Papa : Une nouvelle de Amos Oz
Moshe Yashar, un grand gaillard efflanqué de seize ans à lunettes, le regard triste , vint trouver à la pause de dix heures David Dagan, son professeur, à qui il demanda l’autorisation d’aller voir son père après l’école et le travail obligatoire. Il pensait passer la nuit dans sa famille à Or Yehouda et se lever à quatre heures trente le lendemain matin pour rentrer au kibboutz par le premier car et arriver à temps en classe.
David Dagan lui tapota amicalement l’épaule.
Chaque fois que tu pars, tu t’éloignes de nous. Or tu commences à bien t’intégrer.
– C’est mon père, objecta Moshe.
David Dagan prit le temps de la réflexion avant de hocher la tête à deux reprises, comme s’il acquiesçait intérieurement.
– Au fait, tu as appris à nager ?
Les yeux baissés sur ses sandales, le garçon répondit qu’il progressait. – Et pourquoi as-tu les cheveux aussi courts ?
On dirait un réfugié. Tu devrais les laisser pousser comme les autres. Bon, d’accord, tu peux y aller, ajouta-t-il après une brève hésitation. A condition que tu ne sois pas en retard au premier cours. Et n’oublie pas que tu fais partie de notre kibboutz à présent.
Moshé Yashar était interne. Une assistante sociale l’avait emmené chez nous : il avait sept ans à la mort de sa mère et, en raison de la maladie de son père, c’était son oncle Sami, de Givat Olga, qui avait recueilli neveux et nièces. Des années plus tard, l’oncle étant souffrant à son tour, les services sociaux avaient décidé de séparer les frères et sœurs pour les envoyer séparément dans différents kibboutz. Vêtu d’une chemise blanche sans poches boutonnée jusqu’au menton et coiffé d’un béret noir, Moshé avait atterri à Yikhat au début de l’année scolaire. Il adopta très vite le short, le tricot de peau et les pieds nus comme nous. On l’avait intégré à l’atelier artistique, au club de discussion sur l’actualité et, grâce à sa haute taille et sa souplesse, il ne se débrouillait pas trop mal au basket-ball. Pourtant il restait à part : il ne se joignait jamais à nous quand on effectuait une razzia dans le garde-manger pour organiser un gueuleton en pleine nuit. Et lorsqu’on allait passer la soirée chez nos parents après l’école et le travail, Moshé s’enfermait dans sa chambre pour faire ses devoirs ou se rendait à la salle commune : là, ses lunettes glissant sur le bout de son nez, il lisait méthodiquement tous les journaux de bout en bout. Et il était le seul à ne pas entonner des chansons nostalgiques au clair de lune, allongé sur la pelouse, la tête sur les genoux d’une fille.
A son arrivée, nous le surnommions l’extraterrestre, et nous moquions sa timidité, mais nous avions cessé quelques semaine plus tard car sa singularité avait on ne sait quoi de tranquillité et de réservé. S’il était humilié, Moshé Yashar se contentait de vous regarder dans les yeux. « C’est blessant. » lâchait-il sans hausser le ton. Il était serviable, pas rancunier pour deux sous, toujours disposé à vous donner un coup de main pour transporter, déménager ou accrocher quelque chose. Il ne rechignait pas non plus à aider les railleurs, le cas échéant. Le temps passant, nous ne l’appelions plus l’extraterrestre mais Moshik, surtout les filles envers qui il manifestait une délicatesse instinctive contrastant avec notre humour vachard. Il s’adressait à elles comme si elles étaient des merveilles de la nature simplement parce que c’étaient des filles.
Les cours avaient lieu le matin de sept à treize heures. Après le déjeuner pris au réfectoire scolaire, on se changeait et, de quatorze à seize heures, chacun vaquait à ses occupations. Moshé travaillait au poulailler ; contrairement à la plupart d’entre nous, il n’avait jamais demandé à travailler ailleurs. il apprit très vite à distribuer la pâtée dans les mangeoires, récolter les œufs sur les étagères dans les chambres de ponte, les disposer dans des boîtes en carton, régler le thermostat de la couveuse et nourrir les poussins qu’il vaccinait lui-même. Shraga Szupak et Tsheshka Honig , deux pionniers responsables de la basse-cour, ne tarissaient pas d’éloges à son sujet. Il était rapide, travailleur, discret, ponctuel, méticuleux, il ne cassait pas les œufs, n’oubliait jamais de changer la litière des poussins et ne se faisait pas porter pâle sous un prétexte ou sous un autre.
