A Fès, les derniers juifs du monde arabe
La dernière demeure des juifs de Fès est un endroit lumineux, une cascade de tombes blanches, qui coule entre les tonnelles de vignes et les oliviers, sous le soleil encore ardent de ce mois d’automne. Il y en a de toutes les formes, arrondies, rectangulaires ; de toutes les tailles, minuscules pour les enfants, emportés par les épidémies qui s’abattaient plusieurs fois chaque siècle – la peste au XVIIIe, le choléra au XIXe, la variole au XXe – ou monumentales pour les 350 rabbins qu’a connus la ville…
Presque trois millénaires d’histoire, plus de 15 000 sépultures. Mais la plupart n’ont plus aucune inscription. Pas de date, pas de bribes de vie ou de prières gravées dans la pierre, pas de nom. Tout a disparu avec le déménagement du cimetière en 1884 sous le règne du sultan alaouite Moulay Hassan Ier, et les exodes sans fin de la communauté : en 1948, à la création de l’Etat d’Israël, en 1956, lors de la crise du canal de Suez et de l’indépendance du Maroc, en 1967, au moment de la guerre de Six-Jours, en 1973, pour celle de Kippour… La longue liste des étincelles qui ont enflammé la cohabitation de l’Etat hébreu avec ses voisins arabes et celle de la population juive de Fès, avec les siens.
Aujourd’hui, les morts du cimetière ne peuvent plus compter sur beaucoup de vivants pour venir leur rendre visite. Ils auraient même pu se perdre à jamais dans des tombes éventrées, enfouies sous les bouts de ferraille, recouvertes de ronces et de boue. Un programme de réhabilitation des cimetières israélites du Maroc, lancé il y a dix ans, et l’obstination des derniers juifs de Fès leur ont accordé un sursis. Assis sur un fauteuil roulant, casquette sur la tête – signe de reconnaissance des juifs fassis –, appareil d’oxygénation dans le dos, Elie Devico, 76 ans, consacre ses journées et une partie de l’argent gagné chaque mois avec la conserverie familiale pour rénover et entretenir le cimetière. Il avait déjà prévu l’emplacement de sa sépulture. « A côté de [son] père Yehuda, non loin de [sa] mère, Hanna, de [sa] grand-mère, Messoda. » Son frère est parti avant lui et a pris la place.
« Une longue tragédie »
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, 900 000 juifs vivaient encore en terre d’Islam. Ils étaient installés là depuis l’Antiquité, des rives du fleuve asiatique de l’Euphrate aux plateaux marocains de l’Atlas, en Turquie, en Syrie, en Irak, en Iran, au Yémen, en Iran, au Liban, en Egypte, au Maghreb… Tous ont fui au rythme des conflits israélo-palestiniens et des batailles entre sionisme et nationalisme arabe, quand ils n’ont pas été tout simplement expulsés, comme en Egypte en 1967. Il n’en reste plus que quelques milliers aujourd’hui. L’historien Benjamin Stora, commissaire général de l’exposition « Juifs d’Orient, une histoire plurimillénaire » qui se tient à l’Institut du Monde arabe (IMA) jusqu’au 13 mars 2022, raconte :
« Les juifs et les musulmans ont vécu ensemble durant des siècles. Ils partageaient des quartiers, des modes de vie, des langues, des musiques, des liturgies, et même des saints. Ce n’était pas un monde idéal, car ils étaient soumis au statut de “dhimmi”, comme les chrétiens, en tant que “gens du Livre”, qui leur accordait la liberté religieuse, en échange d’impôts et de restrictions, variables selon les lieux et les époques, telles que l’interdiction de monter à cheval ou de porter une arme. Ils ont enduré des discriminations, des persécutions. Mais ils n’ont pas connu l’enfer et l’extermination subie par la population européenne. »
Les juifs de Fès, tous arabophones, sont les derniers témoins d’un monde qui a presque entièrement disparu. Le Maroc compte aujourd’hui 2 500 israélites (contre un millier en Tunisie et 9 900 en Iran, les seuls pays musulmans où leur présence n’est pas réduite à peau de chagrin), alors qu’ils étaient près de 300 000 au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la plus importante communauté du monde arabe. La quasi-totalité vit à Casablanca, la capitale économique, où il y a encore vingt synagogues en activité, quelques écoles, des bibliothèques, des bouchers, et des restaurants… A Fès, ils ne sont plus qu’une trentaine. Les familles Devico, Pinto, Oliel, Makhlouf, Cohen, Moyal, Serero… Ou ce qu’il en reste. La plupart ont plus de 70 ans. Seuls deux enfants, dans la génération suivante, sont restés.
