Sefrou, la "Petite Jérusalem" marocaine
Dr Mohamed Chtatoumardi - Hespress
Au nord du Maroc, non loin de la ville impériale de Fès, se trouve la localité de Sefrou, dans le giron de l’Atlas. C’était au XIXe et au XXe siècle un havre de paix et de convivialité où musulmans et juifs vivaient en totale communion. Elle a donc forgé l’image d’un lieu où les cultures, les croyances, les langues et les traditions se sont mélangées librement, sans aucun préjugé ni sentiment de haine.
Malgré sa petite taille, la ville de Sefrou reflétait l’esprit d’un Maroc pluriel, multiethnique et tolérant avec une langue arabe (la darija marocaine) parlée aux côtés des dialectes tamazight/berbère ainsi que de l’hébreu et le français.
Une ville de tolérance proverbiale
En effet, en raison de sa situation au pied du Moyen Atlas central, sur l’ancienne route commerciale transsaharienne (Trik as-Soultane), Sefrou a été, tout au long de son histoire, un point de transit, un carrefour de cultures et de croyances diverses et un réceptacle humain. Ces facteurs, combinés à la diversité de ses ressources, lui ont donné d’importantes possibilités d’intégration et d’épanouissement humain. Ainsi, elle a attiré des personnes d’origines ethniques et tribales diverses (Amazighs, Arabes) et de confessions différentes (musulmans, juifs et chrétiens). Cela en a fait un foyer de cohabitation exemplaire, similaire à l’Andalousie musulmane, où s’est développée et s’est épanouie pendant deux siècles une tradition urbaine laïque fondée sur l’ouverture, la coexistence et la tolérance.
Le nom de la ville provient du nom de la tribu amazighe/berbère Ahl Sefrou, qui s’est convertie au judaïsme vers le deuxième siècle de notre ère. Elle occupait le Wad Aggay qui signifie « rivière des joues » en Tamazight et la rivière portait, également, le nom de Wad Lihoudi, la « rivière des Juifs », au-delà du Mellah, quartier juif de la ville.
Sefrou est née du regroupement, pour des raisons de sécurité, des habitants qui s’étaient installés le long de la rivière dans une enceinte fortifiée. Le Mellah, quartier juif, pour les mêmes raisons de sécurité, occupait une position centrale à l’intérieur des quartiers musulmans de la médina et cela montre que les musulmans se souciait beaucoup de la sécurité de leurs concitoyens juifs, alors ils les ont placés au centre de la ville, pour une sécurité maximale.
Dominant le fleuve, se trouve la banlieue d’al-Qal’a (qui signifie forteresse en arabe), un détachement de la ville, comme pour rappeler aux visiteurs son passé réfractaire et sa nature rebelle.
Sefrou est entourée de hauts remparts crénelés percés de sept portes datant du XVIIIe siècle, époque à laquelle elle était une ville riche, étape importante du commerce des caravanes, comme en témoignent les nombreux fondouks (caravansérails) de la ville.
Ses différentes zaouïas (pavillons religieux), mosquées, hammams (bains maures) et commerces témoignent à leur tour de son grand rayonnement commercial dans la région. Sefrou a toujours été un lieu de confluence humaine (de différentes régions du Maroc et d’Andalousie) et de brassage confessionnel (musulman, juif et plus tard chrétien) et de communion ethnique (arabe et amazighe/berbère).
Fondée en 682, un siècle avant la ville impériale de Fès, Sefrou est située à 28 kilomètres au sud de cette ville et culmine à 850 mètres d’altitude ; elle a toujours été appelée « l’oasis sans palmier » ou « le jardin du royaume », un jardin que tous les souverains du Maroc ont soigneusement protégé et loué. Cependant, le défunt roi Hassan II, dans les années 90 du siècle dernier, a déploré, dans un de ses discours, que la ville, à cause d’un développement urbain désordonné et incontrôlé, ait perdu, hélas, sa spécificité de jardin et soit devenue une jungle de béton. Il a directement reproché aux élus locaux leur manque de sens de l’écologie, de civisme et, indirectement, leurs pratiques de corruption dans le développement urbain.
Avec ses remparts entourant la ville et la protégeant des tribus belliqueuses d’as-siba (terre de dissidence) et ses 7 portes imposantes, chiffre porte-bonheur dans la culture arabe et amazighe, et, aussi, dans la tradition de la cabale juive marocaine. Sefrou a été rendue célèbre pour ses chutes d’eau d’environ 10 mètres de haut et les eaux de Wad Aggay qui rendent ses terres fertiles, où poussent de nombreux arbres fruitiers, dont le plus connu est sans aucun doute le cerisier : habb lemlouk (le fruit des rois).
La ville est devenue au XIIe siècle un centre de commerce florissant où les producteurs des régions du nord du Maroc et ceux du Tafilalet se rencontraient pour échanger des récoltes, de l’artisanat et des peaux. Elle a également été le point de départ du célèbre commerce des caravanes subsahariennes par lequel le Maroc échangeait du sel et des peaux contre l’or des mines ashantie d’Afrique noire, un commerce qui est aujourd’hui connu sous le nom de « commerce déloyal (unfair trade) ».
Ce commerce, pendant des siècles, a été financé par les juifs qui tenaient de petites « boutiques bancaires » connues sous le nom de « Hwanet tale’ » dans la médina de Sefrou et ses caravanes qui se rendaient pendant un périple de 44 jours à Tombouctou, dans l’actuel Mali, conduites par des guides juifs respectés pour leur leadership, leur équité, leur patience, leur courage et leur sens de l’initiative. Ils étaient connus sous le nom d’azettat (parce qu’ils portaient de longs bâtons exhibant l’azetta, tissu de chaque tribu amazighe parcourue en paix (aman)), ce qui, dans la langue terre à terre, signifie dîme de passage en paix prépayée.
Moulay Idriss II à Sefrou
Sefrou a douze siècles. Moulay Idris II y a séjourné en 806 avant la fondation de la ville de Fès. Il a vécu dans un endroit appelé Habouna (de l’arabe » ils nous ont aimés ») qui est maintenant un quartier de la ville. Pendant son séjour à Sefrou, Moulay Idriss a fait quelques voyages à Bahlil dont il a converti les habitants à l’Islam avec beaucoup de difficulté et contrainte.
Selon Rawd al-Qirtass (Le Jardin des Pages,) Bahlil n’a opposé aucune résistance à la conversion, mais il semble, d’après la tradition orale, que la tribu des Chqoundas ne se soit résignée qu’à la contrainte et à l’action forcée de Moulay Idriss, car elle était probablement encore influencée par les idées de la Deuxième légion romaine qui habitait la région pendant la colonisation du Maroc par l’Empire romain (52 CE-5e siècle après JC).
Quoi qu’il en soit, les membres de cette tribu ont réservé un accueil très froid, à la limite du mépris, au sultan Idrisside et, après son échec à convertir pacifiquement la ville de Bhalil, il serait retourné à Sefrou et, en chemin, il aurait nommé une montagne voisine, Jbel Binna, et aurait dit : « hada jbel binna ou binhoum », ce qui signifie littéralement : cette montagne est une frontière entre nous et eux. Depuis lors, le nom de « Binna » fait référence à cette montagne mythique.
Sans eau potable à Bhalil, les gens étaient obligés d’aller s’approvisionner en eau auprès du Wad Aggaï de Sefrou, au risque de voir les dangers s’accroître constamment du fait de l’animosité des musulmans de Sefrou à leur égard. Fatigués du rejet, les habitants chrétiens de Bhalil se sont soumis à la volonté du sultan à condition qu’il leur assure l’accès à la précieuse réserve d’eau.
Moulay Idris, lors de leur conversion, répondit à leur désir par un miracle ; il aurait visité à nouveau leur village et a fait couler l’eau du sol après lui avoir donné un coup d’épée. Cette eau serait depuis la source de l’Ain Rta qui se trouve aujourd’hui au milieu du village. En admiration devant ce miracle divin, les derniers Bahloulis (habitants du village) hostiles se rallièrent immédiatement à la volonté du sultan, non sans avoir mérité, depuis, le surnom de Bahlil qui tire son origine du mot arabe « bahloul » signifiant « personne stupide, simple d’esprit et ignorante à la limite de l’idiotie », qui leur fut accordé par leurs voisins de Sefrou qui se moquèrent d’eux d’avoir si longtemps hésité à embrasser l’Islam.
