Les trois âges du mythe de la Nakba: une déconstruction.
Shmuel Trigano.
Au fur et à mesure que le temps passe, le Jour de la Nakba est devenu le rituel le plus performant du mythe palestinien, un mythe qui lui assure l’essentiel du soutien de l’Occident, un rite qui envenime la haine qu’il suscite dans le monde musulman.
Il réactive chaque année une opération d’écriture ou, en termes plus grossiers, un mensonge. Derrière l’exode des populations arabes de la Palestine mandataire, lors de la guerre de 1948, que le rite rappelle d’année en année, se cache en effet une guerre d’extermination lancée par plusieurs Etats arabes contre les Juifs dans le jeune Etat d’Israël. Les Palestiniens en étaient les alliés et une grande partie d’entre eux quittèrent les lieux pour voir de loin, en sécurité, le massacre annoncé des Juifs en faisant place nette aux armées arabes, dans l’attente de jouir de l’occasion de s’emparer de leurs biens après la victoire attendue de leur camp.
La défaite de leurs armées et l’échec de leur politique, qui avait refusé le partage de la Palestine mandataire, se voient ainsi, avec la « Nakba », réécrits sous la forme stupéfiante d’une injustice congénitale dont ils seraient les victimes, attachée à l’existence même d’Israël qui, pour se constituer, aurait dépossédé de sa terre un peuple innocent afin de prendre sa place. D’agresseurs les Palestiniens deviennent des victimes. Et l’extermination d’autrui devient pitié et compassion pour soi même.
Cette image simpliste, du plus pur style idéologique, est devenue le cadre décisif de l’antisionisme dont d’aucuns justifient l’existence au nom du « péché originel d’Israël », un terme quasi théologique. Cette justification, réputée objective et morale, contribue à faire de l’ »antisionisme » une nouvelle version de l’antisémitisme. La peinture de la nature supposée de l’Etat juif est du même acabit que celle du « Juif Suss », que la propagande nazie avait produite pour accentuer la haine des Juifs et la justification morale et émotionnelle du traitement que le nazisme leur faisait subir.
Histoire de la « Palestine »
Arrêtons nous un instant sur les bases concrètes des notions évoquées. La thèse du « remplacement » de la Palestine par Israël, des Palestiniens par les Juifs sur le territoire de la « Palestine » implique une géographie symbolique. La Palestine mandataire, cadre dans lequel cette histoire se déroule, est une catégorie politique produite par la Société des Nations pour fonder dans le droit international le pouvoir colonial britannique sur cette région en lui assignant pour mission la création d’un « foyer national juif ». Avant le mandat britannique, il y avait l’empire ottoman et la « Palestine » ne constituait pas alors une entité géographique et politique[1]. La population qui s’y trouve n’est pas, par ailleurs, toute « indigène »: à la fin du XIX° siècle des Arabes de tous les pays de l’empire ottoman y immigrent attirés par le bassin économique créé par les Juifs, qui, tout au long de l’histoire de leur dispersion, sont revenus par vagues sur leur terre ancestrale. Autant Arafat que Edward Saïd, par exemple, ne sont pas des Palestiniens mais des Egyptiens, quoique arabes et musulmans (en fait le critère objectif de définition comme « palestiniens »). Avant l’empire ottoman, il n’y avait pas plus de « Palestiniens » qu’à sa fin, mais uniquement l’Empire arabe du 7ème siècle, né lui même d’une invasion du territoire par les armées du djihad venues d’Arabie. Avant l’Empire arabe, on trouve l’empire byzantin chrétien, hétritier de la domination de l’empire romain. Les Arabes sont alors des envahisseurs qui imposent la soumission ou la conversion aux populations autochtones, chrétiennes et juives. C’est avant l’empire romain puis byzantin qu’on trouve une entité territoriale plus ou moins autonome, un royaume juif, celui du deuxième Etat juif. L’empereur Hadrien, après la destruction du Temple par les armées romaines, pour effacer le souvenir du peuple juif, renomma le pays du nom des ennemis historiques des Hébreux, les Philistins. Palestine (« Falastine » en arabe) est une transcription dans la langue arabe du terme romain de « philistins », des peuplades venues des îles grecques qui avaient envahi la côte méditerranéenne du sud d’Israël. Il est bon de savoir que le radical du mot