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Juifs américains: fin d’une success story?

   

Dominique Schnapper

 

La condition des juifs aux États-Unis a été longuement célébrée par les juifs, par les responsables de leurs organisations cultuelles et culturelles et par les sociologues de leur pays. Un best-seller le décrit et résume le thème de toute une littérature de sciences sociales sur le sujet, l’ouvrage de Charles E. Silberman qui comprend deux parties : la première, An American Success Story ; la seconde, A Jewish Success Story[1]. Les valeurs démocratiques, les besoins d’une société du commerce et de la connaissance à laquelle la tradition juive était attachée, le pluralisme assumé des religions et des origines ont contribué à cette success story.

Les juifs participaient pleinement au mythe de la Terre Promise qui animait tous les migrants, l’Amérique était le pays de la liberté. Mais ce n’était pas seulement un pays libre, New York était la nouvelle Jérusalem. L’establishment des juifs allemands arrivées au milieu du XXe siècle avait déjà théorisé l’harmonie profonde qui existait entre l’aspiration des Founding fathers, venus chercher outre atlantique la liberté religieuse et l’arrivée des juifs qui entendaient maintenir leur judéité. L’exceptionnalisme juif faisait, selon eux, écho à l’exceptionnalisme américain, l’un renforçant l’autre.

Le goût de l’étude, d’autre part, favorisait la mobilité sociale des migrants. Leurs enfants fréquentaient les écoles avec plus d’assiduité que les enfants des Irlandais ou de Italiens arrivés à la même période et, en une génération, ils participaient pleinement à l’American Way of life.  Ils quittaient le monde juif de New York où s’étaient installés leurs parents lors de leur arrivée et où ils avaient reconstitué le shtetl qu’ils avaient fui, pour s’installer dans les banlieues aisées des grandes villes.

Le pluralisme des Eglises et des origines rendait légitime l’existence de toutes les religions et de tous les groupes ethniques. C’est l’absence de religion qui est condamnée aux Etats-Unis non l’affiliation à telle ou telle religion. Outre la religiosité historique qui imprègne l’espace public, le respect des communautés particulières issues de l’immigration ne singularisait pas les juifs comme dans les pays d’Europe. Ils pouvaient réinterpréter l’héritage du judaïsme soit en termes ethniques soit en termes religieux, ils pouvaient constituer un groupe ethnique au même titre que les Italo-Américains ou les Polono-Américains – tous américains « à trait d’union » - , ou bien un groupe religieux au même titre que les catholiques et les protestants. Les juifs eux-mêmes appréciaient cette situation qu’ils opposaient à celle de la sécularisation en Europe selon laquelle le respect des traditions juives particulières aurait été, au mieux, refoulé dans le privé. De plus, les passions ethniques portaient aussi sur d’autres peuples, les catholiques ou « papistes » (Irlandais, Italiens, Polonais) et surtout les « negroes » perçus comme des descendants d’esclaves.

Certes, on n’ignorait pas l’antisémitisme. Jusqu’après la seconde guerre mondiale, les juifs furent discriminés dans l’armée, au barreau, dans les hôpitaux. Le drame de Leo Franck, innocent, qui en 1915 fut lynché à mort pour l’assassinat d’une de ses jeunes employées qu’il n’avait pas commis et ne fut réhabilité qu’en 1986, pouvait être considéré comme un douloureux « accident », mais, s’il fut l’un des plus violents, il n’était pas le seul exemple de passions antisémites. De nombreux clubs, en particulier les plus selects, n’acceptaient pas les juifs et les universités de l’Ivy League, dans les années 1920-1930, avaient introduit des formes de quotas qui leur permettait de les écarter. On avait pu lire à l’entrée de certains restaurants du Sud profond « No dogs, no negroes, no Jews ». La presse de Henry Ford (1863-1947), le constructeur d’automobiles de Detroit, développait un antisémitisme violent et diffusa à plus de 700 000 exemplaires Les Protocoles des sages de Sion, faux concocté par les services secrets du Tsar. Roosevelt qui avait plusieurs conseillers juifs fut accusé de promouvoir non le New Deal, mais le Jew Deal. S’il intervint avec retard dans la seconde guerre mondiale, c’est que l’opinion américaine était à la fois isolationniste et insensible au sort des juifs allemands et à l’hitlérisme. Reste que, malgré tout, la majorité des migrants juifs de la fin du XIXe siècle avaient échappé aux pogroms de l’empire tsariste. Ils jugeaient que, si l‘antisémitisme existait, il n’était pas installé dans les structures et les mentalités sociales comme il l’était dans les pays européens.