-Oui, je le laisse partir voir sa famille même si ce n’est pas de gaieté de cœur, confia David Dagan à Rivka Rikover, l’une de ses collègues.
– Nous devrions l’encourager à couper les ponts, ils le font régresser.
– Nous autres, en arrivant ici, nous avions quitté nos parents sans un regard en arrière ,renchérit David. On avait tranché dans le vif, un point c’est tout.
– Ce garçon est un très bon sujet : il est calme, bûcheur, sociable.
– Je suis globalement optimiste à propos des Séfarades, affirma David. Il faut parier sur eux, l’investissement sera payant. D’ici une génération ou deux, ils seront exactement comme nous.
Ayant obtenu la permission de sortir, Moshé fonça dans la chambre qu’il partageait avec Tamir et Dror. Il avait profité de la récréation de dix heures pour préparer un petit sac- sous-vêtements, chaussettes, chemise de rechange, brosse à dents, dentifrice, La Peste de Camus et le vieux béret noir qu’il cachait dans la penderie au milieu d’une pile de vêtements sur l’étagère de gauche, au-dessous de celle de Tamir.
Après la pause, il alla au cours d’histoire que David Dagan consacra à la vision marxiste de la Révolution française : le signe précurseur, la première étape d’évolution historique nécessaire et inéluctable aboutissant à une société sans classe. Gideon, Lilah et Carmela levèrent la main.
« Attendez ,on va tirer les choses au clair. » répondit David Dagan avec fermeté.
Moshé essuya ses lunettes et pris soigneusement des notes dans son cahier- c’était un élève consciencieux- mais il s’abstint de poser des questions. Quelques semaines plus tôt, il avait lu à la bibliothèque du lycée plusieurs chapitres du Capital et décidé qu’il n’aimait pas Karl Marx. Chaque phrase ou presque aurait dû être ponctuée par un point d’exclamation, ce qu’il trouvait horripilant. Pour Marx, pensait-il, les lois sociales et historiques étaient aussi claires et stables que les lois de la nature. Postulat dont Moshé doutait fort.
Le progrès entraînait nécessairement son lot de victimes, remarqua Lilah. David Dagan acquiesça en ajoutant que l’histoire n’était pas une partie de plaisir. L’idée d’un bain de d’un bain de sang révulsait Moshé que la perspective d’une boum ne passionnait pas particulièrement non plus. Il n’y avait jamais assisté et n’en avait guère envie d’ailleurs. Il passait une bonne partie de son temps libre dans la bibliothèque déserte pendant que ses camarades allaient retrouver leurs parents. Il lisait tout ce qui lui tombait sous la main, entre autres Patrouille arctique de David Howarth, un roman d’aventures traduit de l’anglais. Il était parvenu à la conclusion que les trois quarts de l’humanité étaient en manque d’affection. Il assista à la leçon sur la Révolution française dans cet état d’esprit.
Après la récréation, il y avait trigonométrie et agriculture et, à la fin des cours, tout le monde se précipita dans les dortoirs ou chacun enfila ses vêtements de travail avant d’avaler son déjeuner au réfectoire.
Le repas était composé de galettes d’épinards et de purée de pommes de terre accompagnées de cornichons et de carottes cuites à l’eau. Nous mourions de faim. On se goinfra de pain en réclamant un supplément de purée. Il faisait si chaud que chacun but deux ou trois verres à la grande carafe d’eau fraîche posé sur chaque table. Des mouches tournoyaient au-dessus de nos têtes, pendant que de grands ventilateurs poussiéreux brassaient l’air au plafond. Après une compote de fruits en guise de dessert, on débarrassa la table, en empilant la vaisselle sale devant le passe-plat de l’office avant d’aller travailler: Tamir au garage, Dror aux foins, Carmela à la garderie et Lilah à la lingerie.