Solange Serero, belle femme de 78 ans, chemisier et pantalon repassés au cordeau, deux fois veuve, est la dernière de toute sa famille à vivre encore à Fès. Ses deux frères, ses deux sœurs, ses deux fils, ses six petits-enfants, sa ribambelle de neveux sont installés en France ou en Israël :
« Tous les élèves que j’ai côtoyés à l’école de l’Alliance israélite universelle, sur l’ancienne place du Commerce [devenue place du Palais-Royal, NDLR], qui est fermée depuis longtemps et où j’ai étudié jusqu’à 16 ans, sont partis. Il ne reste de cette époque qu’une cousine qui fait des va-et-vient avec Paris, et une amie, avec Marseille. C’est un drame, une longue tragédie. Mais moi, qu’est-ce que j’irai faire ailleurs ? Je suis chez moi, je suis marocaine, je mourrai ici. »
Solange Serero s’occupe d’une bijouterie en centre-ville, boulevard Mohamed-V. Le seul établissement encore tenu par un membre de la communauté juive, avec un hôtel, le Central, juste à côté, et un café, un peu plus loin, avenue Hassan-II. Il n’y a plus que deux lieux de culte en activité, aux fenêtres toutes grillagées et aux portes d’entrée gardées par une demi-douzaine de policiers armés et en civil : la synagogue Roben-Bensadoun et celle du centre des communautés israélites de Fès, Sefrou et Oujda, qui s’est installé dans l’ancienne école de Talmud Torah de la rue Houcine-el-Khaddar, il y a une trentaine d’années. Les murs des classes ont été abattus pour faire une grande salle de réception, aux murs recouverts des photos du Fès de l’entre-deux-guerres, quand il y avait encore, dit-on, 30 000 juifs.
Jacob Pinto, 82 ans, casquette bleu marine, ancien professeur de technologie devenu secrétaire général de la communauté et dont six enfants sur sept sont partis en France, raconte :
« Comme nous ne sommes plus qu’un ou deux, exceptionnellement trois, par famille, nous avons pris l’habitude de nous réunir au centre tous ensemble pour les déjeuners de shabbat et les fêtes, Hanouka, Yom Kippour, Pessah, Souccot, Pourim, Roch Hachana. Vous ne pouvez pas imaginer ce qu’était la communauté avant, il y avait des synagogues et des magasins partout. Je me suis marié, en 1962, à Midelt, une petite ville de l’Atlas, un peu plus au sud, où je suis né. Nous étions trois cents à la fête, dans la maison de mes parents, un habitant sur quatre était juif. Aujourd’hui, à Fès, un jeune ne pourrait même pas trouver de femme. Il faudrait qu’il parte à Casablanca ou à l’étranger. »
« L’aristocratie du judaïsme »
La désormais minuscule population juive a appris à se débrouiller. Une boucherie kasher, la seule dans toute la ville, a été installée dans l’incontournable centre communautaire. C’est un octogénaire, Makhlouf Oliel, casquette de tissus et cane de bois, lui-même neveu de boucher, qui tient la boutique. Il sert aussi d’homme à tout faire et récite même si besoin les prières les soirs de shabbat. Ce n’est plus possible depuis des années de respecter le minian, le quorum de dix hommes, nécessaire pour les prières les plus importantes. Il est devenu rare qu’on soit plus de sept ou huit, femmes comprises. Les vieux juifs fassis en sont réduits à faire des pieds et des mains pour convaincre leurs petits-enfants de venir d’Israël, de France ou d’ailleurs, fêter leur bar-mitsva (pour les garçons) et leur bat-mitsva (pour les filles), histoire de remettre un peu d’ambiance.
Fès a pourtant été le berceau du judaïsme marocain. L’une des premières traces tangibles de la présence israélite, une pierre tombale de l’époque romaine – dont un fragment est visible à l’exposition « Juifs d’Orient, une histoire plurimillénaire » –, a été découverte sur le site archéologique de Volubilis, à une soixantaine de kilomètres. Au XIIe siècle, le grand savant andalou Moïse Maïmonide, l’une des plus importantes autorités rabbiniques du Moyen Age, passe cinq ans à Fès, où il aurait étudié à l’université Al Quaraouiyine. Au XIIIe siècle, les juifs sont si puissants qu’ils possèdent tout le centre de la médina – toujours appelé Fondouk Lihoudi – et que l’un d’eux est nommé gouverneur.