Le judaïsme en terre d’Islam, histoire d’un aggiornamento marocain - Par Lahcen Haddad
Il est facile d’idéaliser l’histoire entre les Juifs et les Musulmans au Maroc ; néanmoins, il est difficile d’ignorer les moments d’entente, de coexistence et de tolérance qu’ont connus les deux communautés à travers l’histoire, depuis deux mille ans. Les temps difficiles de cette existence juive au Maroc, ne peuvent occulter une politique sultanienne de protection depuis le Moyen Age et une ouverture de la part des musulmans marocains sur la culture hébraïque, selon le contexte politico-idéologique du moment, que ça soit au temps des Almoravides (malgré leur rigorisme religieux), des Saadiens (surtout au temps du Sultan Mohammed Cheick et le Décret d’Alhambra, édit d’expulsion des juifs de l’Andalousie), au dix-huitième siècle (surtout sous le règne de Mohamed III et les fameux « commerçants du sultan » de Mogador), le protectorat français et le règne de Mohamed V, et bien sûr l’Age d’Or sous Hassan II et Mohammed VI.
Pour André Azoulay, être juif en terre d’Islam est une histoire qui s’écrit au futur. Une modernité qui se veut futuriste, pas dans le sens des artistes italiens du début du vingtième siècle, mais au sens hégélien de l’histoire comme une idée qui s’auto-réalise. Le sens immanent de l’histoire dont parle Hegel se trouve dans le cas du judaïsme marocain dans ces moments cités ci-dessus qui impulsent l’Idée de liberté humaine à se réaliser dans le futur.
Invité par la prestigieuse Académie des Sciences Morales et Politiques, l’une des cinq Académies de l’Institut de France, M. Azoulay se réjouit de la justice rendue «à la modernité sociale du Maroc et à son enracinement dans la richesse de toutes ses diversités ». Jean Baudrillard qualifie la modernité de « morale canonique du changement». La volonté de changement est souvent qualifiée dans les milieux institutionnels d’action de modernité. « Moderniser, c’est adapter l’action publique à la société de demain », note en 2017 Laure de La Bretèche, Secrétaire générale pour la modernisation de l’action publique en France (« Rendre désirables l’esprit de modernité, le changement et la réforme» Le portail de la modernisation de l’action publique, 26 janvier 2017). M. Azoulay vise cette volonté de vouloir changer, de précipiter l’avenir, de le déclencher. Mais elle n’est pas juste politique ; elle est sociale.
Elle est « sociale » dans deux sens ; le sens de justice sociale : rendre justice à une communauté, à son existence, son histoire, sa culture dans un espace où elle avait trouvé refuge, identité, appartenance et «existence». Mais elle est aussi «sociale» dans le sens d’une volonté de toute une société et ses forces vives ; un consensus social sur le fait que le Maroc a toujours été hébraïque ; mais il le sera davantage dans le geste constitutionnel de 2011. Ce geste qui s’écrit au futur également, puisque cet héritage célébré par toute une nation a généré mille et une possibilités de lecture, d’écriture, d’être et de devenir.
Célébrer la diversité est un défi pour les sociétés au destin multiculturel. Les paroxysmes qu’on voit partout, engendrant populisme, racisme, antisémitisme, et des formes primitives de nationalisme ethnique, montrent combien l’exercice de la diversité est périlleux. Mais cet exercice réussit quand les nations conjuguent leadership, volonté politique et volonté sociale. C’est ça le vrai sens de modernité sociale dont parle M. Azoulay quand il évoque le leadership du roi Mohammed VI et la mobilisation de la société marocaine en faveur d’une diversité, assumée, voulue, célébrée et traduite en gestes politiques et culturels novateurs et avant-gardistes.
Un vrai aggiornamento qui « n’est pas une posture, il n’est pas non plus l’expression fugitive et intéressée d’un exercice politicien de l’instant destiné à s’attirer les bonnes grâces ou le soutien de qui que ce soit ». C’est un Aufklärung à la marocaine. Les Marocains, Juifs et Musulmans, ont assumé leur passé avec ses joies et ses douleurs, mais ils n’y sont pas restés prisonniers ; ils l’ont ré-imaginé à la lumière des moments de «gloire collective» pour se forger un imaginaire possible, moderne, conjugué au futur.
Essaouira en est le modèle, un espace de débat, de cultures, de célébration de cette diversité aux mille et une couleurs. Le Maroc, voulu par sa Majesté, par tout le peuple marocain, et imaginé par M. Azoulay et tous les intellectuels éclairés du Maroc et d’ailleurs, est la métamorphose possible à grande échelle de ce modèle. Un rêve, une possibilité, une rationalité, un futur qui devient un présent à chaque moment de l’histoire moderne d’Al Maghrib.