24 octobre 1870 : Le décret Crémieux accorde la citoyenneté française aux Juifs d'Algérie
24 octobre 1870 : Il y a 152 ans, le décret Crémieux accorda la citoyenneté française aux 37 000 Juifs d'Algérie
Le décret numéro 136, concernant les Juifs d’Algérie, déclare la « naturalisation collective » des « israélites indigènes d'Algérie ». Celui-ci est promulgué à Tours et notamment signé par Adolphe Crémieux, ministre de la Justice et chargé des affaires algériennes, Léon Gambetta; ministre de l'Intérieur, Alexandre Glais-Bizoin et Léon Fourichon, députés.
Le décret n°136 n'est en réalité qu'un des nombreux décrets de Crémieux, mais il est considéré comme l’une des premières grandes mesures de la IIIème République.
À l'origine de ce décret, un homme : Isaac Adolphe Crémieux, l’un des chefs du parti républicain, et le fils d’un commerçant juif de Nîmes. Ce juriste et philanthrope juif français bénéficie d’une grande réputation d’intégrité dans le pays. Adolphe Crémieux a également participé à la création de l’«Alliance israélite universelle», dont il devient par la suite le président (de 1863 jusqu'à sa mort), avec l’objectif de protéger les Juifs où qu’ils soient.
Néanmoins, ce décret établit aussi une discrimination inédite entre les juifs, élevés au rang de citoyens français, et les musulmans. Tandis que les musulmans d’Algérie sont maintenus dans le statut d’indigène, c’est le début d’une fracture douloureuse et irréductible entre les deux communautés.
Par ailleurs, en France, où toute forme d’antisémitisme avait disparu sous la Restauration monarchiste et le Second Empire, le décret entraîne paradoxalement une mise en lumière des Juifs. L’antisémitisme apparaît avec force sous la IIIe République, à la faveur du scandale de Panama, qui précèdera de peu l’affaire Dreyfus.
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Témoignage de Didier Nébot : La longue marche des Juifs d'Algérie vers la liberté
Dans sa très longue histoire, une partie du peuple juif a vécu plus de deux mille ans en terre d’Afrique. Il y était présent depuis l’époque des Phéniciens, certains venant de Cyrénaïque, d’autres de Judée ou d’Espagne.
Si un certain nombre d'entre eux, lors de l’arrivée des Arabes au VIIème siècle, se convertirent à l’Islam, d’autres restèrent ce qu’ils sont encore aujourd’hui, des Juifs.
Ils ont côtoyé les Berbères, ils ont eu des moments de bonheur, de doute ou de détresse. Ils ont souvent courbé l’échine en subissant la loi du « DHIMMI », ils ont supporté avec dignité humiliations et vexations, mais ils n’ont jamais sombré.
Et la France est arrivée, leur accordant en 1870, par le décret Crémieux, la nationalité française. Ils sortirent alors de l’état de soumission dans lequel ils se trouvaient depuis des siècles, rejoignant la civilisation des libertés naissantes, la patrie des droits de l’homme.
Un autre décret fut en même temps promulgué mettant fin à l’administration militaire en Algérie : Elle devenait française, se scindait en trois départements et passait au régime civil. Ce furent des hourras dans la population européenne : le sol qu’elle cultivait lui appartenait enfin ! La France s’étendait maintenant au sud, par-delà les mers. Une joyeuse folie secoua le pays, mais les musulmans ne participèrent pas à la fête.
Rien n’était prévu pour eux. Certes, Napoléon III leur avait proposé, dans le sénatus-consulte de 1865, la nationalité française, mais il fallait qu’ils acceptent les lois françaises au lieu et place de la charia. Très peu de musulmans osèrent franchir le pas. Ils étaient considérés comme des renégats par leurs coreligionnaires.