Avec ses habits couverts de poussière et ses souliers empestant la fiente, Moshé traversa l’allée bordée de pins, dépassa les deux hangars abandonnés, la remise au toit en tôle et gagna le vaste poulailler. La puanteur lui monta aux narines : des relents d’ excréments, de poussière, d’aliments, de plumes coincées dans les grillages, outre une odeur indéfinissable de promiscuité étouffante. Assise sur un tabouret, Tsheshka Honig, triait les boîtes d’œufs en fonction de leurs calibres. Moshé là salua et signala que, le travail terminé, il prendrait le bus de seize heures pour aller voir son père. Quand elle était jeune, elle avait décidé un beau jour de quitter la maison parentale pour partir en Israël et vivre au kibboutz, déclara Tsheshka. Elle n’avait pas pu dire au revoir à ses parents, assassinés par les nazis en Lituanie. « Ta famille vit dans des baraquements ? »
Après la mort de sa de sa mère, quand son père et son oncle étaient tombés tour à tour gravement malades, ses frères et sœurs avaient été dispersés dans des kibboutz différents, répliqua Moshé d’un ton égal- réponse qu’il servait chaque fois qu’on lui posait la question. Tout en parlant, il transporta une brouette sous l’entonnoir du silo à grains, la chargea à rabord et entreprit de remplir les auges à mesure qu’il progressait sur le passage cimenté séparant les deux rangées de cages, bourrées de poulets, sous lesquelles s’amoncelaient des monceaux d’excréments. S’il avisait un volatile mort, il le ramassait et le déposait avec précaution sur la travée, derrière lui. Une fois sa besogne achevée, il revenait sur ses pas pour recueillir les petits cadavres.
De sourds gémissements emplissaient l’air, comme si les poules enfermées deux à deux se répandaient en lamentations sans fin, désespérés. De loin en loin, s’élevait un cri strident, apeuré, à croire qu’un poulet avait brusquement deviné comment cela finirait. Au fond, il n’y en avait jamais eu et il n’y en aurait jamais deux exactement pareils. Même s’ils nous paraissaient en tout point semblables, ils étaient différents, comme les hommes et les femmes, car, depuis l’aube des temps, on n’avait jamais vu deux créatures rigoureusement identiques.
Moshé s’était promis de devenir un jour, végétarien, voire végétalien, seulement il avait repussé sine die la réalisation de ce projet parce qu’au kibboutz l’entreprise n’était guère aisée. Déjà qu’il lui fallait déployer de grands efforts pour ressembler aux autres. Il devait se contrôler. Faire comme si.
Manger de la viande était cruel, se répétait-il songeant au destin des malheureux volatiles entassés dans leurs prisons grillagées où ils ne pouvaient même pas bouger. Les générations futures nous traiteraient d’assassins, ils nous reprocheraient la consommation de créatures à notre image, privées du contact de la terre, de l’herbe parfumée, l’incubation artificielle, l’élevage dans des cages surpeuplées, le gavage, les œufs non fécondés, sans parler de l’abattage et la plumaison de ces bestioles qu’on dépeçait en nous léchant les babines. Des mois durant, Moshé avait envisagé d’ouvrir une cage et subtiliser un oiseau qu’il dissimulerait sous sa chemise pour le soustraire au regard perçant de Tsheshka et Shraga ; ensuite, il le lâcherait hors du kibboutz. Mais que deviendrait un poulet au milieu des champs ? La nuit, les chacals affamés n’en feraient qu’une bouchée.
Il se dégoûtait, ce qui lui arrivait assez souvent pour des raisons diverses et variées. Ce mépris de soi lui donnait la nausée, alors il se traitait de mauviette, qualificatif dont David Dagan affublait ceux que rebutaient les atrocités inévitables de la Révolution. Moshé vénérait son professeur un homme de principes aux idées bien arrêtées qui l’avait accueilli au kibboutz Yikhat et lui avait servi de mentor dans sa nouvelle vie. C’est lui qui l’avait poussé à s’inscrire aux groupes de dessin et de débats sur l’actualité, et l’avait défendu bec et ongles contre les quolibets de ses camarades, à son arrivée.