philistin (en hébreu) signifie « envahir ». « Palestinien » est de la déclinaison de « philistin »… La thèse de l’ »indigénat » d’un peuple palestinien prend dans une telle perspective beaucoup de facilités avec l’histoire. Il faudrait savoir à partir de quelle date dans l’histoire un peuple se compte comme « indigène » (« né du territoire »). Il y a toujours quelqu’un avant! Pour les « Palestiniens » l’essentiel ne se joue pas au niveau d’une géographie « nationale », destinée en fait uniquement à la galerie de l’anti-colonialisme européen, mais au niveau du critère de la religion musulmane dans son rapport aux Juifs et au judaïsme, dont l’existence même est réputée « illégitime » si elle ne se soumet pas à la domination des musulmans (la Shariya), légitime propriétaire de toutes les terres émergées de la planète dès lors que le premier homme est réputé avoir été musulman. La charte originelle de l’OLP comme le projet de constitution d’un « Etat » de Palestines sont très clairs à ce niveau, sur la centralité de « la nation arabe » et de la « Oumma « comme critère de la légitimité palestinienne en Palestine, comme le fut la politique du mouvement nationaliste arabe, dès les origines sous la houlette du Mufti de Jérusalem, son chef de file, et notamment durant l’épisode nazi quand l’Allemagne proposa aux nationalistes arabes de les soutenir contre les Alliés, pouvoirs coloniaux.
Ce n’est pas seulement la défaite du projet arabe d’extermination des populations juives qui se voit escamotée et transubstanciée, sublimée dans le mythe de la Nakba. C’est aussi une reconfiguration de la géographie de la Palestine mandataire qui est mise en œuvre dans la finalité d’essentialiser politiquement et théologiquement le territoire en question. Elle essentialise les Palestiiens comme une population attachée à la terre de toute éternité de sorte à mettre en place le décor simplifié d’une population autochtone face à une population juive réputée « étrangère » (« européenne », « coloniale », etc).
Le deuxième âge du mythe de la Nakba
Cette opération d’écriture installera la géographie politique d’après la guerre des 6 jours, une guerre, rappelons-le, provoquée par les mêmes Etats arabes qui avaient lancé la guerre de 1948, cette fois ci aidés par les actes de terreur de l’OLP contre les civils israéliens. C’est l’OLP, dans cette période, qui a inventé le terrorisme islamique moderne, dont les détournements d’avion étaient l’instrument le plus spectaculaire, annonciateur de la destruction des tours jumelles de New York. C’est alors, après 1967, que les Arabes de Palestine surgissent sur la scène en tant que « Palestiniens ». Rappelons en effet que tout au long du mandat britannique ce sont les Juifs qui sont qualifiés de « Palestiniens ». C’est après la victoire de l’Etat d’Israel contre ses ennemis en 1967 qu’ils deviennent des « Israéliens », tandis que les Arabes de Palestine – nullement une entité « nationale » « palestinienne » auparavant mais des membres de « la nation arabe » (voir sur ce point la charte de l’OLP), deviennent des « Palestiniens », dont l’histoire remonterait dans le mythe jusqu’aux Cananéens de la Bible (et Jésus n’était-il pas « palestinien »?).
Ce qui se produit en 1967, après donc la deuxième défaite arabe, c’est la mutation du mythe de la Nakba: les Arabes de Palestine remontent sur la scène en tant que peuple colonisé dans les territoires conquis par Israel, devenus à ce moment précis la « Cisjordanie », un terme tout à fait inédit. De « terroristes » ils deviennent des « résistants » confrontés à un pouvoir colonial qui occupe leur territoire où ils habitent de toute éternité.
Cette mutation vise à servir les présupposés de l’anticolonialisme en conférant une deuxième touche de légitimité à l’action de l’OLP (en plus de la légitimité supposée découler de l’exode palestinien). Le bénéfice international est alors double. L’OLP, dans la forme, ne contesterait ainsi plus l’existence d’Israel (ce qui serait (dans le meilleur des cas!) jugé attentatoire aux « droits de l’homme »[2]) mais seulement sa domination sur la « Cisjordanie », les seuls territoires qu’ »occuperait » Israël, (ce qui blanchirait en retour son existence dans les autres territoires et accréditerait l’idée qu’en « rendant » (?)[3] ces territoires, il obtiendrait enfin la reconnaissance.
