Juifs sous Vichy : les éclairages historiques de Laurent Joly et Jacques Sémelin
La survie de 75 % des Juifs de France n’est pas à porter au crédit de Vichy, mais aux Français et à eux-mêmes. Démonstration par deux historiens sous forme de piqûre de rappel. Sur fond de polémique avec Éric Zemmour.
Les chiffres ont été avancés pour la première fois par Serge Klarsfeld, président de l’association Fils et filles de déportés juifs de France (FFDJF) : 75 % des Juifs de France, dont 85 % de nationalité française, ont survécu à l’extermination. Soit un peu plus de 200 000 individus. Changeons de perspective.
En 1942, 40 000 Juifs, en majorité apatrides, ont été déportés. En 1943, ce chiffre baisse à 17 000 et s’établit à 15 000 lors des six premiers mois de 1944 (en hausse, donc). Autrement dit, Vichy a mis à disposition des nazis les forces nécessaires à l’arrestation des Juifs, avant de relayer dans une moindre mesure leurs exigences, prouvant a contrario qu’il était possible de leur tenir tête.
De fait, pour le Reich, la priorité est le front de l’Est, face à l’Armée rouge, et le Mur de l’Atlantique, dans la perspective d’un débarquement. Vichy, de son côté, se consacre au transfert des travailleurs du STO et à la répression des maquis. Seules une poignée de collaborationnistes et la Milice poursuivent la traque jusqu’à la Libération, avec malgré tout, de meilleurs « résultats ». Ce point d’histoire, aujourd’hui maîtrisé, aurait pu être clos. Il a été relancé par le candidat à l’élection présidentielle Éric Zemmour, pour qui Vichy a sacrifié les Juifs étrangers pour sauver les Juifs français.
Le militant moins convaincant que l’historien
Dans La Falsification de l’Histoire, Laurent Joly, l’un des meilleurs historiens sur la question, met les points sur les « i », comme il s’y était déjà employé dans L’État contre les Juifs. Ce bilan remarquable, tant par le matériau brassé, la restitution des drames humains et du rôle de chaque rouage administratif, entre carrière et idéologie, reste un modèle du genre. Ici, l’auteur change de registre, au moment où, « jamais en cinquante ans […] l’extrême droite n’aura semblé aussi forte ». Si le « doctrinaire » (Zemmour) réécrit l’histoire, c’est pour « réunir droite et extrême droite ». Et pour « rendre acceptables des politiques d’exception », afin de « libérer la France de l’invasion musulmane ». Lesquelles ? On reste sur sa faim.
Le militant Joly convainc moins que l’historien. Plutôt que du côté de Maurras, les obsessions d’Éric Zemmour ne trouvent-elles pas un début d’explication dans sa frayeur de voir un jour les Français minoritaires, à l’instar des Juifs du Maghreb soumis à la « dhimmitude », ce statut discriminatoire réservé aux non musulmans ? Sa défense acharnée de l’assimilation, modèle d’intégration républicaine durement écorné par l’abandon des Juifs sous Vichy, ne passe-t-elle pas par une absolution du gouvernement de Pétain, pour être à nouveau crédible ?
Les Juifs, « acteurs de leur survie »
Jacques Sémelin s’oppose, lui aussi, à Éric Zemmour. Dans une tribune au Monde, l’historien rappelle que le gouvernement collaborateur danois avait donné interdiction à Berlin de toucher aux Juifs, rendant ainsi possible leur sauvetage. Les travaux de ce spécialiste des crimes de masse ont l’originalité de s’intéresser aux Juifs comme « acteurs de leur survie » et non comme victimes passives. Ce nouvel ouvrage passionnant est à la fois la synthèse des précédents, le récit de ses entretiens avec son collègue américain Robert Paxton, avec Robert Badinter, avec Serge Klarsfeld ou encore avec Simone Veil et l’élaboration de ses thèses. Privilégiant le « bas » (les individus) au « haut » (les relations entre les dirigeants de Vichy et du Reich), il détaille les différentes postures des juifs, entre « accommodation » (l’enregistrement comme Juif), « ruse » (l’usage de faux papiers), « fuite » (à la campagne) ou « planque » (en ville). Il souligne le rôle extraordinaire des mouvements d’entraide, du curé et de l’instituteur, des réseaux de sociabilité dans les milieux bourgeois, renversant l’image d’une « France de salauds » véhiculée par le film Le Chagrin et la Pitié (1969).
Toujours dans la nuance et la complexité, il constate, malgré tout, que dans les pays placés sous le contrôle de l’occupant (Pays-Bas, Belgique), ou ceux où l’État a été détruit (Pologne, Lituanie), le taux d’extermination des Juifs est beaucoup plus élevé que dans ceux qui ont collaboré (Vichy, Danemark)… Il regrette que les élèves retiennent du discours de Chirac au Vél-d’Hiv que la France est coupable, alors que seul Vichy l’est. Plus que tout, il déplore que notre pays soit confronté à un « mur mémoriel », la mémoire sur cette époque s’étant fixée sur le génocide, plutôt que sur le sauvetage des Juifs.