Moshé n’ignorait pas que David vivait avec une adolescente, Edma Asherov, la fille de Nahum l’électricien. Il y avait eu un défilé de femmes dans l’existence de David. Après tout, ce n’était pas un homme ordinaire, mais un philosophe, avait raisonné Moshé, une fois la stupeur passée. Il ne le jugeait pas, parce que ce n’était pas dans sa nature et qu’il lui était profondément reconnaissant. Toutefois, il restait un peu surpris. Il s’était souvent identifié à David Dagan, seulement il ne se voyait pas afficher sa totale décontraction envers le sexe opposé. Ni la juste révolution sociale, ni la lutte finale qu’il leur avait enseignées ne pourraient jamais instaurer l’égalité entre des personnes telles que David, capables de séduire n’importe quelle femme sans lever le petit doigt, et un garçon comme lui, qui ne l’envisagerait pas même dans ses rêves les plus fous.
Moshé Yashar rêvait parfois de Carmela Nevo sa camarade de classe, avec son léger sourire et ses doigts tirant de sa flûte des mélodies tristes. Il n’avait jamais osé lui adresser la parole ni la regarder en face. En classe- elle était assise deux rangs devant lui -, il contemplait à loisir les petits cheveux follets sur sa nuque souple, penchée sur son cahier. Un jour qu’il passait là alors qu’elle bavardait avec une amie, il caressa furtivement son ombre entre le mur et la lumière.
Il fut incapable de fermer l’œil la moitié de la nuit suivante.
– Tu vas d’abord régler le thermostat de la couveuse, puis tu vérifieras le niveau de l’eau dans les abreuvoirs, tu donneras à manger aux poussins et tu rangeras les cartons d’œufs dans la chambre froide, ensuite tu pourras filer, décréta Tsheshka. Je rédigerai le rapport à ta place. Et je te laisserai partir quinze minutes plus tôt pour que tu aies le temps de te laver, te changer et attraper le bus de quatre heures.
– Merci, fit Moshé, occupé à ramasser les cadavres des poulets jonchant l’allée pour les déposer et pour les déposer dans un conteneur disposé dehors où on les brûlerait. Je serai de retour demain matin et je viendrai travailler un quart d’heure plus tôt après l’école.
– Tu dois leur montrer que tu es devenu un kibboutznik à part entière, c’est l’essentiel, recommande Tsheshka.
Sous la douche, un peu plus tard, il s’appliqua à chasser l’odeur du poulailler à grand renfort d’eau et de savon, il se sécha, enfila un pantalon aux plis impeccables et sa chemise blanche du shabbat dont il retroussa les manches jusqu’aux coudes. Il alla ensuite chercher dans sa chambre le sac préparé pendant la récréation et sortit au galop sen coupant par la pelouse et les parterres fleuris. Tsvi Provizor, le jardinier, à genoux devant une plate-bande qu’il désherbait, leva la tête et lui demanda où il allait.
Moshé, sur le point de répondre qu’il partait pour rendre visite à son père à l’hôpital, se ravisa.
– En ville, se borna -t-il à dire.
– Pourquoi ? Qu’y a-t-il là -bas que nous n’ayons pas chez nous ?
– Des inconnus, faillit rétorquer Moshé qui préféra s’abstenir.
Il descendit à la gare routière et monta dans un autre autobus en direction de l’hôpital. Il s’installa sur la banquette du fond, tira de son sac son béret noir râpé, l’enfonçant jusqu’aux yeux, boutonna sa chemise sous le menton et rabattit les manches sur ses poignets. Il avait repris son apparence du jour où l’assistante sociale l’avait accompagné au kibboutz Yikhat, à l’exception de ses sandales d’été, détail qui échapperait à son père, il en était pratiquement certain. Son père n’avait presque plus conscience de ce qui l’entourait.
Des relents de graillon et de combustible s’infiltraient par les fenêtres ouvertes pendant que l’autobus s’engageait dans les ruelles limitrophes.