Ce coup de bluff fut entièrement suggéré et instrumentalisé à l’origine par l’URSS qui utilisait l’anticolonialisme pour pousser ses pions dans le Tiers monde contre le monde libre. N’oublions pas la résolution de l’ONU qu’elle inspira en 1975, « Sionisme = racisme », n’oublions pas le témoignage de l’ex-espion communiste Ron Pacepa sur l’impulsion soviétique donnée, via la Roumanie de Ceaucescu, dès le début des années 1960 à la cause palestinienne pour l’aligner sur la lutte « anticoloniale »…
Cette nouvelle version du mythe s’inscrivait alors en effet dans l’idéologie de la gauche occidentale (les « idiots utiles » à l’influence sociétique, selon l’expression de Lénine) et elle gagna surtout la gauche israélienne, engendrant une foi, non fondée, sur la perspective de la « paix » contre les « territoires » (une équation typiquement islamique dans le droit du Djihad[4]). Il est à remarquer qu’après l’Union Soviétique, cette version est devenue la doctrine de l’Union Européenne, ce que confirme dans l’arène internationale ses votes systématiquement pro-palestiniens. De la même façon que l’URSS avait engendré le vote de la résolution scélérate sur le sionisme, déligitimation essentialiste de l’existence d’Israël, l’Europe, France en tête, a voté aux côtés de la « Palestine » une série de résolutions de l’UNESCO promouvant une déligitimation historique systématique de l’Etat d’Israël et du peuple juif dans son histoire millénaire en Eretz Israël.
C’est dans cette direction (« anticolonialiste) que la nouvelle version du mythe inspira une nouvelle réécriture de l’histoire. En effet, les « territoires contestés » avaient connu après 1948 une occupation et une double annexation, jordanienne (Cisjordanie) et égyptienne (à Gaza). Ces deux occupations furent, objectivement, considérées comme légitimes par le système international qui n’en fit pas une affaire et par le supposé « peuple palestinien » qui ne se rebella pas et trouva normal d’être occupé par ces Etats arabes. Tout simplement parce qu’il n’avait aucune mémoire « nationale » mais arabo-musulmane[5] qui le poussait à se prendre (notamment l’OLP) pour le fer de lance de la « nation arabe », puis de la « oumma » contre l’ »impérialisme » occidental.
Mais le « morceau » le plus important de cette falsification, fut la catégorie de « territoires occupés » de « Cisjordanie ». Faisons déjà le clair sur la terminologie et la réalité politiques. La Jordanie, avant son entrée en guerre en 1948, s’appelait la Transjordanie: un Etat illégitime et illégal sur le plan du droit international, dans son fondement même car il fut détaché du mandat, sur la Palestine pour récompenser la dynastie hachémite, alliée de l’empire britannique, alors que dernier, la puissance mandataire, n’avait aucun droit de le faire. Le territoire fut soustrait à la Palestine du mandat et donc au partage entre un « Etat juif » et un « Etat arabe » (résolution du 29 novembre 1947 prônant la partition, refusée par les Arabes). En réalité, et, très objectivement, la Jordanie fut l’Etat arabe qui devait être créé lors du partage. Il y a objectivement déjà et aujourd’hui même un Etat arabe dans le territoire juridique de la Palestine mandataire. Le problème est qu’il a été donné à un pouvoir non palestinien alors que la majorité de sa population est palestinienne (75%). Cette réalité se dévoila dans un épisode de grande violence inter-« musulmane » (car les Bédouins de la dynastie hashémite se distinguent ethniquement des autres Arabes) (1970-1971), qualifié de « septembre noir », qui vit une révolte et un projet de coup d’Etat des Palestiniens contre le pouvoir hashémite réprimés dans le sang et la violence, avec plusieurs milliers de morts civils palestiniens (sans « scandale » international). Le roi Hussein expulsa par la force l’OLP de Yasser Arafat qui se réfugia au Liban où le même projet de coup d’Etat palestinien se reproduisit plus tard engendrant une guerre civile terrible. Jusqu’à ce que l’OLP et son chef soit exfiltrés par la France (!) vers Tunis, comme si la France (mitterandienne) souhaitait entretenir le conflit du Moyen Orient.
