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Du chapeau conique à la kippa, le couvre-chef dans la religion juive
 

« Ce chapeau devient une injonction des rabbins qui cherchent à éviter les mariages mixtes au profit des unions endogames. »

Le couvre-chef fut imposé par les catholiques aux membres de la communauté juive dès le Moyen Âge afin de les identifier – et le plus souvent pour les déconsidérer. Il est parallèlement devenu un signe distinctif de religiosité revendiqué avec fierté, selon ce qui ressemble à un retournement du stigmate.

En 1215, un moment fondateur

Le IVe concile du Latran de 1215 est considéré comme le moment fondateur de la différenciation visible des Juifs dans l’espace public européen. Le pape Innocent III y décrète en effet la nécessité de distinguer les Juifs (et les musulmans) de la population chrétienne « par la qualité de leur habit public » afin d’éviter la « grave damnation d’une union (sexuelle entre juifs et chrétiens) ».

En France, Louis IX (saint Louis) impose ces signes distinctifs dans tout le royaume en 1269. Il s’agit d’exclure les Juifs des rapports sociaux ordinaires afin d’empêcher les mariages mixtes entre chrétiens et juifs, ainsi que les conversions au judaïsme. Ce « marquage » des Juifs se fait par l’imposition d’un signe distinctif : une roue (ou rouelle, cercle cousu sur le vêtement) et/ou du chapeau de forme conique, le plus souvent jaunes.

Le psautier de saint Louis commence par une série de 78 miniatures en pleine page illustrant les scènes des premiers livres de l’Ancien Testament. Les personnages bibliques sont très souvent coiffés du chapeau conique. Cette œuvre est produite 60 ans après le concile du Latran (1215). Psautier dit de saint Louis, Maître de Noah, enlumineur (1270-1274)/BnF

Sans minimiser les mesures anti-juives au Moyen Âge, ces occurrences du chapeau dans les enluminures médiévales ne correspondent pas à une volonté d’humilier les Juifs, puisque même Joseph, l’époux de Marie, le porte.

Les catholiques ne sont pas les seuls à user du chapeau conique dans les représentations des Hébreux, les Juifs aussi. La Haggadah de Pessah à têtes d’oiseaux, dont la date est estimée à 1300, est attribué à un certain Menahem, Juif ashkénaze. Ce parchemin relate les épisodes de la fuite d’Égypte. On y voit par exemple des Hébreux, un chapeau conique sur la tête avec sa boule caractéristique, se hâtant de cuire la matsa pour l’emporter avec eux. Les Égyptiens lancés à leur poursuite ont les traits du visage effacés. Ici ce chapeau n’est pas stigmatisant, il permet d’identifier les Hébreux et les distinguer des Égyptiens.

Des poèmes de Süsskind von Trimberg, poète juif allemand du début du 14e siècle, se trouvent dans le Codex Manesse. Une miniature montre un Juif reconnaissable à son chapeau conique emblématique dont la pointe est surmontée d’une boule. Il porte un col en fourrure, comme l’évêque à gauche avec sa crosse. Le Juif est habillé comme le dignitaire catholique, en exacte symétrie si ce n’est son chapeau distinctif. Le Juif est le visiteur mais à égalité avec l’évêque, comme le montre la richesse de leurs vêtements doublés de fourrure. Le chapeau conique s’oppose à la crosse de l’évêque.

Un stigmate vestimentaire

Si l’origine du chapeau jaune remonte au 13e siècle, son usage s’est surtout développé à la fin du 15e et au 16e siècle, à la Renaissance, alors que l’Europe s’est vidée de sa population juive après les expulsions. Ce pileus cornutus ou Judenhut devient un stigmate vestimentaire, l’apanage de Juifs maléfiques, comme ceux représentés pour illustrer le supposé martyre de Simon de Trente, enfant de 3 ans disparu en 1475 au moment de la fête de Pessah. Sa disparition met en cause la communauté juive de la ville accusée de meurtre rituel, donnant lieu à l’apparition d’un véritable mythe antisémite. Des gravures sont diffusées montrant un enfant torturé par des Juifs identifiés par le chapeau conique sur lequel leur nom hébraïque est inscrit, comme celles de l’imprimeur allemand Albrecht Kunne (1435-1520). Le chapeau juif désigne à la fin du 15e siècle des êtres maléfiques.