Moshé songea aux filles de sa classe qui avaient décidé de l’appeler Moshik. La vie était plutôt agréable maintenant que les moqueries avaient cessé. Il aimait l’école où l’on pouvait venir pieds nus l’été et discuter librement avec les professeurs sans servilité aucune.
Le basket aussi lui plaisait bien, de même que les activités extrascolaires : le club d’arts plastiques et le groupe de discussion où l’on débattait de sujets d’adultes entre deux camps adverses, les progressistes et les conservateurs. Moshé appartenait encore au monde ancien, il n’était pas vraiment partisan du progrès et préférait écouter et assimiler les opinions des uns et des autres plutôt que d’exprimer son avis.
Il consacrait ses heures de liberté à lire Dostoïevski, Camus et Kafka, empruntés à la bibliothèque- la mystérieuse énigme que posaient ces œuvres le troublait profondément. Les questions non résolues l’intéressaient davantage que la solution du problème. Il était toujours en phase d’adaptation et, d’ici quelques mois, il saurait appréhender le monde de la façon inculquée par David Dagan et les autres professeurs. Il serait enfin comme eux ! il enviait les garçons vautrés sur la pelouse pendant les veillées, la tête nichée sur les genoux des filles, chantant à pleine gorge des hymnes au travail et des airs patriotiques. Un frisson de panique et d’excitation lui avait parcouru l’échine en apprenant que les garçons et les filles partageaient les douches jusqu’à l’âge de douze ans. Tamir et Dror avaient donc vu Carmela nue chaque jour, spectacle qui devait les laisser de marbre tandis que lui, il lui suffisait d’imaginer le fin duvet ornant la courbe délicate de sa nuque pour entrer en transe. Leur ressemblerait-il jamais ? Il l’espérait avec ferveur tout en le redoutant, persuadé au fond de lui d’en être incapable.
L’autobus cahotait sur la route de Tel-Aviv, s’arrêtant à chaque station pour laisser monter et descendre les voyageurs- de pauvres gens baragouinant le roumain, l’arabe, le yiddish ou le hongrois, encombrés de poulets vivants, de paquets emballés dans des couvertures trouées et de vieilles valises ficelées avec des cordes. En cas de bousculades et d’altercations, le chauffeur houspillait les passagers qui l’injuriaient copieusement en retour.
A un moment donné, il stoppa sur le bas-côté entre deux agglomérations, descendit et urina dans l’herbe, le dos tourné. Il remonta et redémarra dans un épais nuage de fumée nauséabonde. On transpirait à grosses gouttes dans la chaleur moite. Le trajet était interminable du kibboutz Yikhat à Tel-Aviv, encore plus long du fait d’innombrables détours à travers les localités avoisinantes, les baraquements des nouveaux immigrants, les vergers et les terrains vagues. Des cyprès poussiéreux et des eucalyptus aux troncs pelés bordaient la chaussée. La lumière du jour déclinait déjà quand Moshé se leva et tira sur la cordelette qui courait au plafond. L’autocar s’arrêta à un carrefour, il descendit et suivit le chemin de terre menant à l’hôpital.
Il aperçut alors un petit chien bâtard gris-marron, la tête tachetée de blanc, qui courait en crabe dans les buissons. L’animal traversa la route au moment précis où le bus s’ébranlait. La roue avant le manqua, mais l’arrière le percuta de plein fouet et l’écrasa sans qu’il puisse émettre un seul jappement. On entendit un léger choc tandis que le car poursuivit sa route. Le petit cadavre ensanglanté gisait sur le bitume fissuré, un sillon ensanglanté suintant de sa croupe, il se débattait dans les convulsions de l’agonie, sa tête martelant le sol en cadence, ses pattes s’agitant en tous sens, tandis qu’un mince filet sombre coulait de sa gueule ouverte découvrant ses petits crocs étincelants.
Moshé se précipita, il s’agenouilla auprès de l’animal aux yeux vitreux et lui berça la tête jusqu’à ce que les spasmes cessent. Il ramassa la dépouille encore tiède, de peur qu’elle se fasse écrabouiller par un autre véhicule, et la déposa au pied d’un eucalyptus au tronc chaulé, non loin de l’arrêt de bus.