Aujourd’hui, cependant, les habitants rejettent cette histoire et disent que le nom Bhalil vient du mot arabe « baha’ al-lil » qui signifie en arabe la « beauté de la nuit », qualificatif mérité, de ce village troglodyte unique en son genre au Maroc. Plusieurs siècles plus tard, les habitants de Bhalil douteraient, en retour, de la véritable identité islamique des musulmans de Sefrou en raison de leur proverbiale coexistence avec les juifs, en les désignant narquoisement en dialecte arabe marocain juif évidemment distinct du dialecte arabe musulman : » msalmin di safrou » (les musulmans de Sefrou)
Sefrou, la « Petite Jérusalem »
En 1967, Sefrou, cette belle ville tranquille située au pied du Moyen Atlas, perdait ses derniers habitants juifs au lendemain de la guerre de six jours au Moyen-Orient. Les juifs ont vécu à Sefrou depuis leur arrivée au Maroc en l’an 70 après J.-C., après la destruction de leur deuxième temple de Jérusalem par les Romains et cette ville a été pendant des siècles la capitale de la coexistence et de la tolérance marocaines. Elle avait la plus forte concentration de Juifs au mètre carré dans le monde, ce qui lui valait le sobriquet de « Petite Jérusalem ».
Dans les limites de la petite ville vivaient Amazighs, Arabes et juifs en totale harmonie. Les Amazighs pratiquaient l’agriculture et l’élevage, les Arabes un peu d’agriculture, de petits travaux et un peu de commerce et les Juifs les services bancaires et le commerce des caravanes sahariennes, le « juif assis (lihoudi d leglass) » étant banquier et commerçant et le « Juif ambulant (lihoudi d rkab) », colporteur itinérant et guide de caravane appelé communément « azettat » (aujourd’hui, ce mot amazigh veut dire en Darija (piston : personne influente qui peut intervenir en faveur d’une autre personne en contrepartie d’argen)).
La cerise de Sefrou, connue et appréciée dans tout le royaume, se distingue par sa couleur noire, son goût très doux et son poids de plus de 14g. Attachés à ce fruit, les Sefriouis lui consacrent chaque année, depuis un siècle (première célébration en 1920) une fête par l’élection de Miss Cerisette, une jeune fille choisie parmi les plus belles jeunes filles du royaume, quel que soit son credo, et des processions et célébrations quotidiennes qui attirent des gens de tout le pays.
Chaque année, aux premiers jours de la fête de la cerise (moussem hab lemlouk), de 1920 à 1956, les habitants ont organisé une procession jusqu’à la grotte de Kaf al-Moumen qui, selon la légende, abrite le tombeau du prophète Daniel et où, selon une légende locale, les musulmans croient également que (sab’atu rijal), les sept hommes pieux et leur chien se sont endormis pendant des siècles. Les musulmans et les juifs ont organisé cette procession pour demander à leurs saints respectifs de gracier et de bénir de leur baraka cette célébration annuelle. Des fantaisies, des danses des chants, et des fêtes foraines, ponctuent cet important événement agricole chaque année.
Aux abords de la ville, il existe une source miraculeuse, appelée Lalla Rqia, près de la tombe d’une sainte femme (marabout) du même nom, réputée pour avoir le pouvoir de guérir la folie, l’épilepsie et les troubles nerveux. Lors de ce moussem (fête annuelle), le sang des animaux sacrifiés est versé dans cette source, après avoir accompli le sacrifice au sanctuaire du saint patron Sidi Ali Bousserghine, qui surplombe la ville du haut d’une colline et la protège du mal, pour le succès de la fête et la bénédiction de cette figure religieuse bien connue de la ville et de tous ses habitants.
Sefrou est également connue, depuis des siècles, pour sa grâce, sa tolérance et la cohabitation harmonieuse des trois religions abrahamiques, comme en témoignent ces versets du vénérable Cheikh soufi Abdelkader Timouri, en hommage à la plus ancienne fête du Maroc, célébrée chaque mi-juin depuis 1920 :
« Ô toi, visiteur,
Avez-vous été informé de la beauté de cette ville ?
Ses jardins, ses cascades et ses sites qui
Vous donne la joie des yeux et le bonheur de vivre.
Son climat, son eau et ses cerises
Sont pour vous le remède à tous les maux.
Que vous soyez juif, chrétien ou musulman,
Les habitants de cette ville vous accueillent à bras ouverts.
Et, à l’aube, ils vous emmènent au point culminant de la colline
Récupérer la baraka du vénéré Saint Sidi Ali Bousserghine ».
Selon Leo Africanus, Sefrou aurait été construite bien avant Fès : « Nous sommes allés de la ville de Sefrou au village de Fès » dit la légende locale, attribuée à Rawd al-Qirtas. Apparemment, au moment où il a commencé le chantier de Fès, Idris II était venu s’installer pour deux ans dans cette ville du piémont (807 m d’altitude).
Il aurait résidé dans un petit village appelé « Habouna », le village de « ceux qui nous ont aimés », nom qui aurait été donné par Idris II à ce lieu, aujourd’hui situé au sud de la médina, et ce en reconnaissance de l’accueil chaleureux que les habitants du lieu lui avaient réservé lors de sa campagne d’islamisation de la région.
Selon plusieurs écrivains européens, qui ont visité Sefrou à la fin du XIXe siècle, à la veille du protectorat français de 1912, la ville était décrite comme l’une des plus prospères et des plus ordonnées du Maroc. En dépit de sa petite taille, la petite communauté de Sefrou reflétait, au XIXe siècle, l’esprit d’un Maroc pluriel, multiethnique et tolérant. Les habitants parlaient l’arabe, les dialectes Tamazight/Berbère ainsi que l’hébreu.
C’était un grand centre de la culture juive marocaine du XVIe au XIXe siècle.
Lors d’une présentation, faite par Si Mbarek Bekkai, maire de Sefrou à l’association Amis de Fès le 30 avril 1950, il a estimé la population de la ville à :
– Européens : 650
– Juifs : 6100, et
– Musulmans : 12100.
Par contre, au XIXe siècle, à Sefrou, les juifs étaient, apparemment, plus nombreux que les Arabes et les Amazighs/Berbères.
La population juive de Sefrou était originaire de la région de Tafilalet et de la ville de Debdou. Un Mellah a été construit pour eux sous le règne du sultan mérinide Yacoub ben Abdelhaq (dynastie mérinide, XIIIe-XVe siècle.) Les juifs de Sefrou étaient des artisans spécialisés dans le cuivre, l’argent, l’or et le cuir, mais ils pratiquaient également le tissage, la menuiserie, le commerce du bois et du charbon.
En plus de leur rôle commercial, les Juifs de Sefrou assuraient des services de communication de la ville de Fès au nord à la région de Tafilalt au sud et le Sahel africain. La population juive représentait près de la moitié de la population avant la colonisation française, elle a diminué après l’indépendance du Maroc, leurs quartiers, aujourd’hui, restent non entretenus, dégradants et abritent des prostituées et des hors-la-loi.
En 1890, la crue du fleuve a causé la mort de nombreux habitants de la ville, dont plusieurs membres de la communauté juive ; une telle catastrophe s’est répétée en 1950 et a réduit encore plus la communauté juive qui comptait alors 6 100 personnes.
Au XIXe siècle, à Sefrou, les juifs étaient plus nombreux que les musulmans : les Arabes et les Berbères. Paisible et accueillante, cette ville a ébloui les voyageurs, au point que Colette en parle comme d’un « paradis terrestre ». Les juifs qui ont résidé dans la ville sont des Berbères indigènes de la région de Tafilalt, des Juifs arabophones d’origine fassi (de Fès) ainsi que des Juifs descendants des exilés espagnols après la Reconquista de 1492, les célèbres Mégorachims (hébreu : מגורשים « expulsés »). Très intégrés dans leur ville, ils étaient maîtres de leur destin et prospèrent en tant que petits artisans, commerçants, érudits religieux ou professeurs d’hébreu. L’un des membres les plus éminents de la communauté est le rabbin et juge Shaul Yehoshuaah Abitbol (1740-1809,) qui est connu pour sa collection de décisions juridiques Avné Chèch (Blocs de Marbre).
