LE VENDEUR DE RAISINS par Thérèse Zrihen-Dvir
Nous habitions à l’habitat marocain à Jnan el Afia. Chaque matin pour me rendre au bureau de la Province, où j’étais employée au secrétariat du gouverneur Tahar Ou Assou, je devais traverser une longue rue qui relie l’habitat marocain au Palais Al Badia et se termine à la place des Ferblantiers.
Tout au long de cette rue qui serpentait, une rangée de magasins, d’épiceries, de vendeur de beignets, de légumiers, tout un petit monde en activité… Juste au coin, il y avait un grand magasin de fruits et de légumes. Ce matin-là il affichait des merveilleuses grappes de raisins noirs, grosses, juteuses… très invitantes.
Je me souviens m’être approchée du vendeur pour lui demander le prix de ses raisins. Il me jeta un regard hautain fronçant les sourcils, avant de me répondre :
Vous êtes juive, n’est-ce pas ?
Oui. Je suis juive et marocaine. Cela vous cause un problème ?
Oui, je ne vends pas aux juifs, me répondit-il.
Ah, bon. Merci pour l’information. Et le sourire au coin, je lui avais tourné le dos, reprenant la route vers mon bureau.
Une fois à la Province, je me demandais si ce vendeur ne méritait pas une bonne leçon… Je conclus finalement… « qu’il aille au diable lui et ses raisins… Que le Bon Dieu le punisse ».
Après ma journée de travail, en chemin vers ma demeure, c’est le chauffeur du gouverneur qui me salue et me demande qu’est-ce qui me tracasse ?
Vous avez la mine un peu froissée, nota-t-il.
Je me mis à lui raconter mes déboires avec le vendeur de raisins.
Aïssa, les yeux écarquillés, me répondit :
Il n’a pas le droit. Voulez-vous porter plainte contre lui ?
Non, ce n’est pas la peine. Que le Bon Dieu le punisse !
Mais Aïssa, qui lui aussi est musulman d’Algérie, n’est pas parvenu à avaler ma capitulation.
Venez, montez dans la voiture du gouverneur, je vais vous conduire chez vous.
C’est gentil, lui répondis-je. Mais pas nécessaire. Ne vous inquiétez pas Aïssa, je l’oublierai bientôt.
Non, j’insiste, Mademoiselle Thérèse. Il ne faut pas fermer les yeux sur une pareille attitude.
Allons, voyons, c’est un pauvre bougre raciste. Faites confiance à Dieu. Il mettra les choses en place.
Le lendemain matin, en route pour le bureau, le fruitier toujours à son poste avec ses fameuses grappes de raisin pendues à un hoquet, un essaim de mouches tournoyant autour, qu’il essayait de faire fuir à l’aide de son éventail. Il donna un coup si violent que le hoquet glissa au sol, entraînant toutes les grappes de raisin qui y étaient accrochées avec leur essaim de mouches. Une marre de jus de raisin jonchant le sol, faisant le bonheur de tous les insectes du voisinage.
Après tout me dis-je, en l’observant se démener… le mal – ça ne paie pas.
Heureusement que tous ne lui ressemblent pas. je préfère me souvenir de tous ces gentils marocains musulmans avec qui nous avions appris à vivre ensemble.