Il se frotta les mains avec une poignée de terre et s’évertua vainement à ôter le sang qui maculait son pantalon et sa chemise blanche. Insensible à ce qui l’entourait, son père ne le remarquerait probablement pas. Moshé s’attarda un petit moment, il tira son mouchoir de sa poche, nettoya ses lunettes embuées, marqua une légère hésitation et se remit en marche à grandes enjambées dans la nuit tombante.
L’hôpital, situé à une vingtaine de minutes de la route était entouré d’un mur en béton hérissé de barbelés. Entre-temps le sang était figé en larges tâches couleur de rouille sur ses vêtements.
Un portier corpulent, en nage, une kippa sur la tête, gardait l’entrée. L’heure des visites était largement dépassée, il devait revenir le lendemain, signala-t-il.
Encore secoué par la mort du chien, les yeux mouillés de larmes, le garçon bredouilla qu’il était venu du kibboutz Yikhat pour voir son père et devait retourner à l’école le lendemain matin à sept heures. Le gros vigile, bien luné ce soir-là, désigna le béret noir que Moshé avait sur la tête et demanda si on profanait le shabbat au kibboutz et si on y mangeait non casher. La voix étranglée par l’émotion, Moshé fut incapable de répondre.
Le gardien se radoucit.
– Ne pleure pas, petit. Allez, ça va , entre, mais la prochaine fois, débrouille-toi pour arriver entre seize et dix-sept heures, pas plus tard. Maintenant tu as trente minutes, pas plus, d’accord ?
Moshé le remercia et lui tendit machinalement la main. Le portier l’ignora et tapota son béret à deux reprises :
– Et ne profane pas le shabbat surtout, Hein ?
Moshé traversa un petit jardin mal entretenu où se trouvaient deux bancs écaillés et franchit le portail grillagé qui s’ouvrit quand il actionna une pochette au son grêle. Une dizaine d’hommes et de femmes en peignoirs rayés et chaussons se trouvaient dans le vestibule, vautrés sur des sièges en métal alignés le long des murs peints jusqu’à mi-hauteur de couleur kaki. Quelques-uns conversaient tout bas. Le surveillant taillé comme une armoire à glace en chemise à fleurs, pantalon de treillis et brodequins, mastiquait du chewing-gum dans un coin. Une femme âgée tricotait à toute vitesse sans aiguille ni laine en émettant des murmures confus. Un homme squelettique, les épaules voutées, les mains agrippées aux barreaux de la fenêtre, apostrophait le monde noyé d’ombre. Assise sur une chaise près de la porte, une vieille femme suçait furieusement son pouce en marmonnant des suppliques.
Moshé trouva son père avachi sur une chaise de fer gris sous la terrasse grillagée. Une timbale où refroidissait du thé était posée sur une table métallique également grise.
Il prit un siège libre à côté de son père en se penchant pour qu’il ne remarque pas les taches de sang sur ses habits.
– Bonjour Papa.
Son père le salua sans le regarder.
– Je suis venu te voir.
L’autre acquiesça en silence.
– J’ai pris l’autobus.
– Où est-il parti ?
-Qi ça ?
– Moshé
-Moshé, c’est moi.
– C’est toi ?
– Oui. Je suis venu te voir.
– Tu es Moshé.
– Comment ça va, Papa ?
– Où est-il parti ? Où ? répéta le père avec inquiétude, d’une voix infiniment triste, frémissant de douleur.
Moshé saisit sa main ridée aux veines apparentes, abîmée par les durs travaux de terrassement et de la culture de la terre.
– j’arrive du kibboutz, Papa. Le kibboutz Yikhat. Je suis venu te voir. Tout se passe pour le mieux. Je vais très bien.
– Tu es Moshé ?
Le garçon évoqua ses études. David Dagan son professeur. La bibliothèque. Le poulailler où il travaillait. Les filles qui chantaient des airs mélancoliques, si beaux. Il ouvrit son sac, en sortit le volume à la couverture verte et lut les deux premiers paragraphes de la Peste. Avec sa kippa sur son crâne légèrement incliné, le père l’écoutait avec attention, les yeux las, mi-clos. Soudain, il s’empara de la timbale et considéra le thé froid en secouant tristement la tête avant de la reposer sur la table.