Choqués par cette négation de leur identité, les musulmans crièrent à l’outrage, dépossédés de leurs biens, ils n’étaient plus rien. Ils avaient également du mal à accepter que la France accorde aux juifs la nationalité française. C’était une injustice pour eux, les juifs qui vivaient là en Dhimmi, depuis des siècles, avaient soudain davantage de droits que les Arabes. C’était à n’y rien comprendre ! La révolte grondait et en 1871, les Kabyles se soulevèrent. Ils attaquèrent des villes et brûlèrent des fermes. À Palestro, ils massacrèrent trente et un colons. Le décret Crémieux n’était pas le détonateur de cette vive réaction musulmane, mais il y contribua. Leur chef, le bachaga Mokrani déclara : « Je veux bien me mettre au-dessous d’un sabre, dût-il me trancher la tête mais au-dessous d’un juif, jamais ! Jamais ! »
Les juifs eux-mêmes, implantés dans le mépris qu’on leur accordait généreusement, ne surent s’ils devaient se réjouir ou craindre de nouvelles menaces: les regards qu’ils croisaient ne laissaient présager rien de bon. Les nombreux émigrés espagnols, qui avaient hérité du même privilège, gardaient un mépris ancestral pour cette « race maudite » qui avait participé à la crucifixion de Jésus. Quant aux métropolitains de souche, affichant sans détour leur supériorité, ils n’appréciaient guère ce peuple « lâche, hypocrite et voleur ». Un journal, L’Antijuif, se vendait dans les cafés, où l’on aimait vilipender tout ce qui différait d’un Européen.
C’est au moment de l’affaire Dreyfus que tout faillit basculer. L’article « J’accuse » de Zola dans l’aurore mit le feu aux poudres. Il y eut de violentes réactions antisémites, tant du côté des musulmans que du côté des chrétiens. Mené par Max Régis, le fils d’un immigré italien, les forces antijuives d’Alger s’organisèrent, répandant d’horribles propos et montant la foule contre les juifs : « Ce sont des parvenus, ils profitent de nous, ils nous ruinent, ils sont menteurs. »
Et ce qui devait arriver arriva, en effet cette haine aboutit le samedi 22 janvier 1898 à des attaques dans tout le pays contre les juifs.
Les jours suivants, la situation générale restait précaire. Même si les manifestations s’étaient calmées, la détente n’était pas revenue. Les extrémistes, omniprésents, empêchaient les passions de s’apaiser. Les propos de leur journal L’Antijuif étaient d’une violence inouïe : « Nous arroserons de leur sang l’arbre de notre liberté [...] Il faut éliminer cette pourriture pour que notre patrie se glorifie. » Les difficultés de mise en valeur du pays, les mauvais rapports avec les autochtones, les méventes agricoles, l’incapacité à instaurer ici une réelle démocratie ne trouvaient qu’un seul responsable : les juifs. Dans les cafés les discussions étaient vives et les rixes fréquentes, car il se trouvait parfois quelques énergumènes pour oser défendre ces parasites, au nom de la sacro-sainte démocratie.
Malheureusement, l’histoire s’emballa et les extrémistes prirent le contrôle d’Alger. Max Régis, leur chef, fut élu maire. Leur seul objectif : l’abrogation du décret Crémieux qui avait permis aux israélites de devenir français, et leur expulsion d’Algérie.
Après la délivrance et l’espoir inouï de l’émancipation, les juifs devraient-ils à nouveau courber l’échine ? Les affaires déclinèrent, peu d’Européens pénétrant dans les boutiques juives. La vie devint difficile. Alors « la race maudite » comme il était dit tenta de s’adapter, se faisant la plus discrète possible, en attendant que Dieu veuille bien se souvenir de Son peuple.
Quatre années passèrent. Les juifs pliaient sans se sentir vaincus. Les racistes s’époumonaient, menaçant Paris de sécession si l’on ne supprimait pas le décret Crémieux, mais leurs vociférations se perdirent dans l’immensité des flots qui séparaient les deux continents. Leurs discussions stériles, leurs luttes de clans, le marasme économique persistant leur ôtèrent toute crédibilité, si bien qu’aux élections de 1902 les candidats républicains l’emportèrent sur les ultras. C’était le triomphe du bon sens ; l’antisémitisme algérien avait échoué.
Ce fut une explosion de joie dans la communauté juive. Les affaires allaient redémarrer. Ainsi malgré un climat trop souvent délétère les juifs poursuivirent leur marche vers la modernité. Ils bénéficièrent pleinement des lois de la République et leur niveau social et culturel s’éleva rapidement. Le rapprochement avec la France, où fut votée, alors, la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat, accentua l’éloignement des pratiques cultuelles traditionnelles. Ainsi les nouvelles générations juives, particulièrement dans les grandes villes, reçurent une éducation religieuse de plus en plus sommaire. On ne disait plus bar-mitzva mais communion, on utilisait fréquemment le nom de Temple pour désigner la synagogue.