En 1948, cet Etat prédateur qu’est la Jordanie, en guerre contre le nouvel Etat juif, envahit des territoires qui, historiquement, se nomment la Judée et la Samarie et les annexent. Du coup, une nouvelle entité est inventée « la Jordanie », unification de « la Cisjordanie »et de l’ex « Transjordanie » (trans: au delà du Jourdain, cis: de l’autre côté du Jourdain). On ne fit jamais grief à la Jordanie d’avoir occupé un territoire illégalement, mais on ne peut accuser Israël d’ »occuper » un territoire déjà occupé et qui auparavant avait été sorti du territoire de l’Etat arabe palestinien (la Jordanie) et qui, auparavant avait été refusé, dans le partage de la Palestine mandataire, par les Arabes qui n’étaient pas encore « palestiniens ».
Ainsi, s’est installée l’essentialisation du « peuple palestinien », comme peuple autochtone dont la Cisjordanie serait le territoire. La Gauche occidentale et israélienne adoptèrent ce subterfuge et le confirmèrent en accusant Israël de colonialisme et en exigeant qu’il se retire des »territoires occupés », en voulant ignorer que c’est , en fait, toute la Palestine mandataire qui est condidérée par l’OLP comme « occupée »[6] (ce qui la crédita d’une position réputée « morale » et « légale » puisque cela supposait, implicitement, que l’Israël d’avant 1967, lui, serait légitime). Le projet d’extermination des Juifs et de destruction de l’Etat, toujours le même comme tout nous le prouve sous l’Autorité Palestinienne, fut ainsi labellisé comme « résistance ».
On peut d’ailleurs être sûrs que, si un Etat était créé un jour en « Cisjordanie », l’irrédentisme qu’il excitera électrisera les Palestiniens de toutes parts, qui renverseront le Royaume jordanien et provoqueront, dans une deuxième étape, un soulèvement parmi les Arabes israéliens. Ces trois corps de population chercheront irrésistiblement à se réunir. Je laisse ici de côté le cas de Gaza dont on se demande ce que serait son destin parce qu’il est coupé de la Cisjordanie par le territoire israélien: le couloir de Gaza comme hier de « Dantzig », cause de guerre mondiale? En fait le « peuple palestinien », née de l’opération de propagande communiste, a vocation à dominer toute la Palestine mandataire.
Le troisème âge du mythe
On voit la complexité du nœud de représentations qui se noue autour de ce rite de la Nakba. Il ne manipule pas seulement des données géographiques et politiques mais aussi et surtout des données émotionnelles, susceptibles de toucher l’Occident en son cœur. Car ce mythe est avant tout à destination de l’Occident. Le terme lui même de « Nakba » est une traduction évidente de « Shoah » (catastrophe) et il est évident que sa finalité est de se nourrir de son impact émotionnel, en accusant les victimes d’être devenues des bourreaux, de sorte que les nouvelles « victimes » palestiniennes deviennent les tenants lieu des victimes du nazisme, les usufruitiers de la mémoire de la Shoah. C’est exactement la formule forgée par Edward Saïd: « les Palestiniens sont les victimes des victimes » (ces derniers deviennent donc des bourreaux).
L’accusation de nazisme et racisme israéliens se rajoute alors à l’accusation de colonialisme, deux accusations qui n’en forment en fait qu’une, en impliquant implicitement une troisième, à savoir que les Israéliens (dont la seule légitimité serait liée à la Shoah) sont des « Occidentaux » et donc des étrangers à la région, ce qui renforcerait doublement leur caractère « colonial ». Poussant plus loin la falsification, les Palestiniens prétendent justement décider (en bons héritiers du statut discriminatoire des non musulmans dans la Sharia), de ce que sont les Juifs, à savoir une religion et pas une nation, ni un peuple et donc sans droit à un Etat ni à l’autodétermination. Tous ces éléments fondent ainsi l’accusation d’apartheid, en rappel de l’Afrique du sud, de crime contre l’humanité, au même titre que le nazisme.
