Ce que s’abstenir veut dire
Depuis quinze ans, l’élection du Parlement européen ne mobilise qu’une minorité d’électeurs. La montée de l’abstention est devenue un phénomène marquant de la vie démocratique française. On l’observe en particulier au sein de l’électorat traditionnel de la gauche, découragé par les politiques gouvernementales.
par Céline Braconnier & Jean-Yves Dormagen
En France, les dernières élections municipales, les 23 et 30 mars 2014, ont suscité un déluge de commentaires sur la montée de l’extrême droite. Certains sont allés jusqu’à y voir un quasi-plébiscite local en faveur du Front national (FN). Ce flot de déclarations, d’articles et de reportages télévisés contraste avec ce qui constitue la donnée majeure du scrutin, et plus généralement de tous les scrutins depuis trente ans : le taux record d’abstention, dont l’étude précise conduit à nuancer les analyses produites à chaud.
Si la progression du FN par rapport aux municipales de 2008 est incontestable, elle n’en demeure pas moins contenue. Dans les quatre cent quinze villes de plus de dix mille habitants où il présentait des listes, le parti d’extrême droite a obtenu un pourcentage des suffrages exprimés inférieur à celui de Mme Marine Le Pen à la présidentielle de 2012. Rapportée au total des inscrits, la « poussée frontiste » dans ces villes s’avère encore plus relative : alors que Mme Le Pen avait conquis 12 % des inscrits au premier tour de 2012, le FN n’en a réuni que 8 % au premier tour des dernières municipales.
Même chose s’agissant de la « vague bleue ». La droite a certes remporté cent soixante-deux communes de plus de dix mille habitants, soit l’un de ses plus grands succès sous la Ve République. Mais une autre donnée est passée largement inaperçue : dans ces villes, les listes de droite — même si l’on y inclut le Mouvement démocrate (Modem) — ont mobilisé moins d’électeurs en 2014 qu’en 2008 (1), alors même que la droite parlementaire avait obtenu un très mauvais résultat lors de ce dernier scrutin. Ce paradoxe apparent s’explique en partie par les caractéristiques de l’abstention. Légèrement affaiblie, la droite s’est imposée en 2014 grâce à la démobilisation encore plus massive des votants de gauche.
Depuis près de trente ans, à chaque consultation, l’abstention bat un nouveau record. Seule la présidentielle échappe — pour l’instant — à cette loi d’airain. Lors des municipales de 1983, 20,3 % des inscrits s’étaient abstenus au second tour ; en mars dernier, ils étaient 37,8 %.
Si l’on ajoute les personnes qui ne sont pas inscrites sur les listes (7 % de la population qui pourrait l’être), le non-vote avoisine les 50 % lors des scrutins européens, régionaux, cantonaux, et même législatifs et municipaux. Cette crise de la participation, en passe de devenir le fait majeur des élections en France, est encore plus frappante dans les communes urbaines, où les votants sont d’ores et déjà minoritaires : au premier tour des municipales de 2014, la participation n’a été que de 56,5 % dans les neuf cent quatre-vingts villes de plus de dix mille habitants. Et elle a même chuté à 53,8 % dans les villes de plus de cent mille habitants. Si l’on comptabilise la non-inscription, les conseils municipaux des plus grandes villes ont été désignés par une minorité de citoyens en âge et en droit de voter.
Le problème s’avère d’autant plus sérieux que cette minorité votante n’est pas représentative, socialement et politiquement, du corps électoral dans son ensemble. Avec cette conséquence que l’abstention modifie substantiellement le résultat des élections.
Ne pas voter obéit en effet à de forts déterminismes sociaux, constants dans le temps. Tout d’abord, l’âge — en particulier lors des scrutins locaux. Contrairement aux jeunes, les seniors demeurent très mobilisés. La comparaison des taux de participation par tranches d’âge établie par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) (2) révèle des écarts d’une amplitude considérable : seuls 41,2 % des 18-24 ans se sont rendus aux urnes aux municipales de 2008, contre 80,2 % des 50-64 ans. En proportion, les seniors votent donc presque deux fois plus que les jeunes.