– Où est-il parti ?
– Je vais te chercher une autre tasse à la cuisine. Du thé chaud.
Son père se frotta le front de la main comme s’il venait de se réveiller.
– Tu es Moshé, remarqua-t-il sombrement.
Son fils reprit la main brune de son père, qu’il se garda d’embrasser, se bornant à serrer ses doigts inertes entre les siens. Il lui parla encore du basket, des livres qu’il avait lus, des débats sur l’actualité, des discussions dans le cadre du club artistique auquel il participait, de Joseph K dans le roman de Kafka, de David Dagan, qui avait eu plusieurs épouses en plus d’un tas de maîtresses et vivait à présent avec une jeune fille de dix-sept ans, ce qui ne l’empêchait pas de se consacrer à ses étudiants. Il avait d’ailleurs pris sa défense alors que tout le monde se moquait de lui au début. Il avait un tic et commençait souvent ses phrases par : « Attends, on va tirer les choses au clair. »
Moshé monologua dix bonnes minutes pendnant que son père l’écoutait, les yeux fermés.
Il les rouvrit et déclara d’une voix lugubre :
– Bon. Tu dois partir maintenant. C’est toi, Moshé ?
– Oui, Papa. Ne t’en fais pas. Je reviendrai dans deux semaines. On m’y autorisera. David Dagan me donnera la permission.
Son père hocha la tête, puis inclina le front sur sa poitrine, comme s’il était en deuil.
– Au revoir, Papa, lança Moshé. A bientôt, ne t’inquiète pas.
A la porte il jeta un dernier regard son père, immobile, les yeux fixés sur la timbale.
– Comment va-t- il demanda Moshé au surveillant en pantalon de treillis ?
– Bien. Il est calme. Si tout le monde pouvait lui ressembler ! Tu es un bon fils. Dieu te bénisse.
Dehors, il faisait presque nuit. Moshé fut pris d’une soudaine nausée nausée, ce dégoût de soi qu’il éprouvait souvent. Il ôta son béret noir, le fourra au fond de son sac, retroussa ses manches et ouvrit le dernier bouton de sa chemise. Le petit jardin de l’hôpital était envahi d’herbes folles et de chiendent. Un torchon oublié sur un banc et la ceinture d’un peignoir au milieu des broussailles attirèrent son regard. Moshé était très observateur, pas un détail ne lui échappait. Il pensa à Tsheshka Honig ; elle lui avait appris à repérer les poulets malades pour les isoler avant qu’ils ne contaminent les autres.
Il songea aussi à ses camarades de classe en train de chanter des mélodies tristes, allongés dans l’herbe, la tête des garçons sur les genoux des filles.
La tête blonde de Tamir, Dror, Gideon, Arnon ou d’un autre reposait au même moment contre le ventre de Carmela Nevo, les joues caressées par la tiédeur de sa poitrine. Moshé aurait donné n’importe quoi pour se trouver là-bas en cet instant.
Être considéré une bonne fois comme l’un des leurs. Sachant qu’il n’y parviendrait jamais.
– Tiens, tu avais un béret en arrivant et tu ne l’as plus en repartant ? s’exclama le gardien jovial alors que le garçon franchissait la grille. Moshé lui jeta un rapide bonsoir avant de reprendre le chemin vers la route. Elle était déserte quand il la rejoignit. Pas un véhicule en vue. Il distingua à l’horizon des points lumineux. Des aboiements, les braiments d’un âne, des voix d’enfants lui parvenaient de loin.
Il s’accroupit sur le sol au pied de l’eucalyptus peint en blanc, non loin de l’endroit où gisait le chien écrasé, et patienta. Il attendit longtemps. Il lui sembla entendre des sanglots entrecoupés venant de l’hôpital sans en être sûr. Il se figea pour écouter.
Amos Oz Nouvelle publiée dans le recueil : Entre Amis dans la collection Folio chez Gallimard.