En manipulant la sensibilité et le sentiment de culpabilité de l’Occident, les Palestiniens, non seulement s’inscrivent dans la concurrence des victimes mais offrent aussi aux Occidentaux un moyen de réagir avec retard au nazisme exterminateur des Juifs et de se libérer de leur culpabilité. Ils fustigent leurs descendants en les accusant d’être coupables des mêmes turpitudes que les nazis et les peuples européens de cette époque. D’une pierre, deux coups: l’Europe nazie est en effet l’Europe coloniale…. Honorer la mémoire de la Shoah devient ainsi, dans cette manipulation, l’occasion de condamner le racisme – l’apartheid- israélien envers les Palestiniens et d’accuser le colonialisme (donc l’Occident) d’être de la même essence que le nazisme, ce qui fait des ex-colonisés les héritiers de la mémoire de la Shoah dans leur revendication envers l’Occident. C’est ce tour de passe passe qui est à l’œuvre dans les idéologies de « postcolonialisme » et de « décolonialisme »[7]… Quand Macron fustige à Alger « le crime contre l’humanité » de la France coloniale, c’est bien cette orientation qu’il sert.
C’est le troisième âge du mythe. En effet, ce n’est plus le colonialisme (deuxième âge) qui est la cible de la » Gauche » mais l’atteinte aux droits de l’homme, le racisme… Le premier âge posait l’argument de l’injustice historique dont les Palestiniens auraient été les victimes avec la création de l’Etat juif: un peuple innocent, dont la culture, de surcroît, aurait été de tout temps hospitalière pour les Juifs, chassé de sa terre par des intrus qui l’aurait reçue des mains d’une Europe coupable, pour compenser le massacre des Juifs qu’elle a perpétré et qui se défausserait ainsi sur les Palestiniens pour se laver de sa responsabilité. Telle est la doctrine du « péché originel » sur quoi repose tout cet échafaudage idéologique.
Rajoutons, à cette manipulation théorique qui consacre la victimitude des Palestiniens, une dimension, plus subliminale, dans la politique de la Nakba menée à destination de l’Occident: la dimension theologico-politique. Il y a effectivement parmi les Arabes de Palestine des chrétiens (il y avait…). Dès le départ, ils sont devenus, en nombre, des « représentants » des Palestiniens dans le contact avec l’Occident. Le Centre Sabeel soutenu par l’Eglise luthérienne américaine, notamment, a réélaboré une version de la théologie paulinienne de la substitution dont le modèle essentiel est celui du dédoublement du nom d’Israël en deux entités: juive d’un côté, non juive de l’autre (le « nouvel Israël »), cette dernière ayant vocation à se substituer à la première, comme le bon au mauvais. On voit très bien la perspective qui en découle pour gérer l’idée qu’en Palestine, il y aurait deux peuples pour une seule terre et un seul peuple légitime à l’habiter: le « nouvel Israël » palestinien. Une réécriture des péripéties de la « sainte famille » est ainsi mise en œuvre qui campe « Jésus le Palestinien », la persécution d’Hérode, la fuite en Egypte, etc, apte à toucher la sensibilité chrétienne dont l’aggiornamento concernant les Juifs fut récent mais qui n’a pas concerné la nouvelle donne israélienne. C’est là que s’est niché à nouveau le résidu antijudaïque de la doctrine chrétienne, d’autant plus dans les milieux chrétiens qui se veulent « progressistes ». Les « catho de gauche » (« progressistes ») sont ainsi devenu un milieu propice à l’antisionisme (paulinien, après l’heure).
Là aussi, les Palestiniens offrent aux Occidentaux de quoi soulager « moralement » leur conscience aux dépens d’Israël, tout en se disant opposés à l’antisémitsme et à l’antisionisme, voire philosémites… Les pélérinages chrétiens en « Terre sainte » sont une vivante illustration de cette perspective. A part l’aéroport Ben Gourion par lequel ils arrivent, les pélerins, en groupes, ne visitent rien d’Israël et résident quasi uniquement dans « les territoires occupés »: ils ne veulent rien connaître dans la perspective de leur croyance du nouvel Israël comme Etat juif. Exception faite bien sûr des chrétiens du Nouveau monde, les évangélistes.