Pour Collette, qui a visité Sefrou en 1920 (Colette. Notes marocaines. Texte écrit vers 1920 et publié en 1958 aux Éditions Mermod Genève), la ville était d’une beauté éblouissante, un vrai « paradis terrestre » :
« Sefrou : Le paradis terrestre, à peu près tel que nous l’imaginons, si nous l’imaginons oriental et peuplé, et restreint. Sefrou est une flaque de terre fertile, juteuse, toute frémissante du rire de l’eau.
La grenaderaie flambe, la cerise enfle, le figuier sent le lait, l’herbe livre son suc dès qu’on la froisse. La rose du Bengale maîtrise la vigne, un vent joueur blanchit les enclos en montrant l’envers à la fois de toutes les feuilles. Un lieu si doux fait l’homme aimable : les garçons sont beaux, les jeunes juives lisses étincelantes d’yeux et de dents, et l’eau bondit sous les ponts entre des rochers et des terrasses à blé où le grain, pelleté par des enfants, coule comme une grève blonde. »
Au sujet du représentant local de l’autorité de l’état, le pacha, elle a écrit :
« Un pacha rustique règne sur ce petit Eden de quatre-vingts hectares. Il grisonne, il a un nez belliqueux entre des yeux doux. Fidèle, il s’est bien battu, aimant autant le fusil que le couteau à greffer. Encore un qui veut réduire Abd-el-Krim à ses dimensions exactes : qu’on lui confie deux mille cavaliers, et l’affaire est réglée… Sa maison est froide, nette, simple sauf les lits de parade, et lorsqu’il nous conduit par les rues, tous lui baisent l’épaule. La roseraie qui enchante la place ne lui appartient pas, mais il force un peu la serrure pour entrer, blanc et assuré comme un archange maraudeur, et nous cueillir des roses ».
Elle s’émerveilla, en outre, de la beauté de la ville dans les termes suivants : « Nous partons, dans le bruit des sources qui tombent des pentes, passent sous la route, reparaissent, emplissent un vert bassin, retraversent la route sur nos têtes dans un tronc creux qui laisse pendre des fils d’eau tremblante, abreuvent chaque layon de vigne, chaque sillon d’orge. Terre heureuse, où les enfants gras roulent, où les gros serpents, ronds eux-mêmes, ceignent mollement le pied des oliviers ! »
Avec l’arrivée des Français, la décadence de la ville de Sefrou est allée de pair avec la crise économique générale au Maroc. L’Alliance Israélite Universelle (AIU) ouvra des écoles francophones et bouleversa définitivement le modèle éducatif des hedarims (écoles primaires traditionnelles juives spécialisées dans l’enseignement de la Torah similaires aux msids de leurs compatriotes musulmans). Au début des années 1980, Norman Stillman (1988. The Language and Culture of the Jews of Sefrou : An Ethnolinguistic Study. Manchester : University of Manchester) rapporte qu’il ne restait plus que quatre personnes âgées d’origine juive dans le Mellah de la ville.
Charles de Foucauld en visite à Sefrou
Sur les conseils de Mac Carthy, conservateur de la bibliothèque d’Alger, Charles de Foucauld suite à son intention de visiter le Maroc (Reconnaissance au Maroc : 1883-1884) rencontre le rabbin Mardochée Abi Serour qui lui propose de devenir son guide et lui dit de se faire passer pour un juif pour mieux passer inaperçu au Maroc, pays interdit aux chrétiens. Charles de Foucauld décida alors d’adopter le costume israélite et devient ainsi le rabbin Joseph Aleman, né en Moscovie, de l’Empire russe, et dont il fut chassé en raison des révolutions et des problèmes politiques du temps.
Il pensait ainsi pouvoir voyager à l’intérieur du Maroc sans attirer l’attention, sachant que le Juif est considéré comme une personne utile bien qu’étant de rang inférieur en raison de son statut de dhimmi. Il espérait également que si ses hôtes le découvraient, ils seraient plus discrets et ne révéleraient pas sa véritable identité aux musulmans marocains. Son origine présumée – de Moscovie – peut également expliquer et excuser son mauvais accent.
Le rabbin Mardochée Abi Serour, dont le rôle était de faire jurer partout que Charles de Foucauld est un rabbin, a été chargé de trouver un logement où ce dernier peut calmement faire des observations et écrire ses résultats, pour le protéger. Ni sa casquette noire, ni ses cadenettes traditionnelles (nattes portées de part et d’autre de la tête) n’ont empêché un certain nombre de Juifs de le reconnaître comme un « faux frère », mais sans grande conséquence.
Son séjour à Fès, plus long que prévu, en raison de l’impossibilité de trouver un guide pour se rendre à Boujad pendant le mois de Ramadan, permit à de Foucauld de se rendre en reconnaissance à Sefrou et Taza, qu’il appela « la ville la plus misérable du Maroc ».
Si Mbarek Bekkai, pacha de Sefrou, lors d’une conférence donnée au cercle des « Amis de Fès » en 1950, a évoqué le passage à la ville du futur missionnaire de Foucauld : « Au cours de son périple au Maroc Charles de Foucauld s’installa pendant quelques jours à Sefrou, en août 1883. Il y vint de Fès, par Bhalil, déguisé en rabbin avec son compagnon le rabbin Mardochée. Il fut reçu dans une maison au Mellah devenue célèbre, par un dénommé David Lhalyel ; le grand rabbin de Sefrou, Chaloum Azoulay, fut désigné par la Communauté israélite de la ville, pour tenir compagnie aux deux rabbins visiteurs.
La femme de David surprit un jour de Foucauld en train de dessiner dans sa chambre, où il se croyait à l’abri des regards indiscrets, elle en conclut que c’était un faux rabbin. Averti, Chaloum interrogea Mardochée, le pressa de questions, celui-ci finit par avouer la vérité, expliqua les buts de son voyage et fit promettre à son hôte de lui garder le secret pendant dix ans. Ce dernier tint promesse et, en effet, ne parla de cette aventure que longtemps après.
À Sefrou, Charles de Foucauld a travaillé. Il a écrit une magnifique page sur cette oasis qui l’a inspiré. Je me permettrais de vous la citer intégralement, si vous le voulez bien, lorsque nous aborderons le chapitre du tourisme car j’estime que cette citation mérite d’être connue, elle constitue la meilleure propagande que l’on puisse faire sur Sefrou. Il y a deux ans environ, le passage de Charles de Foucauld à Sefrou, a été filmé par une troupe de cinéastes dirigée par Léon Poirier. Cet épisode de Charles de Foucauld à Sefrou paraîtra dans la « Porte du désert » lorsque ce film sera livré au public. »
En effet, lors de son voyage au Maroc, Charles de Foucauld séjourna quelques jours à Sefrou, en août 1883. Il est venu de Fès, en passant par Bahlil, déguisé en rabbin avec son compagnon et guide le rabbin Mardochée. Il est reçu dans une maison du Mellah par un homme du nom de David Lhalyel, le grand rabbin de Sefrou ; quant à Chaloum Azoulay, il a été nommé par la communauté israélite de la ville, pour tenir compagnie aux deux rabbins en visite.
Les saints juifs de Sefrou
Malgré sa petite taille, Sefrou a énormément contribué à la culture juive, soit elle sacrée ou profane, au Maroc. Les rabbins qui s’y trouvaient étaient célèbres dans tout le pays et même au-delà des frontières marocaines. De nombreux rabbins s’y sont installés et ont enseigné, et leurs œuvres ont concerné tous les domaines : les lois, les textes sacrés, la Cabale, les chants et les louanges, la morale etc. L’influence et l’importance de cette ville au sein du judaïsme marocain en ont fait un lieu central et c’est l’une des nombreuses raisons pour lesquelles elle a été communément appelée aussi : « Petite Jérusalem ».
A l’image du Maroc pluriel avec ses villes où musulmans, juifs et chrétiens se côtoyaient et coexistaient en toute tranquillité, la ville de Sefrou a accueilli pendant des siècles une communauté de Marocains de confession juive. Elle était composée de locaux amazighs/berbères, de juifs natifs du Tafilat, des juifs arabophones d’origine fassi (de Fès) et même de descendants des exilés espagnols de 1492, les mégorashims et c’est le cas de la famille Elbaz.