Du fait de l’abstention, on constate également une surreprésentation des catégories les moins affectées par la précarité et l’instabilité professionnelle. En 2008, un écart d’une vingtaine de points séparait la participation des fonctionnaires ou des indépendants de celle des intérimaires et, dans une moindre mesure, des chômeurs.
Ces déterminants générationnels et sociaux trouvent leur prolongement dans de fortes inégalités territoriales de participation. Avec leur population jeune et défavorisée, les quartiers de grands ensembles et d’habitat social connaissent ainsi une non-participation (non-inscription et abstention) qui peut atteindre des proportions impressionnantes. Dans l’est de Saint-Denis, parmi les douze bâtiments qui forment la cité des Cosmonautes, le non-vote est depuis longtemps majoritaire. Aux dernières municipales, il concernait deux tiers des citoyens.
Plus jeunes, moins diplômés, plus affectés que la moyenne par le chômage, les habitants interrogent l’utilité d’un geste qui ne conduit pas à améliorer leurs conditions d’existence. Et rien, ici, ne vient plus contrebalancer cette désaffection massive. Ni section de parti, ni association civique, ni même présence d’élus locaux qui résideraient encore dans le quartier : les Cosmonautes sont devenus, au cours des deux dernières décennies, un désert politique. Les campagnes de porte-à-porte menées à quelques jours du scrutin par les deux partis de gauche en mesure de remporter l’élection n’ont pas suffi à enrayer cette tendance lourde.
Les territoires où la participation a été la plus faible au premier tour de 2014 sont à l’image de ce quartier. Ils dessinent une France des grands ensembles, de l’immigration et de la précarité au sein de laquelle la ségrégation sociale et ethnique produit une ségrégation électorale. Villiers-le-Bel (où l’abstention atteignait 62,2 %), Vaulx-en-Velin (62,1 %), Evry (61,3 %), Stains (61 %), Clichy-sous-Bois (60,2 %) et Bobigny (59,4 %) — cinq banlieues de Paris et une de Lyon — comptent parmi les dix villes les plus abstentionnistes de France.
Fief historique du Parti communiste, Bobigny, comme cela a beaucoup été souligné, est passé à l’Union des démocrates et indépendants (UDI, centre droit). Mais on a moins dit que la liste victorieuse avait été désignée par seulement 26,4 % des inscrits et 12,3 % de la population résidant dans la commune. La forte proportion d’étrangers privés du droit de vote et la jeunesse de la population — environ 45 % des habitants ont moins de 30 ans — fournissent une part de l’explication ; l’ampleur du désenchantement à l’égard de la politique, une autre.
Le système électoral français, l’un des plus contraignants du monde, aggrave les inégalités de participation. Comme aux Etats-Unis, la procédure d’inscription sur les listes constitue en effet un puissant facteur d’autoexclusion : elle nécessite une démarche spécifique (dont seuls sont exemptés les jeunes de 18 ans), alors que, dans la plupart des démocraties, elle est automatique ; il faut la renouveler après chaque déménagement, s’inscrire l’année précédant le scrutin, etc. Tout cela pénalise les populations les plus mobiles et génère un phénomène de « malinscription ».
Les recherches que nous conduisons actuellement avec l’Insee ont permis d’établir que six millions d’électeurs (soit environ 15 % des inscrits), surtout parmi les plus jeunes, ne résidaient plus à l’adresse où ils étaient censés voter. Dans de grandes villes universitaires comme Toulouse ou Montpellier, les 18-24 ans représentent plus de 20 % de la population, mais moins de 7 % des inscrits. Ne pouvant pas voter à proximité immédiate de leur domicile, les étudiants participent peu aux scrutins locaux. Comme c’est également le cas des moins diplômés, les jeunes sont, dans leur ensemble, largement absents des urnes. Certes, la réforme des procédures ne suffirait pas à résoudre le problème de la participation électorale ; mais l’accumulation des records d’abstention interroge la pérennité d’un système inadapté à une société de plus en plus mobile.