Le refoulé absolu
Dans ce tableau complexe, un élément historique capital est universellement absent: à lui seul, il est une vivante contestation de la manipulation palestinienne. Si 600 000 Palestiniens environ ont connu l’exode vers les Etats arabes (qui avaient déclaré la guerre à Israël), partis ou chassés (en temps de guerre!), environ 900 000 Juifs ont été chassés, spoliés, violentés, poussés au départ dans 11 pays musulmans. Ils n’ont pas moins de droits que les Palestiniens parce qu’ils sont Juifs. Ils faisaient partie des peuple autochtones lors de l’invasion islamique du 7 ème siècle et ont été transformés en étrangers dans les pays où ils habitaient. Leur départ et l’ébranlement de leur condition ne date pas de la création de l’Etat d’Israël mais de bien avant, depuis le début du XIX° siècle quand les peuple dominés de l’islam (Grecs, Arméniens, Chrétiens du Liban, etc) ont commencé à cultiver des projets de libération nationale dans l’empire ottoman déclinant, qui finirent dans le sang, sauf pour les Grecs qui gagnèrent leur indépendance dès 1827 dans les Balkans sous domination ottomane. Le sionisme s’inscrit dans cette mouvance, bien avant la création de l’Etat et déjà dans le monde sépharade où le rabbin Yehuda Alkalay de Sarajevo, dans les Balkans qui s’émancipaient des Turcs, fut l’inventeur du projet sioniste, avant Herzl.
Cette histoire est restée le grand secret du récit israélien et bien sûr l’occultation majeure du récit palestinien car il ne peut prétendre que les Israéliens sont des étrangers venus d’Europe, du fait d’un massacre européen. Non, les sépharades, majorité dès les années 1950 de la population israélienne, viennent du même monde que les Palestiniens en vertu d’une persécution[8] menée par les Etats arabo-musulmans eux mêmes et dont les Palestiniens furent les complices actifs depuis les pogromes de 1929 en Palestine mandataire et sous la houlette du Mufti de Jerusalem, autant dans le monde arabo-musulman (en tant que chef de file du nationalisme arabe (et pas « palestinien ») que dans le monde européen, où, dignitaire nazi et fondateur d’un corps de SS musulmans dans les Balkans , il agit activement pour l’extermination des Juifs d’Europe, préparant activement celle des Juifs d’Orient, ce qui échoua du fait de la défaite nazie d’El Alamein en Egypte. Les plans étaient prêts pour la construction de fours crématoires dans la vallée de Dotan en Samarie.
Cette occultation majeure, le « refoulé » du conflit du Moyen Orient, pose une question qui reste sans réponse: pourquoi le leadership israélien a-t-il banni cette histoire du corpus de légitimité de l’Etat d’Israël? Qu’est ce que cela révèle de son rapport à sa propre légitimité? La question des Juifs des pays arabes et musulmans est comme pour les Juifs d’Europe une question politique et nationale et pas uniquement victimaire. Pourquoi le leadership israélien a-t-il exclu de la définition de la nation israélienne cette population et cette histoire? Est-ce pour préserver le caractère absolument victimaire que la Shoah donnait à son existence? Et donc son caractère non politique qui impliquerait qu’Israël n’est pas un Etat souverain sui generis, pourtant condition de toute souveraineté? Car l’histoire de la liquidation des Juifs du monde arabo-musulman confère un sens historique, politique, régional, national, interne au monde arabo- musulman à l’histoire de ces Juifs qui sont devenus la majorité de l’Etat d’Israël et qui donc sont les véritables « interlocuteurs » des Palestiniens sur la plan de la controverse sur le « péché originel ». Eux aussi ont la clef de leur maison dont ils ont été chassés, eux aussi, ont été spoliés et infiniment plus que les Palestiniens! L’argument des Palestiniens contre Israël ne les impressionnent pas. Bien plus, il durcit leur revendication morale autant que politique, nationale, et financière. Ceux qui se voient accusés de colonialisme et de racisme, de « péché originel », sont ceux là même que le monde arabo musulman, avec la complicité des Palestiniens, a discriminés, persécutés, chassés de leurs foyers et qui ont retrouvé en Israël une occasion de se relever[9].
