Être juif après le 7 octobre, par Delphine Horvilleur
Depuis l'attaque du 7 octobre du Hamas contre Israël, chaque communauté semble irréconciliable, au Moyen-Orient comme en Europe. Comment mettre des mots sur l’horreur et dépasser la sidération ? Le dialogue est-il encore possible ?
L'attaque du Hamas contre Israël a remis sur le devant de la scène l'antisémitisme prégnant de nos sociétés ainsi que les nombreux amalgames qui en découlent. Ce mal se décline dans différentes sphères de nos sociétés, comme les universités. Aux États-Unis, une véritable crise est née dans ces lieux de connaissances. Les rues sont aussi touchées par le phénomène. Les tags et les insultes antisémites y sont légion. Finalement, comment être juif aujourd'hui ?
“La permanence de l’antisémitisme”
Au-delà d’Israël, les attaques du Hamas ont profondément marqué les communautés juives autour du monde, résonnant douloureusement avec les traumas passés. La rabbine et écrivaine Delphine Horvilleur, autrice de Comment ça va pas ? Conversations après le 7 octobre, publié chez Grasset, nous partage comment les évènements ont réveillé et dialogué avec ses mémoires familiales. “Du côté de mon père, j’avais l’habitude d’entendre que le monde nous avait sauvé et qu’il recommencerait si besoin. Dans la branche maternelle, l’on me disait "méfie-toi, cela recommencera et ne fais confiance à personne car nul ne te sauvera le moment venu". Toute ma vie, j'ai tout fait pour faire gagner la première voix et m'inscrire dans un chemin de confiance en l'autre, de construire des ponts, de ne pas douter de l'autre et de sa fiabilité. Pourtant, après les attaques du 7 octobre, j’ai eu l’impression que les voix de ma branche maternelle haussaient le ton, qu'elles résonnaient dans ma tête, que ressurgissait leur angoisse. J’étais surtout consciente que je n'étais pas la seule à les entendre.”
“Ma grand-mère ne parlait pas mais elle me partageait son traumatisme dans son silence. Elle me disait la conscience que son monde avait été détruit et que tout pourrait recommencer. Que sans doute l'antisémitisme ne disparaîtrait pas. Sa permanence, sa capacité à muter, à rester vivace, à revenir dans l'actualité à travers des lieux ou des moments inattendus, est une réalité que j'ai toujours eue à l’esprit, mais théoriquement. Ces derniers mois, j’ai finalement eu l'impression que cette triste vérité était devenue charnelle.”
Dans ces moments de douleur collective, Delphine Horvilleur souligne que la tradition philosophique juive professe la résilience à travers la conscience de ses propres failles et vulnérabilités. Une posture qui, selon elle, est à l’encontre de celle aujourd’hui adoptée par les autorités israéliennes. “J'ai manifesté un désaccord à l'égard des choix du gouvernement de Benyamin Netanyahou, il y a déjà quelque temps maintenant. Notamment sur la manière dont certains de ses ministres choisissent d’affirmer leur pouvoir. Je pense par exemple à Itamar Ben-Gvir et son parti Otzma Yehudit, “la puissance juive” en hébreu, qui portent un ultra-nationalisme messianique. De mon point de vue, leur politique est une forme de trahison d’un héritage juif qui a toujours encensé non pas la force, mais au contraire la capacité à gérer sa vulnérabilité. Ce n’est pas une résignation à la faiblesse. L’enseignement juif nous invite plutôt à réfléchir sur la manière dont nos failles nous permettent d'être résilients. C’est une conscience de tout ce qui est faillible et cassé en nous.”
Pour la rabbine, cette attitude s’illustre notamment dans les textes du chanteur américain Leonard Cohen. “Dans 'Hallelujah', j'ai en tête ce moment où il chante 'There's a crack in every word', il y a une faille dans chaque mot, 'it doesn't matter what you heard', et peu importe lequel vous allez entendre, s'il s'agit d'un Hallelujah. Cette chanson porte bien un certain esprit juif ou biblique qui promeut la conscience de nos failles pour avancer.”
Les conséquences des attaques du 7 octobre et de la riposte qu’Israël mène depuis dans la bande de Gaza se sont aussi fait sentir dans le débat public français. Delphine Horvilleur observe une polarisation des échanges où la nuance se perd face aux affirmations généralistes et dans l’opposition des certitudes. Une dynamique qui brave l’articulation entre les combats antiraciste et contre l’antisémitisme. “J’ai l’impression que des paroles sont empêchées, qu’un obstacle nous entrave de nous tenir aux côtés de ceux qui ont besoin de soutien. J’ai notamment en tête la manifestation contre l'antisémitisme organisée peu après le 7 octobre et la vague d’antisémitisme qui avait frappé notre pays. J’ai été très troublée de voir que certains de mes amis, souvent des amis plutôt de gauche, avaient choisi de ne pas se rendre à cet évènement, au prétexte que certains membres de l'extrême-droite seraient présents. (...) Je me souviens d'un temps où les combats antiracistes et contre l'antisémitisme pouvaient se mener simultanément et conjointement. Le fait que certains puissent aujourd'hui déconnecter ces combats ou s'imaginer que la lutte contre l'antisémitisme serait un manque d'empathie à l'égard des autres victimes ou de non-combat contre le racisme, me trouble énormément. Je ne suis pas la seule.”