fut Mehmet Ali, un officier ottoman d'origine albanaise alors en garnison en Égypte. Témoin de l'occupation française, il comprit que les techniques modernes pouvaient renforcer son propre pouvoir. C'est dans cet esprit qu'il se lança dans un programme énergique destiné à porter les capacités militaires et économiques de l'Égypte au niveau de celles de l'Europe. Le recrutement, la formation militaire, les méthodes de drill, les tactiques et les structures de commandement furent entièrement copiés sur les Français, tout comme les relevés de terrain, la planification hydraulique, la lutte contre les maladies, l'industrialisation et la fiscalité. En envoyant des étudiants égyptiens en France et en employant des Européens en Égypte, Mehmet Ali se procura les dernières techniques à la pointe. Il parraina également d'autres innovations telles qu'une imprimerie arabe, une école de médecine et un journal gouvernemental.

Le Premier ministre français Guy Mollet.
Les changements amorcés par Mehmet Ali furent poursuivis par ses successeurs. Ces derniers firent des efforts concertés dans le but de s'initier aux méthodes européennes et de moderniser ainsi leur pays. Les effets s'en firent sentir en 1956, lorsque la France envahit l'Égypte pour la troisième et dernière fois. Cette attaque fut provoquée par deux événements : d'une part, la nationalisation du canal de Suez en juillet 1956 par le président égyptien, Gamal Abdul Nasser, à la grande consternation des actionnaires français et britanniques du canal ; d'autre part, l'invasion, à partir du 29 octobre, de la péninsule du Sinaï par les forces israéliennes dans le but de mettre fin aux attaques qui étaient lancées depuis cette zone. Le 5 novembre, des parachutistes franco-britanniques atterrirent dans la ville côtière de Port-Saïd, apparemment pour protéger le canal des effets des combats israélo-égyptiens mais en réalité de concert avec Israël. Le 7 novembre, les troupes françaises et britanniques avaient progressé jusqu'à Ismaïlia, à 50 km au sud de Port-Saïd. Comme en 1798, les défenses égyptiennes cédèrent mais cette fois, le gouvernement du Caire mobilisa le soutien international, particulièrement américain et soviétique, et contraignit les Européens à s'arrêter. Fin décembre 1956, l'ensemble des troupes étrangères avaient été évacuées. Une fois de plus, les Français avaient échoué.

En 1798, seule la Grande-Bretagne pouvait rivaliser avec la France. En 1956, l'une et l'autre échouèrent conjointement. L'Égypte, quant à elle, avait fait de grands progrès. En 1956, son gouvernement disait représenter la nation et s'abreuvait d'idéologies non religieuses de source occidentale, notamment le socialisme, le neutralisme, la démocratie et la justice sociale. Désormais dotée de dirigeants résolus à faire valoir les intérêts nationaux du pays, l'Égypte cessa d'être un terrain de jeu pour les étrangers. Lors de la guerre de Suez, l'hostilité sous-jacente entre chrétiens et musulmans demeurait présente mais elle n'était pas explicite, ni déterminante. Des deux côtés, les questions d'importance étaient les droits nationaux, l'économie et les relations avec les superpuissances.

En l'espace de sept cents ans, des événements similaires se produisirent à trois reprises. À chaque fois, la France envahit l'Égypte, remporta les premiers succès, pénétra à l'intérieur du pays, goûta la défaite, battit précipitamment en retraite et quitta le pays les mains vides. Mais derrière les similitudes entre les expéditions de Damiette, d'Alexandrie et de Port-Saïd, des changements fondamentaux se mirent en place dans les relations entre ces deux pays. En 1248, les Français et les Égyptiens considéraient leur confrontation en termes religieux. En 1798, les Français développèrent une puissance militaire et une approche idéologique de la politique qui stupéfièrent les Égyptiens. En 1956, les Égyptiens en avaient suffisamment appris sur les moyens modernes pour déjouer la politique des Français sur la scène internationale. Les trois invasions représentaient respectivement l'équilibre des forces, le déferlement européen et le rattrapage musulman. La défaite écrasante de 1798 et d'autres semblables ailleurs dans le Dar al-Islam obligèrent les musulmans à observer attentivement les Francs et à apprendre d'eux. Un siècle et demi plus tard, ils avaient partiellement réussi car, bien qu'encore inférieurs en puissance, ils avaient assimilé les idées européennes.

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