C’est là une question fondamentale qui est posée à la « gauche » du monde juif et spécifiquement israélienne. Je n’aborde pas ici la question posée à l’Occident (où la Nakba est devenue le certificat victimaire et « moral » de l’antisionisme occidental et de l’islamisme militant, le cheval de Troie moral de l’intervention politique dans les démocraties ) et aux Arabes eux-mêmes (quoiqu’elle commence à être posée, semble-t-il, dans les pays du Golfe)…
L’occultation de ce ce que je propose d’appeler « la liquidation » du monde sépharade, Hissoul – autre que Shoah et Nakba, deux termes originaux conservés en langue étrangère pour conférer à ce qu’ils désignent un caractère mystérieux et impensable – est ainsi l’objet d’un refoulement, d’une cécité structurelle. Le récit du Hissoul remet en effet en cause l’interprétation exclusivement victimaire de la Shoah, celle que privilégie l’Union Européenne, de même qu’il jette à bas le mythe de la Nakba, sans compter qu’il sape le présupposé moral du postcolonialisme, usufruit tardif des deux versions réunies, retournées contre Israël bien sûr mais surtout contre l’Occident post-colonial. Il ébranle l’innocence de principe du monde arabo-musulman (notamment palestinien) et des ex-colonisés (à commencer du fait de l’épuration ethnique qu’a constitué pour les nouveaux Etats nationaux arabes l’expulsion et la persécution de tous leurs Juifs, au lendemain de la décolonisation). Il ébranle l’interprétation non politique mais victimaire de la mémoire de la Shoah, source, implicite, de l’accusation d’Israël (racisme, apartheid, nazisme) en son nom.
Quels univers complexes se cachent derrière les mots!
* Sur la base d’une chronique sur Radio J le Vendredi 24 mai 2019 et sur Menora.info
[1] Le Mandat est muet sur une éventuelle »Palestine » qui ne serait pas le « Foyer national juif » qualifié, lui, de « palestinien ». L’article 2 du Mandat ne se soucie que de l’égalité des droits de toutes les populations de la Palestine, sans tenir compte de la race ou de la religion
[2] Cependant les « droits de l’hommistes », les progressistes (!) estiment que cet Etat doit disparaître englouti par la « Palestine ».
[3] Il n’y a en fait aucune « remise » possible des territoires car ils étaient toujours sous la domination d’empires, musulman puis occidentaux . Ces empires n’existent plus. Il n’y a jamais eu, par ailleurs, d’entité palestinienne. Ici aussi le mensonge court.
[4] En vertu duquel les populations vaincues qui ne veulent pas devenir musulmanes se voient annuler leur propriété sur la terre et de propriétaires deviennent des métayers soumis la taxe du kharadj à l’occupant islamique.
[5] Cela est tout à fait vérifiable dans la charte palestinienne, les déclarations palestiniennes et jusqu’au projet de constitution d’un futur Etat
[6] Il y en a d’innombrables exemples jusquq’à ce jour
[7] Promues localement par les « idiots utiles » du « progressisme » contemporain
[8] Cf. S. Trigano, La fin du judaïsme en terre d’Islam, Denoël 2009.
[9] Une chance que les Etats arabes responsables de la guerre et de la défaite de 1948 n’ont pas concédée aux réfugiés palestiniens de 1948, en les assignant à des camps plutôt qu’en les intégrant. La comparaison entre réfugiés juifs (du monde arabe) et réfugiés palestiniens est tout à fait fondée. Les deux populations sont originaires du même monde (les successeurs de l’empire ottoman). Il n’y avait alors aucune Etat, ni palestinien ni juif alors. Les Etats arabes eux mêmes étaient très récents. Ces deux populations sont donc comparables, de même statut. Les Juifs du monde arabo-musulman se réfugiant en Israël sont en processus d’autodétermination par rapport à un univers politique qui s’avèra incapable de leur reconnaître une citoyenneté et l’égalité dans les nouveaux Etats arabes. L’échange de populations s’inscrit dans une époque où il fut un phénomène majeur de la vie internationale, après la défaite nazie, sans oublier les échanges massifs de populations entre Grecs et Turcs, Indiens et Pakistanais, etc. Il n’y a pas de « droit au retour » pour ces populations et leur condition de « réfugiés » n’est pas héritable comme dans la doctrine palestinienne.