Pendant de nombreuses générations, le rabbin Moshé Elbaz a occupé une place très importante dans la vie de la communauté juive de Sefrou. Ses vastes connaissances et son érudition l’ont orienté à la fois dans le domaine du droit, dans son style de vie et dans les attitudes à adopter. Il est devenu conseiller pour les problèmes personnels, mais aussi juge dans les conflits entre les membres de la communauté et a pratiqué une médiation très recommandée entre les juifs ainsi que les musulmans et les juifs ou simplement les musulmans. Il a ainsi contribué à la réconciliation entre les hommes, entre un homme et sa femme, et a même apporté un soutien matériel à ceux qui en avaient besoin. Il était considéré comme « un sage de la ville » par tous ses habitants.
La famille Mamane appartient également aux familles liées à l’expulsion des Juifs d’Espagne, dont la majorité se sont concentré à Marrakech, Meknès, Fès et Sefrou. Les générations précédentes considéraient la famille Ben Mamane les enfants du « Grand Aigle », le guide de tout Israël qui descendait du roi David. Autrefois, les membres de cette famille s’appelaient Ben Maïmoni, puis le nom s’est contracté en Ben Mamane, et ce n’est que récemment que le mot « Ben » a disparu, et ils répondaient au nom de Mamane. Cette évolution est d’ailleurs confirmée par les témoignages des plus anciens habitants de Safed et Tibériade, comme le rabbin Shlomo Ohana, émissaire d’Israël au Maroc, dans le passé.
Ainsi, depuis cette époque, jusqu’aujourd’hui, dans les textes, le nom de Ben Mamane a été conservé dans son intégralité. L’ajout de la particule « Ben » est considéré comme un honneur pour les familles qui ont vécu en Espagne, sous les différentes dynasties arabes. « Ben » vient du mot arabe « Ibn » (fils de), comme Ibn Ezra, Ibn Danan, Ibn Tsur. Avec le temps, et sous l’influence des accents, l' »alef » ayant disparu, seul le « Ben » a été conservé. De nos jours, certains n’écrivent même plus que le « nom », suivie d’un point au-dessus.
Les Juifs ont pris l’habitude d’ajouter « Ibn » devant leur nom de famille, et même certains érudits sépharades tels que Rabbi Abraham Ibn Ezra, Rav Shmuel Ibn Tivon, Rav Ibn Gavirol, et tous ceux qui comme eux maîtrisaient la langue arabe et étaient des spécialistes la jurisprudence islamique. Le célèbre philosophe et érudit religieux juif Maïmonide, également connu sous le nom d’Ibn Maimoun, (1138-1204) de l’Espagne musulmane, l’Andalousie, a eu une influence considérable sur les sages religieux juifs de Sefrou et du Maroc où il résida pendant un certain temps à Fès.
Le Rav Rafael Abu, qui a eu une grande importance au Maroc par son érudition, sa sagesse et sa bonté et également par sa création de l’école Ozar Hatorah avait écrit que durant les dernières générations, la majorité des familles avec de grands Rabbanim ou des dirigeants respectables, sont originaires du Maroc (comme la famille Ben Shimon et la famille Ben Mamane de Sefrou).
Ainsi, la famille Mamane, résidant à Sefrou, a laissé une empreinte sur cette ville. De cette famille, sont issus de nombreux rabbins et personnalités de la Torah et de la jurisprudence hébraïque. Du XVIIe siècle à nos jours, on retrouve des membres de la famille Mamane occupant des places importantes, tant sur le plan matériel que spirituel. Ils ont ainsi jeté des bases solides pour la vie de la communauté juive et son organisation, non seulement dans cette ville mais dans tout le Maroc et au-delà.
La renommée des rabbins de Sefrou, comme le rabbin Moshe Elbaz, connu comme le « Maître de la Grotte », s’étend au-delà de la ville et dans tout le Tafilalet et hors du Maroc. Lieu de vacances pour les habitants de Fès et de Meknès, Sefrou est aussi un haut lieu de pélérinage pour ce saint enterré dans le cimetière juif.
Elbaz, nom d’origine arabe signifiant « le faucon », appartient à une famille d’érudits et de rabbins qui ont marqué l’histoire judéo-marocaine. On y trouve entre autres Maimon Elbaz, rabbin au XVIIe siècle, auteur d’un commentaire cabalistique des prières rituelles, Shmuel Elbaz rabbin au XVIIe siècle, membre du tribunal rabbinique et auteur de commentaires talmudiques et Amram Elbaz, rabbin-juge et codificateur qui a vécu au XVIIIe siècle.
C’est au sein de cette famille, d’origine espagnole selon certaines sources, que le rabbin Raphaël Moshé Elbaz est né en 1823 à Sefrou. Il était également fils et petit-fils de deux rabbins et d’auteurs prolifiques : Rabbi Yehuda Elbaz et Rabbi Samuel Elbaz.
Très tôt, le rabbin Raphaël Moshé Elbaz est nommé juge rabbinique à l’âge de 28 ans seulement. Et à l’époque, il est déjà un écrivain prolifique, traitant dans ses livres de divers domaines, tels que les écrits de la jurisprudence rabbinique, les préceptes, les lois et les commandements qui régissent la vie de l’individu selon la loi de Moïse.
Car, en plus d’être rabbin et juge, le rabbin Raphaël Moshé Elbaz était aussi un amateur de chansons et de poésie. Il a écrit plusieurs chants et poèmes didactiques en arabe dialectal (darija), en plus de nombreux poèmes qui sont entrés dans la tradition liturgique.
Avec Nissim Elbaz, le rabbin Raphaël Moshé Elbaz est également considéré comme l’un des plus grands poètes juifs ayant adopté le genre populaire et semi-classique arabe appelé Qassida, comme le disent Reeva Simon Spector, Michael Menachem Laskier et Sara Reguer dans « The Jews of the Middle East and North Africa in Modern Times » (Les Juifs du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord dans les temps modernes). Il est même décrit par la plateforme Library Hub Discover comme l’un des artistes « les plus représentatifs de la poésie hébraïque au Maroc ».
Pendant ses 73 ans, le rabbin Raphaël Moshé Elbaz a également écrit plusieurs livres, dont « Halakhah Le-Moshé » qui est un recueil de décisions juridiques, « Parashat Ha-kessef » qui est une œuvre de morale et de proverbes, « Arbah » sur la jurisprudence, « Chir Hadach » où il a recueilli des chants liturgiques et des poèmes ou son célèbre « Beer Cheva » sur la science traitant des mathématiques, de l’astronomie et de la géographie, ainsi qu’un livre sur la communauté juive marocaine, intitulé : « Kissé Hamelakhim ». »
Pour illustrer l’investissement du rabbin dans les textes du XVIe siècle, Sina Rauschenbach et Jonathan Schorsch rappellent, dans « The Sephardic Atlantic : Colonial Histories and Postcolonial Perspectives », que le rabbin Raphael Moshé Elbaz a écrit un commentaire sur le code de loi du XVIe siècle « Sefer ha-Taqqanot » (Le livre des Ordonnances) écrit par Rafael Berdugo (1747-1821) de Meknès.
N’ayant laissé aucun héritier derrière lui, Rabbi Raphaël Moshé Elbaz laissera pas moins de 19 manuscrits, qu’il considérait comme « ses enfants » à son neveu Rabbi Benyamine Elbaz. Mais certains de ces manuscrits ne seront imprimés que vers le XIXe siècle.
Le rabbin Raphaël Moshé Elbaz est mort en 1896 à Sefrou, sa ville natale, où il a été enterré dans le cimetière juif de la ville. Sa hiloula est célébrée pendant le Lag Baomer, la fête juive de l’institution rabbinique.
Kahf Lihoudi « La Grotte du Juif »
L’existence ancienne des juifs à Sefrou est encore démontrée par le Wad Lihoudi « La Rivière du Juif » qui traverse la ville, et par une grotte appelée Kaf Lihoudi, « la Grotte du Juif » qui se trouve sur le flanc sud de Jbel Binna et surplombe Sefrou. Chaque année, cette grotte est l’objet d’un véritable culte naturaliste de la part des juifs de Sefrou et de Fès. Le pèlerinage de cette grotte a lieu en même temps que celui du sanctuaire du grand rabbin Hamou ben Diouane, à Ouezzane.