Un nouveau siècle était commencé et, sous le soleil d’Algérie, il était bien difficile de croire ce qu’on lisait dans les journaux de la métropole, ces effrayantes nouvelles venant du bout du monde. Qui savait où se trouvait la Russie en pleines émeutes, cette Europe centrale enneigée où l’on s’habillait de fourrure des pieds à la tête, ces montagnes où rôdaient les vampires et les elfes ? Que leur importaient ces querelles de peuples qui tuaient les archiducs ? On parlait aussi de la guerre que la France venait de déclarer à l’Allemagne, mais tout semblait si différent de l’Algérie avec ses plages, ses palmiers et cette truculence quotidienne ! Dans la carriole, les enfants, en robe blanche ou en culotte courte, riaient en chantant, les femmes, protégées d’ombrelles et vêtues de mousseline, papotaient allégrement, et les hommes, ayant depuis longtemps abandonné le vaste saroual noir pour le pantalon européen, débattaient de sujets graves. Qui aurait pu reconnaître en ces gens assurés les anciens DHIMMI, méprisés et humiliés, de l’Empire ottoman ? Qui aurait imaginé qu’ils se seraient si facilement intégrés à la civilisation occidentale, rejetant dans l’ombre les siècles troubles du Maghreb médiéval ? Ils jouissaient à s’en étourdir de cette exceptionnelle douceur de vivre sous le ciel bleu de l’Algérie française.
Lorsqu’éclata la guerre de 1914, les juifs d’Algérie, victimes des violentes campagnes antisémites menées par leurs concitoyens européens, dénigrés par les musulmans qui les avaient réduits au statut de DHIMMI durant des siècles, s’engagèrent comme un seul homme aux côtés de la France. Ils accomplirent leur devoir avec abnégation et courage, souhaitant ainsi montrer leur attachement et leur reconnaissance à leur nouvelle patrie, qui les avait libérés de la soumission et leur avait permis de sortir de l’obscurantisme. Dans cette guerre terriblement meurtrière, les juifs contribuèrent à la victoire finale de toutes leurs forces. Ils payèrent un prix du sang élevé, puisque, forte de 65000 âmes, la communauté juive d’Algérie envoya 13000 de ses fils sous les drapeaux et 2850 d’entre eux périrent.
Le temps passa, il y eut la douloureuse période de la seconde guerre mondiale où le régime de Vichy abrogea le 22 juin 1940 le décret Crémieux. Là, durant 3 années, la communauté juive d’Algérie retrouva le statut de "Juif indigène", en subissant les lois d’exclusion imposées par Pétain.
Le temps passa encore et ce fut le déchirement. En 1962, après cinq siècles pour certains, deux mille ans pour d’autres, nous avons du quitter tous l’Algérie.
Dans la peine, la souffrance et les larmes nous avons, malgré nous, abandonné ce sol, où nos familles étaient nées, avaient appris, avaient construit leur vie.
Si certains de nos coreligionnaires n’étaient pas prêts à rompre avec cette présence multi centenaire de notre communauté en Afrique, le saccage de la grande synagogue d’Alger le 10 décembre 1960 leva les derniers doutes de ceux qui hésitaient encore. Ce jour-là une véritable marée humaine pénétra dans le lieu saint et détruisit, vola, pilla tout ce qui s’y trouvait. Un slogan revenait sans cesse: « Mort aux Juifs ». Comment rester dans de telles conditions, nous n’avions pas le choix.
À la veille de la guerre d’Algérie, la population juive était surtout présente dans les grandes villes. En 1953, 21% des médecins, 18% des dentistes, 16% des avocats et 18% des fonctionnaires sont juifs. Il y avait aussi 472 exploitants agricoles. Plus de 30% des femmes juives travaillent à cette époque. En une génération les juifs s’intégrèrent entièrement à la France et à l’Occident. En une génération, les juifs ne parlèrent plus l’arabe que leurs parents pratiquaient depuis des siècles.
À la veille de la guerre d’indépendance de l’Algérie, de par leurs origines, leur histoire, leur religion, les juifs constituaient un groupe distinct de la majorité européenne pieds-noirs avec laquelle ils partageaient cependant leur attachement à la souveraineté française.
En 1962 La parenthèse du Sirocco s’était définitivement refermée sur le Peuple du Livre.
Pour certains d’entre nous, nous sommes la dernière génération des Juifs d’Algérie à avoir connu ce pays, où se trouvent nos racines. Bientôt, peu de choses subsisteront de notre présence là-bas. Cinquante huit années plus tard, rien ne s’est effacé dans notre souvenir.
La plupart des passages de ce texte on été tirés du livre "10 Commandements"