L’historienne Naomi Lubrich, dans son étude exhaustive du chapeau juif, rappelle que, dans les régions germanophones du Saint-Empire romain, les Juifs durent, d’environ 1250 à 1750, porter un chapeau pointu appelé pileus cornutus. Elle établit le passage du Judenhut, le « chapeau des Juifs », au Zauberhut, le « chapeau des sorciers » (Lubrich 2015:149). Dans les deux cas, Juifs et sorcières sont accusés d’être en lien avec le diable.

Les premières occurrences du chapeau jaune en Italie, notamment dans les États pontificaux, apparaissent au milieu 16e siècle, en application de la bulle pontificale du pape Paul IV, Cum nimis absurdum, du 14 juillet 1555, qui impose des restrictions aux Juifs des États pontificaux. Outre les restrictions drastiques concernant les libertés des Juifs, l’article 3 mentionne explicitement l’obligation du chapeau pour les hommes.
L’obligation de se couvrir la tête dans le judaïsme

Ce chapeau, qui vise à exclure les Juifs de la société pour éviter les promiscuités, devient une injonction des rabbins qui cherchent, eux aussi, à éviter les mariages mixtes au profit des unions endogames.

C’est au Choulhan Aroukh de Yossef Karo (1488-1575), donc au 16e siècle, que l’obligation de la kippa est attribuée. Claire Soussen, historienne spécialiste des relations entre Juifs et chrétiens au Moyen Âge, décrit cette difficile interprétation du couvre-chef dans le judaïsme, à la fois subi et choisi, qu’elle définit d’emblée comme « identitaire ». Elle rappelle son origine tardive : « Les polémistes juifs justifient d’ailleurs parfois cette obligation par la volonté assumée des Juifs de se distinguer des Chrétiens qui, eux, se défont de leur couvre-chef lorsqu’ils entrent dans un lieu consacré. La kippa n’est donc pas, au départ, un objet rituel ; elle l’est devenue petit à petit, même si dès le Moyen Âge central, l’iconographie chrétienne représente les Juifs coiffés ».

Dans une autre édition du Choulhan Aroukh, commentée par le rabbin Binyamin Krief, on trouve, en note de cette règle, deux précédents : Maïmonide (1138-1204) et Yaakov Ben Asher (1270-1343). Le premier, Maïmonide (Rambam), écrit « Les érudits ont l’habitude de se comporter [sic.]. Ils ne se dévalorisent pas en ne dévoilant ni leur tête ni leur corps » (Hilkhot Déot 5.6). Le second, Yaakov Ben Asher, est l’auteur du Arbaa Tourim, un code de loi juive ancêtre du Choulhan Aroukh, dont la première section, Orah Hayim, traite entre autres de la tête couverte (Krief 2011:16, note 22).

Les deux auteurs, respectivement du 12e et 13e siècles, montrent que la règle de l’obligation d’avoir la tête couverte était connue plus de trois siècles avant le Choulhan Aroukh, mais surtout qu’elle est contemporaine des mesures vexatoires entreprises par les pays européens pour exclure la population juive.

La question est de savoir si le chapeau et la kippa, que tout Juif pratiquant porte de manière précautionneuse, correspondent à un retournement du stigmate : les Juifs auraient fait de la contrainte et de l’humiliation une fierté. Les rabbins auraient ainsi transformé la soumission à une loi inique en une soumission à Dieu. Le Juif n’obéit ainsi plus à la législation anti-juive, mais à Dieu qui le lui commande.

De l’obligation de porter et de l’infamie par la coercition, on passe à la fierté de marquer sa différence. Le chapeau juif visible et imposant, notamment dans le monde ashkénaze avec le fameux streimel, peut être considéré comme la réparation d’une ancienne humiliation ; tout comme la magen David portée aujourd’hui en bijou au cou, très loin de l’étoile jaune imposée par les nazis dont la forme est pourtant similaire. Le « couvre-chef stigmate » a fini par marquer l’identité juive revendiquée. Le chapeau est passé de signe infamant à signe distinctif de religiosité : montrant le Juif pieux exprimant sa « crainte de Dieu » dans l’espace public.

Le Monde Arabe

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