Cette grotte est située au pied de la falaise de Binna, à environ 800 m d’altitude. De tradition immémoriale, on prétend que les rabbins y ont été enterrés ; en revanche, la majorité des autochtones ordinaires y voient la demeure d’un génie et de quelques saints musulmans. Cela indiquerait qu’il y avait un habitat très ancien ou un lieu de culte aussi ancien que l’habitation humaine dans la région. Cette grotte s’ouvre à l’est et comprend deux longs boyaux, tous vides depuis des siècles.
Le site archéologique de Binna a fait l’objet d’une importante découverte, ainsi en 1965, les deux grottes Kaf El Moumen et Kaf El Bagra qui percent cet épéron rocheux ont révélé l’existence de vestiges préhistoriques et d’une industrie :
– Des outils en silex et en basalte ;
– Des vestiges paléontologiques tels que des dents d’ours, de rhinocéros et d’autres espèces éteintes ; et
– Des peintures rupestres qui ont malheureusement complètement disparu et que l’on ne peut voir que sur la photo.
Au sujet de la vénération juive de Kaf al-Moumen, Simon Levy, linguiste, professeur d’université et historien marocain, a écrit :« La tradition de « sainteté » provient de loin, avant l’arrivée de l’islam, de cultes plus ou moins « naturistes ».
A Sefrou, ville dont on dit qu’elle est plus vieille que Fès, se trouve une grotte, Mul bhl, « Celui du mont ». Un culte qui semble avoir été « adapté » par les juifs : « celui qui n’arrive pas à trouver Rebbi Amram à Ouazan, le trouve dans (la grotte) de Mul bhl » … Saint de substitution ! Sainte commodité ! Dans la grotte il n’y a rien. Aucune tombe ; à Rebbi Yahia Lakhdar non plus. Rebbi Abraham Mul Ness, dans une grotte d’Azemmour, ne semble pas avoir de nom de famille, mais il s’agit de « Celui (qui fait) des miracles » …
D’autres, plus proches dans le temps, ont des histoires plus concrètes. Quelques-uns forment des « dynasties» et on peut les dater, tels les Abehsera, depuis Rebbi Yacaqob, enterré au Caire, jusqu’à Rebbi Ishaq dont la sépulture se trouve à Gourrama (Tafilalet) et, finalement, Baba Salé, mort en Israël il y a quelques années. »
Pascale Saisset s’est rendue au Maroc dans les années 20 du siècle dernier pour vérifier la situation des Juifs marocains. Elle soutient que son voyage : » n’est pas né du désir d’écrire, mais pour vérifier « . Elle a écrit un texte sur Sefrou (Saisset, P. 1930. Heures juives au Maroc. Paris : éditions Rieder) dite « Petite Jérusalem » entre octobre 1925 et janvier 1926, en mémoire de son grand-père Youssef Ben Illouz qui est né dans le Mellah de Meknès. Elle a écrit que la ville de Sefrou est entièrement juive et que les habitants de Fès viennent dans cette localité pour faire des affaires avec les Amazighs/Berbères des montagnes de l’Atlas : « Sefrou est presque entièrement juive. Aujourd’hui sa population est un peu noyée par les gens du bled et les Fasi, venus pour faire de bonnes affaires avec les gens de la montagne. Mais si, avant d’aller au marché, nous nous arrêtons au souk, nous y retrouvons ces mêmes boutiques juives qui ont le talent de faire une encyclopédie de marchandises dans un mètre cube d’espace».
Puis elle décrit minutieusement les scènes du souk avec des Amazighs/Berbères en tenue de montagnes (burnous), les disputes, le marchandage propre aux clients marocains : « À la limite du souk, avant d’entrer dans le plein soleil de la rue, et de franchir cette ligne si extraordinairement nette entre ombre et lumière, nous hésitons à nous mêler au flot humain qui déferle, de plus en plus pressé, et nous apporte, avec le frôlement rugueux des burnous, le cliquetis des poignards, le choc des bâtons sur le sol, le vol de poussière argentée, les gutturales lancées à pleine gorge, les invectives, les imprécations, les injures coupées de rires sauvages, les sourires ambigus de ces faces inquiétantes – parce qu’inconnues – et toute la saveur violente, âcre, insupportable, mortelle et délicieuse de la bête humaine, dont on ne prend conscience que dans le corps à corps de l’amour ou dans la foule».
Après elle parle des différentes marchandises exposées : céréales, charbon et des chanteurs arabes se produisant dans les cafés : « Affrontant le jeu de la bousculade, nous voici au marché du grain, à celui du charbon, à celui du sel, du gros sel gris qui vient des flancs de la montagne. Il est pareil en sa grossièreté à ces villageois dont l’âme à peine dégagée de la matière doit être elle aussi toute en grisailles indécises, en impuretés, et en reflets limpides. Tout à coup, parmi le tumulte, on entendit une voix d’enfant qui chantait. Le timbre strident, aigu comme celui de la plupart des chanteurs maures, avait je ne sais quelle pureté et quelle passion désespérée. Échappant à la foule, nous trouvâmes le chanteur accroupi dans un minuscule café maure, au premier étage d’une maison festonnée de vastes arcades où l’ombre était fraîche comme en un temple …».
La description de Pascale Saisset des gens du pays (bled) qui sont descendus au souk de Sefrou pourrait davantage refléter la vision orientaliste d’une « Juive occidentale » telle qu’elle se définit, peu habituée à fréquenter les « burnous rugueux » dans le tumulte mercantile du souk, « des visages inquiétants parce qu’inconnus », dit-elle pourtant.
Les Juifs de Sefrou, plus nombreux à l’époque que les Amazighs/Berbères et les Arabes, se côtoyaient quotidiennement dans les relations commerciales et n’avaient certainement pas, dans leur grande majorité, cette vision inquiète des hommes de la campagne.
Juifs et musulmans entretenaient des relations complexes, difficiles à saisir même pour des voyageurs bien informés ; la méfiance était parfois grande entre Juifs et Musulmans mais en même temps ils étaient souvent très proches, vivant en harmonie dans « ce paradis terrestre » et faisant des affaires ensemble sans parti pris ni sentiment de racisme ou d’antisémitisme.
Pascale raconte qu’elle a entendu beaucoup de ses amis dire qu’ils étaient « frères de lait » avec un musulman ou un juif : la mère musulmane confiait son enfant, de quelques mois, à sa voisine juive, lorsqu’elle s’absentait, pour un certain temps, et au moment de la tétée, la mère juive nourrissait à tour de rôle ou en même temps, son enfant et celui de sa voisine. Un autre jour, c’était l’inverse.
En guise de conclusion de sorte, elle affirma que les juifs de Sefrou et par extension du Maroc étaient bien traités par leurs compatriotes musulmans, et de loin mieux qu’en Europe du temps qui se targuait d’être pleinement civilisée : « Que les Juifs aient souffert de leur isolement et des injustices dont ils étaient victimes, cela est indéniable ; mais nous ne devons pas oublier qu’ils ont rarement subi des massacres, et que si leurs villes n’ont pas pu se développer en étendue, ils ont pu vivre, penser, et jouir d’une paix quasi absolue pendant cinq siècles. Les Occidentaux, qui se disent civilisés, les Bulgares, les Roumains et les Russes, ne leur ont jamais permis de se réaliser, comme les sultans du Maroc et comme ceux de Turquie. Il a fallu attendre la Renaissance du sionisme pour trouver à Jérusalem le même éveil intellectuel qu’à Fez au X ème siècle. Arabes et juifs ont pu vivre au Maroc, sans que les juifs soient écrasés par des tyrannies impitoyables, sans que la vie arabe ait souffert de leur contact étranger ».
L’économie de bazar de Sefrou
Le Souk de Sefrou a fait l’objet d’une deuxième partie d’un ouvrage en trois parties intitulé : » Meaning and Order in Moroccan Society. Three Essays in Cultural Analysis » (Sens et ordre dans la société marocaine.