La situation changea d’ailleurs fondamentalement à la suite de la seconde guerre mondiale. Le déclin de l’antisémitisme, la mémoire de la shoah, la réussite sociale des descendants des modestes migrants du siècle précédents leur donnèrent, dans les années 1960, une place prépondérante dans des secteurs entiers de la vie intellectuelle et académique. Ils devinrent prépondérants dans toutes les grandes universités (un tiers des professeurs de l’université Harvard, par exemple). Le succès n’était pas limité aux institutions académiques. Ils prirent une grande place dans l’ensemble des secteurs de la vie économique, dans toutes les entreprises industrielles et financières. « Aujourd’hui tout leur est ouvert », constatait le sociologue Daniel Bell en 1987[2]. Jamais le destin juif n’avait été aussi favorable. Ce fut le grand moment de la célébration de la success story.

Le lien très étroit de la communauté juive et du gouvernement américain avec Israël s’inscrivait dans cette situation et semblait une évidence. Les juifs américains avaient été protégés de la shoah, mais ils se sont inscrits massivement dans les manifestations de la mémoire de l’holocauste (selon le terme local) et dans la pleine solidarité avec Israël. Selon Daniel Bell, les juifs formeraient un seul peuple – le peuple juif - divisé en deux nations, les Etats-Unis et Israël[3]. Il est vrai qu’Israël n’existe que grâce au soutien politique et financier des Etats-Unis.

Alors que les juifs et les sociologues américains insistaient sur cette alliance fondamentale entre les Américains, les juifs et l’État d’Israël, il m’a toujours semblé qu’elle était très fragile. Pour raisons démographiques d’abord : les juifs américains sont de moins en moins nombreux, ils se marient moins, plus tardivement, et ils ont une fécondité plus faible que les autres groupes ethniques « blancs ». Ils forment maintenant moins de 3% de la population, et cette proportion baisse en raison de ces comportements.

Le « vote juif » a eu longtemps un rôle qui a été perçu comme très influent, mais il reposait sur un certain nombre de facteurs qui, aujourd’hui, existent de moins en moins. Le premier était leur forte participation électorale, dans un pays où elle est, en général, faible. Le deuxième était leur regroupement dans un certain nombre d’Etats où l’effet de leur vote pouvait être sensible. Enfin, ils votaient massivement pour le parti démocrate. Ces trois facteurs leur donnaient un poids politique disproportionné par rapport à leur nombre. Mais depuis deux décennies au moins, leur nombre absolu et surtout relatif a baissé avec le nombre des migrants qui ne viennent plus d’Europe, mais d’Asie et d’Amérique latine ; pour eux la mémoire de la shoah ne signifie rien – d’autant que l’enseignement de l’histoire est pratiquement réduit à rien dans l’enseignement secondaire. De plus, les juifs se sont dispersés dans l’ensemble du pays et leur vote pour les Républicains a augmenté. Le rôle du « vote juif » ne peut que diminuer en même temps que la diminution relative et la dispersion géographique et partisane de la population. Le nombre importe dans les démocraties soumises à l’élection.

De plus, le monde académique a changé d’atmosphère au cours des dernières décennies. Ont successivement dominé l’affimative action (qui pratiquement s’appliquait aux dépens des juifs et des Chinois), le « politiquement correct » et, désormais, le développement des études de genre et du postcolonialisme. Dans des universités de plus en plus politisées, soumises à des formes plus ou moins larvées ou agressives de wokisme, les juifs sont désormais considérés comme des « blancs », ils sont des esclavagistes et les jeunes générations voient en eux des responsables, directs ou indirects, du passé colonial. Le temps de l’alliance lors du combat pour les droits civiques dans les années 1960 entre Africain-Américains et juifs paraît bien lointain. La mémoire de la colonisation a désormais remplacé la mémoire de la shoah.

Toute crise de la démocratie se traduit par le renouveau de l’antisémitisme. Or, l’Amérique traverse une crise profonde, avec la remise en cause des institutions démocratiques – le coup de force du 6 janvier 2020 - et la polarisation radicale des opinions, des électeurs et des élus. Etant donné leur âge, les deux candidats à la prochaine élection présidentielle restent marqués par la tradition d’une forme de solidarité avec Israël, même si c’est dans des styles différents. Mais ils ne sont plus suivis par les jeunes générations, et tout particulièrement par les jeunes générations cultivées. C’est évidemment Joe Biden qui risque le plus d’en souffrir puisque, contrairement à Donald Trump, il s’agit de son électorat « naturel ». Or le soutien qu’il apporte à Israël est vertement dénoncé par le jeune électoral libéral. Sa position est partiellement héritée de l’histoire européenne, de la guerre froide et de ses suites. Elle risque de lui coûter son élection. Une part non négligeable des jeunes juifs partagent d’ailleurs les sentiments majoritaires de leur génération, passionnément favorable aux Palestiniens, quelle que soit leur connaissance ou leur ignorance d’un conflit aussi complexe. C’est sans doute la fin de la success story des juifs aux Etats-Unis.

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