Quelles sont les forces politiques les plus pénalisées par la progression de l’abstention ? Difficile de l’établir. Les sondages en la matière sont peu fiables, car les personnes interrogées ont tendance à surdéclarer leur participation : même quand l’abstention frôle les 40 % — comme lors des dernières municipales —, 80 % des sondés se déclarent invariablement « certains d’aller voter »... De plus, les votants effectifs, qu’on imagine davantage enclins que les autres à répondre à des enquêtes sur le sujet, sont probablement surreprésentés dans les échantillons dits représentatifs.
Ce qui complique encore l’analyse, ce sont les transformations de la sociologie des électorats depuis les années 1970. Si la gauche dépendait encore principalement des voix des ouvriers, voire des milieux populaires, elle serait la plus affectée par l’abstention sociologique. Mais les conglomérats électoraux sur lesquels s’appuient les familles politiques se sont diversifiés. La droite et le FN réunissent aujourd’hui une part significative des fractions votantes des milieux populaires ; la gauche, particulièrement le Parti socialiste (PS), est désormais bien implantée chez les 50-64 ans, dont on a vu qu’ils votaient beaucoup, mais aussi chez une fraction des cadres (en particulier du public) et chez les diplômés.
Si l’on en croit la manière dont les sondages décrivent son électorat, il se pourrait que le FN soit le plus concerné par l’abstention sociologique. Plus jeunes, issus de milieux plus populaires et moins diplômés que la moyenne, ses partisans présentent un fort potentiel abstentionniste. Contrairement à un préjugé largement répandu, le FN réalise d’ailleurs ses meilleurs résultats lors des scrutins les plus mobilisateurs, en particulier l’élection présidentielle.
En définitive, les effets de l’abstention dépendent surtout du contexte politique. Les dernières élections municipales ont ainsi été marquées par une importante « abstention différentielle » au détriment de la gauche. Au second tour, l’abstention dans les villes de plus de dix mille habitants ayant voté à plus de 60 % pour M. François Hollande en 2012 est de cinq points supérieure à son niveau dans les villes qui avaient majoritairement donné leurs voix à M. Nicolas Sarkozy. De tels écarts permettent de comprendre la débâcle du PS. Le léger surcroît de mobilisation enregistré entre les deux tours dans les villes de plus de dix mille habitants a donc d’abord profité à la droite, dont l’électorat a crû de 14 %, alors que celui de la gauche n’augmentait que de 3,5 %. La hausse de l’abstention modifie la nature des campagnes : le but a longtemps été de persuader les électeurs « médians », « hésitants », « modérés » ou « stratèges » ; désormais, il est devenu prioritaire de mobiliser son propre camp.
Il est tentant de relier les deux facteurs les plus constants de la vie politique : le caractère systématique de l’alternance entre droite et gauche et la progression régulière de l’abstention. Excepté en 2007, aucune majorité sortante n’a remporté les législatives depuis 1978. Plus largement, le camp du premier ministre en exercice est toujours battu lors des élections intermédiaires. Cette mécanique de l’alternance est à la fois cause et conséquence de l’abstention : en suscitant des désillusions, elle contribue au désenchantement politique et éloigne la population des isoloirs ; et, si les sortants sont systématiquement battus depuis trente ans, c’est souvent parce que leurs anciens électeurs ont cette fois préféré s’abstenir...
Céline Braconnier & Jean-Yves Dormagen
(1) 25,1 % des inscrits au premier tour de 2014, contre 26,8 % au premier tour de 2008.
(2) « Enquête participation », Insee, Paris, 2007-2008.