Trois essais d’analyse culturelle) de Clifford Geertz, Hildred Geertz et Lawrence Rosen. Cette analyse empirique d’une forme d’organisation sociale à vocation économique s’inscrit dans la continuité des recherches anthropologiques sur l’économie, la politique, la parenté et la religion entreprise par Geertz en Indonésie. Ce livre est complet dans le sens où ses trois parties distinctes peuvent intéresser aussi bien l’étudiant à la recherche d’une approche pour commencer son travail de terrain que le spécialiste qui cherche des analyses scientifiques sur l’économie du bazar, ou enfin le chercheur disposant de matériel statistique ou cartographique qu’il souhaiterait comparer avec ceux de Geertz sur Sefrou.
La préface de Daniel Cefaï, de la traduction en Français de l’ouvrage en question, retrace opportunément le parcours de l’anthropologue Geertz, autrefois doctorant à l’Université de Harvard sous la direction de Talcott Parsons dans les années 1950, quand il a commencé son premier travail d’enquête collective à Java, en Indonésie.
L’approche de la recherche anthropologique fondée sur le travail d’équipe était à la mode dans les universités américaines de l’après-guerre, c’était le même dispositif de recherche scientifique que celui utilisé à Sefrou lorsque Geertz est devenu maître de conférences à l’université de Chicago. Ce travail collectif s’est étendu de 1965 à 1971 et a impliqué un certain nombre de spécialistes, en particulier Hildred Geertz, Lawrence Rosen, Paul Rabinow et Thomas Dichter. Les membres de l’équipe se sont relayés au Maroc et se sont transmis leurs notes de terrain.
Chacun des chercheurs a sa spécialité, mais tous : « partagent la conviction que les relations sociales sont le résultat d’actions coordonnées plutôt que le produit d’effets structurels et qu’elles sont comprises, motivées, articulées et ordonnées par des réseaux d’importance significative », selon Cefaï (Cf. Introduction à Clifford Geertz, Le souk de Sefrou. Sur l’économie de bazar, paru aux Éditions Bouchène, 2003, p.13).
La richesse de la préface du livre en fait un outil de travail exemplaire à tous égards. Nous situons l’étude de la relation client-vendeur entre description dense et analyse ethnographique, entre sociologie globale et anthropologie interprétative. A leur tour, sont décrites les pratiques du mariage, l’hospitalité développée au sein de la famille, la maison (dar), le quartier (derb), le tout compris comme autant de réseaux de signification.
Geertz, montre dans son ouvrage, comment les Marocains négocient constamment la réalité. Le bazar est traité comme une forme culturelle, une institution sociale et un type économique. Mais la manière dont le travail de recherche est mené montre un niveau incroyable de sensibilité culturelle et de compréhension interculturelle. Les habitants de Sefrou se souviennent encore, aujourd’hui, de ce « gentleman scholar » qui mena son travail de terrain avec beaucoup de respect pour les traditions et les croyances et pour ses informateurs et les habitants
Nous avons affaire, avec cet ouvrage, à un récit personnel basé sur des enquêtes, qui est un enseignement élémentaire d’un travail scientifique de terrain. Le résultat ne manque pas de style, ni de profondeur et maturité. Au final, le lecteur non averti est familier de tout un monde social à affronter, à comprendre, à naviguer, avec grande aisance, dans une fourmilière d’histoires et d’anecdotes. Prenons l’exemple de l’interprétation sémantique du discours habituel du souk dans Sefrou.
Geertz a réussi en vingt pages (pp. 158-178) à jeter les bases d’une théorie de la communication, une sorte d’épistémologie pratique dans laquelle les mots arabes sont traduits avec une multiplicité de significations et de dérivations à partir d’une même racine. Le chercheur se plie aux contraintes du contexte et adapte le texte à celles-ci. Nous sommes loin d’une interprétation réductrice du monde social et le récit scientifique ne perd pas sa logique ni sa réalité sociologique. La lecture du livre est comme le récit d’une expérience riche en soubresauts.
La présentation cartographique et statistique en annexe trouve sa place comme la trace d’une enquête située et datée. En outre, il y a un texte de Geertz à son retour à Sefrou en 1995 qui rend compte de l’évolution du tissu social et économique de la médina de Sefrou, ainsi que de la métamorphose d’une petite ville de province en trois décennies. Apparemment, l’unité qui a fabriqué le souk original de Sefrou semble avoir disparu avec le temps et une nouvelle réalité a pris le dessus, signe que la ville s’est développé dans le sens économique et, par conséquence, sociologique bien sûr.
Si Geertz, en 1974, a fait de la « compréhension du point de vue autochtone » l’une des chevilles de son anthropologie interprétative, la question est cachée. Cinq ans plus tard, dans sa monographie sur le souk de Sefrou où il se félicite de son approche, il affirme qu’il est nécessaire de décrire la situation telle qu’elle est envisagée par les Marocains eux-mêmes. Cette recommandation est, aujourd’hui, quelque peu déroutante à bien des égards. Existe-t-il, au Maroc ou ailleurs, un point de vue autochtone (au singulier) qui puisse rendre compte de la diversité des groupes qui composent une société locale ?
A la lumière des enquêtes menées depuis les années 1970 qui ont enrichi la compréhension de la société marocaine, on constate que Geertz a cédé la place à un essentialisme masquant la multiplicité et la complexité des stratégies des acteurs. Il a dessiné la société marocaine dans ses grandes lignes, en simplifiant la morphologie sociale fragmentée en Séfriouis, Marocains, Juifs, Arabes et Berbères, et en recourant à l’excès aux questions d’ethos faisant des Marocains des têtes fortes en entêtement, opportunisme et calcul. Si ce fait est soumis à la philosophie de la relation client, le souk pourrait bien apparaître comme une dure métaphore de la société marocaine.
Le comparatisme de Geertz est large, il assimile le souk de Sefrou à tous les autres souks du Maroc et tous les souks du Maroc à ceux de Bali ou d’Egypte et où se trouve un modèle d’économie de bazar, un mot persan, inhabituel au Maroc, mais que les colonisations anglaise et française utilisaient pour désigner le marché oriental et par extension l’économie de cette région. C’est grâce à cette utilisation extensive et standardisée d’un terme étranger à la langue locale que Geertz a pu jouer l’interprétation d’un modèle économique applicable à tous les marchés du Maghreb et du Moyen-Orient. Ce passage de la description dense au diagnostic interprétatif, ce souci d’articuler le micro au macro dans un retour dialectique continu entre les détails les plus locaux et la plus globale des structures globales sont les fondements du modèle geertzien d’anthropologie, complexe, précis, analytique, respectueux et scientifique.
Clifford Geertz nous donne ici, outre une description ethnographique dense d’un souk marocain, la construction de l’idéal wébérien type de « l’économie de bazar ». Le premier développement de ce type de construction s’appuie sur un terrain empirique à Java, qui donnera lieu à l’ouvrage « Peddlers and Princes » (Colporteurs et Princes) publié en 1963. Puis, comme sa démarche est comparative et analytique, il décide de tester son « économie de bazar » sur un nouveau terrain, le souk de Sefrou. À cette occasion, Geertz distingue plus explicitement le type idéal de « bazar » de « l’économie industrielle » et de « l’économie primitive ».
Il ne défend ni une perspective évolutionniste : l’une ne remplacera pas nécessairement l’autre ; ni une opposition stricte : les économies se chevauchent et coexistent. Pour lui, si le souk est une institution caractéristique de la civilisation de l’Islam, « l’économie de bazar » est surtout un outil d’analyse, qui peut être utilisé pour l’étude d’autres cultures. Ce modèle de bazar a des points communs avec les bazars d’Indonésie, bien sûr, mais aussi avec celui du Mexique, etc.
Coexistence
Dans leur opus intitulé : « Meaning and Order in Moroccan Society. Three Essays in Cultural Analysis » (Sens et ordre dans la société marocaine : Trois essais d’analyse culturelle)Clifford Geertz, Hildred Geertz et Laurence Rosen discutent de la vie dans une petite ville du Moyen Atlas : Sefrou, où juifs, Amazighs et Arabes ont vécu côte à côte dans une totale harmonie pendant des siècles. Grâce au travail scientifique de ces anthropologues de renommée mondiale, la ville de Sefrou est devenue un exemple de l’économie de bazaar et un haut-lieu de tolérance et de coexistence parmi la communauté scientifique du monde entier.
Ces anthropologues américains qui se sont intéressés de près à la structure sociale de la ville de Sefrou et à son économie de bazar sont arrivés à la conclusion que la communauté juive de cette ville, bien que juive de confession, n’était pas différente de la communauté musulmane et n’était certainement pas une communauté séparée et vivant en isolement : « La communauté commerciale juive constitue, lorsqu’elle est placée à côté de la communauté musulmane, un cas modèle dans les délicatesses de la comparaison sociologique : À bien des égards, elle ressemble exactement à la communauté musulmane ; à bien d’autres égards, elle est totalement différente. Les juifs étaient à la fois des Sefrouis comme les autres et eux-mêmes de façon retentissante. Nombre de leurs institutions – dans le cadre d’un bazar, pour la plupart – étaient des homologues directes des institutions musulmanes ; souvent, même la terminologie n’était pas modifiée ».
« Mais la façon dont ces institutions ont été mises en place, l’ensemble organisationnel qu’elles complètent, contrastent tellement avec la manière musulmane qu’elles en sont presque une réponse. Il n’est pas possible de traiter les Juifs comme une « tribu » de plus dans le conglomérat marocain, une autre nisba, bien qu’ils aient certainement été cela aussi. Marocains dans l’âme et juifs dans le même noyau, ils étaient les héritiers d’une tradition double et indivisible et en aucun cas marginale ».
En même temps, ces chercheurs sont arrivés à la conclusion que les juifs, qui étaient certainement cent pour cent marocains, ont joué un rôle essentiel dans la stabilisation de la société marocaine dans la région. D’une part, ils ont contribué à la croissance et au développement du commerce local, du commerce rural et du commerce des caravanes et, d’autre part et surtout, ils ont calmé les adversités des Amazighs du Moyen Atlas et des Arabes de la plaine de Sais et ont empêché d’éventuelles querelles urbaines.
Ainsi, à bien des égards, les juifs ont joué le rôle de pacificateurs et de médiateurs sociaux non déclarés : « … le rôle des juifs dans la connexion entre le bazar de Sefrou, centré sur la région, et la nuée de bazars centrés sur la localité qui grandissait autour était crucial dès les premières étapes de la transition du passage au commerce de la place centrale et, dans une certaine mesure, les a même précédés. On ne peut que spéculer sur les raisons pour lesquelles les arabophones de la plaine de Sais, du Maroc et les berbères du Moyen Atlas auraient dû avoir besoin d’un troisième élément distinct pour établir un lien commercial entre eux ».
« Le désir de groupes intensément compétitifs, soupçonneux des actions des uns et des autres, jaloux du pouvoir de chacun et effrayés par les ambitions des autres, de mener leurs échanges commerciaux par l’intermédiaire d’agents politiquement impuissants, d’individus qui ne pouvaient ni apporter la force ni l’autorité dans le processus d’échange et qui ne pouvaient obtenir rien de plus que de la richesse par ce biais, fait peut-être partie de la réponse. Le désir connexe de se défaire d’activités commerciales ayant une signification autre que le cash and carry et d’émousser ainsi leur force d’acculturation en est peut-être une autre. Mais quelle qu’en soit la raison, ce fait a eu un impact profond, pratiquement déterminant, sur la formation des activités juives dans l’économie du bazar ».
Aujourd’hui, il reste peut-être une ou deux familles juives à Sefrou, les autres ont toutes émigré à Fès ou à Casablanca ou ont immigré en France, au Canada et en Israël. Mais, malgré leur départ physique, ils restent émotionnellement très attachés à cette ville mythique qui a connu, pendant des siècles, une cohabitation harmonieuse et exemplaire entre deux religions, trois ethnies et cultures et plusieurs niveaux de vie.
De nombreuses familles juives reviennent chaque année à Sefrou pour entreprendre un pèlerinage sentimental dans les dédales de cette ville millénaire et revoir le Mellah et visiter les synagogues et l’école talmudique.
Sefrou n’était pas seulement une ville où musulmans et juifs vivaient en harmonie, c’était aussi une ville qui a inventé, il y a longtemps, le concept de coexistence religieuse dans son vrai sens.
Bien que la communauté juive de Sefrou était peu nombreuse, son importance dans la vie de la ville et dans l’économie du bazar était prédominante pour plus d’une raison, comme l’explique longuement Geertz dans son ouvrage précité.
Dans les années trente du siècle dernier, la majorité des juifs vivaient dans le Mellah, à l’exception d’une minorité d’entre eux qui ont servi dans l’administration coloniale comme interprètes ou fonctionnaires. Ceux-ci, en raison de leur importance dans la hiérarchie sociale, vivaient dans la Ville nouvelle, le quartier européen. Dans les années 1950, vivre dans ce quartier était un symbole de promotion sociale et de statut, concept appelé en arabe local « tla’ » qui veut dire « monter ». Toutefois, il faut signaler qu’en 1946 beaucoup de juifs éduqués dans les écoles françaises, ambitieux et aspirants, ont choisi, pour la plupart, d’émigrer en France, pour faire fortune.
Après l’indépendance, le Mellah n’est plus le lieu de résidence exclusif des juifs puisque des familles musulmanes s’y installent sans aucun a priori. Ce changement de normes sociales a créé dans cette ville une culture de solidarité et de partage entre les communautés juives et musulmanes. Cette culture était basée sur le concept de respect de l’autre dans ses différences religieuses, culturelles et ethniques. Ce faisant, les deux communautés vivaient en complète symbiose. Les Musulmans célébraient avec les juifs leurs fêtes religieuses, tandis que les juifs respectaient strictement le code d’abstinence des musulmans pendant le mois sacré du Ramadan, ce que ces derniers appréciaient beaucoup.
Mais le point culminant de la coexistence religieuse initiée à Sefrou a été la vénération des mêmes saints par les deux communautés religieuses. Pour Geertz et son équipe, juifs et musulmans, malgré leurs différences, avaient beaucoup en commun sur le plan culturel.
» … les juifs se mêlaient aux musulmans selon des règles de base uniformes, ce qui, dans une certaine mesure, est difficile à attribuer à ceux dont les idées sur les juifs dans le commerce traditionnel sont basées sur le rôle qu’ils ont joué dans l’Europe prémoderne, étaient différents en termes de statut religieux. Il y a eu, bien sûr, une certaine pénétration des préoccupations communautaires dans le cadre du bazar (métiers exclusivement juifs, comme l’orfèvrerie et la ferblanterie et des phénomènes particuliers tels que les bouchers casher), mais ce qui est remarquable, ce n’est pas de savoir combien il y en avait, mais combien peu. Le lien avec l’argent liquide était tout à fait réel ; le Juif était vendeur de tissus, colporteur, commerçant, cordonnier ou porteur avant d’être juif et de traiter et d’être traité comme tel ».
« Au contraire, il y avait une certaine pénétration des modes de vie généraux marocains dans l’espace communal : Les liens de parenté juifs n’étaient pas si différents de ceux des musulmans, les juifs avaient non seulement leurs propres saints mais aussi des saints musulmans souvent honorés : et l’arabe, et non l’hébreu, était la langue du foyer ».
Cette coexistence parfaite entre juifs et musulmans à Sefrou a trouvé son expression ultime dans le culte du même saint par les deux groupes religieux. En effet, à l’entrée nord de la ville en question, sur le flanc d’une petite montagne sur la droite se trouve une grotte qui, selon la littérature hagiographique du judaïsme et de l’islam, abrite la tombe d’un saint vénéré par les deux communautés religieuses. Le site est habilement appelé Kaf al-Moumen « la Grotte du Croyant », sans préciser de quel croyant abrahamique il s’agit. Personne ne semblait se soucier d’un tel détail, en tout cas.
Les habitants de Sefrou, si confiants dans leurs traditions ancestrales, ne se sont jamais posé la question de savoir s’il s’agit d’un seul et même saint pour les deux religions ou de deux saints différents. D’une certaine manière, une telle question était totalement superflue pour eux. Un saint est un saint.
Cette question, si pertinente pour certains fondamentalistes des deux côtés, n’avait aucune importance pour les habitants de Sefrou. Leur coexistence religieuse était si forte et si solide qu’ils avaient établi des périodes de temps strictes pour visiter la grotte autour du calendrier religieux de chaque confession et, pendant des siècles, ce calendrier a fonctionné merveilleusement, pour tous, et sans aucun problème, et il aurait pu continuer à fonctionner si les juifs de cette ville n’étaient pas partis suite aux campagnes d’incitation des agences juives américaines et internationales pour les faire migrer en Israël.
Cette coexistence religieuse n’était pas l’apanage de la ville de Sefrou, en effet il y avait beaucoup d’exemples similaires dans d’autres localités du Maroc, qu’il s’agisse de villes impériales ou de petites villes de peu d’importance.
Bien qu’effective sur tout le territoire, elle cachait un phénomène de racisme latent, néanmoins, au sein de certains groupes sociaux, notamment les riches qui voyaient avec une grande jalousie le succès des juifs marocains, et exprimaient ce sentiment par des brimades, des comportements verbaux agressifs, ou simplement en invoquant la religion et en considérant le juif et le chrétien comme des êtres impurs, et en utilisant, par conséquent, le terme arabe raciste et condescendant « hachak » (signifiant être impur) lorsqu’ils mentionnent leur nom ou s’y réfèrent.
Exode
En 1956, le Maroc retrouve son indépendance nationale vis-à-vis de la France, et assiste impuissant ou à moitié consentant, à l’émigration de ses petites communautés juives des Mellahs de l’Atlas, suivies de près par celles des villes moyennes du Royaume, vers le jeune état d’Israël.
D’après l’ouvrage intitulé : « La vie juive au Maroc – Arts et Traditions » édité par A. Muller-Lancet et D. Champault, pour les Juifs marocains, la sauvegarde de leur religion les a poussés à partir en Israël au détriment de leur culture millénaire : « Les Juifs du Maroc, avaient pour souci de sauvegarder en priorité ce qui représentait le pivot de leur existence : la religion et l’érudition, sans trop se préoccuper de garder les témoignages matériels d’une vie nourrie de traditions millénaires ».
L’année précédant l’indépendance du Maroc a été marquée par une émigration massive de juifs et par une série d’attentats meurtriers. Les fils de Zédé Schulmann quittent définitivement le pays pour s’installer en France et leur collection d’art populaire juif marocain est expédiée à Jérusalem via Marseille.
Dix ans plus tard, en 1965, lors de l’inauguration du Musée d’Israël, Zédé Schulmann et tous les donateurs ont occupé les places d’honneur, lors de cette célébration, et ont reçu des médailles pour « avoir sauvé les trésors de la tradition et de l’art populaire juif ».
En 1973, le Musée a organisé la première grande exposition jamais consacrée aux Juifs du Maroc, afin de « mettre en évidence la contribution du judaïsme marocain à la culture et à la pensée juive universelle ». L’exposition s’appuie principalement sur la collection d’objets, de documents, de photographies et de films rassemblés par Jean Besancenot et Zédé Schulmann. Un hommage chaleureux a été rendu à ce dernier pour la passion avec laquelle il s’est engagé dans « ces véritables campagnes de sauvetage ».
Dans son autobiographie, écrite deux ans avant sa mort en 1981, Zédé Schulmann témoigne de son action comme d’une tâche nécessaire, qu’il était fier d’avoir accomplie, mais dont il n’entend pas tirer de gloire : « si je n’avais pas fait ce travail à l’époque, il aurait été impossible de le faire ». Il a cependant contribué à faire connaître le judaïsme marocain et à le préserver d’un oubli préjudiciable et de la décadence du temps.
Entre 1948 et 1968, presque toutes les familles juives de Sefrou ont décidé d’abandonner leur « Petite Jérusalem » et leur Maroc millénaire pour émigrer en Israël.
Juif marocain lui-même et se croyant « un des derniers Davids né à Sefrou », David Assouline a recueilli des témoignages et des images d’archives pour comprendre les raisons d’un départ aussi massif qui pourrait être l’une ou l’ensemble des raisons suivantes : fin du protectorat français, indépendance du Maroc, création de l’État d’Israël, guerres israélo-arabes, pogrom d’Oujda de juillet 1944, prosélytisme de l’Alliance Israélite Universelle, idéal socialiste du kibboutz, etc. C’est, en effet, tout un ensemble de craintes et d’espoirs qui ont poussé les juifs de Sefrou à se rendre en Terre promise.
Mais, face au mépris ashkénaze pour ces soi-disant « Marocains rugueux », les habitants de Sefrou ont dû se battre pour trouver leur place en Israël et pour fonder leur nouvelle ville : Ashdod. Aujourd’hui, comme le dit Youval : « le ressentiment n’est plus de mise, ni l’idéalisme ». Mais pour Moshé, Samuel, Aba, David, et même pour leurs descendants, Sefrou reste un rêve mythique, dont le souvenir nostalgique reste « une douce blessure ».
Le film documentaire de David Assouline est, sans aucun doute, un must pour voir les belles images de ce passé paisible dans la médina et découvrir, une fois de plus, que le drame de l’intégration n’est pas forcément joué là où on l’attend. Pour les anciens de Sefrou, la terre promise avait un goût amer : « J’étais un maître, je suis devenu un serviteur », dit l’un d’eux qui raconte les humiliations, l’arrogance et la morgue des juifs d’Europe (les Ashknazes) et des jeunes filles qui tournent le dos aux juifs marocains. Pour finir accommodant: « Mes fils, au moins, n’ont pas été traités de sales juifs ».
Conclusion
Que reste-t-il de Sefrou, la Petite Jérusalem du Maroc, le paradis oriental bien-aimé de Colette et de Saisset ? Un souvenir, une douce blessure pour les enfants de ces milliers de juifs qui vivaient autrefois dans cette petite ville marocaine proche de Fès. « La terre d’Israël était ici », disait Moshé, l’un des derniers juifs à avoir quitté Sefrou pour Israël. Ils sont partis les uns après les autres, poussés par l’indépendance marocaine, les guerres du Moyen-Orient et cette peur diffuse qui étouffait la douceur de vivre ensemble, juifs et Arabes, sans conflits ni haine, quels qu’ils soient.
Si ces juifs et leurs descendants aiment tant le Maroc, aujourd’hui, malgré le temps qui passe, c’est parce que ce pays fait partie intégrante de leur histoire personnelle et de leurs gênes. Pour la plupart d’entre eux, le Maroc est la terre de leurs ancêtres, une terre aimée qui les a généralement bien traités. La position du feu roi Mohammed V pendant la Seconde Guerre mondiale n’a pas été oubliée : il a catégoriquement refusé de livrer les juifs marocains au régime de Vichy qui voulait les déporter, déclarant que tous les Marocains sont juifs. Plus tard, le feu roi Hassan, qui n’a pas cessé de reconnaître la partie intégrante des juifs et du judaïsme dans l’identité marocaine et a fait des mains et des pieds pour rapprocher les Israéliens des Palestiniens et établir une paix juste et durable au Moyen Orient.
Quant au roi Mohammed VI, il a fait en sorte que le judaïsme fasse partie des « affluents séculiers » de l’identité nationale, et l’a inscrit, en or, dans la Constitution de 2011 : « Fidèle à son choix irréversible de construire un Etat de droit démocratique, le Royaume du Maroc poursuit résolument le processus de consolidation et de renforcement des institutions d’un Etat moderne, ayant pour fondements les principes de participation, de pluralisme et de bonne gouvernance. Il développe une société solidaire où tous jouissent de la sécurité, de la liberté, de l’égalité des chances, du respect de leur dignité et de la justice sociale, dans le cadre du principe de corrélation entre les droits et les devoirs de la citoyenneté.
« Etat musulman souverain, attaché à son unité nationale et à son intégrité territoriale, le Royaume du Maroc entend préserver, dans sa plénitude et sa diversité, son identité nationale une et indivisible. Son unité, forgée par la convergence de ses composantes arabo-islamique, amazighe et saharo-hassanie, s’est nourrie et enrichie de ses affluents africain, andalou, hébraïque et méditerranéen.
« La prééminence accordée à la religion musulmane dans ce référentiel national va de pair avec l’attachement du peuple marocain aux valeurs d’ouverture, de modération, de tolérance et de dialogue pour la compréhension mutuelle entre toutes les cultures et les civilisations du monde».