Le dernier rabbin de la synagogue Abendanan de Fes
Son nom était Shmuel Abendanan; tout le monde, ma mère incluse, l’appelait “ElHacham” (Le Sage). Pour moi, son dernier fils qu’il eut à l’âge de plus de 70 ans, “ElHacham” était son prénom ; Les moins familiers l’appelaient « ElHacham Danane ».
Plus tard, vers l’âge de 5 ans j’avais compris que c’était seulement un ”titre” et que son prénom, par fausse déduction, était definitivement, “Salomon” et pour cause : « notre » synagogue s’appelait “Sla di Rebbi Slomo Abendanane” (La synagogue du Rabbin Shelomo Abedanan). C’était “notre” synagogue; il en était le rabbin ; c’était là-bas qu’il passait la plupart de son temps: réparant ou écrivant des Sifrey Torah ; c’était là aussi qu’il pratiquait son travail de notaire en rédigeant actes de mariage, divorce, testament ou préparant des documents d’achat-vente de maisons ou commerces entre les membres de la communauté.
Toutes ces activités étaient bénévoles; mais bien sûr les membres concernés par les documents ne manquaient pas de le rémunérer, chacun suivant ses moyens ou sa bonne volonté.
En été, j’aimais aller m’asseoir sur un banc en face de lui dans le coin qui lui servait de bureau dans la synagogue, car il y faisait beaucoup plus frais que dehors ou chez nous à la maison. Je le vois encore rédiger ces documents, écrits en hébreu, alphabet Rashi, et les terminer par une signature qui était plutôt une sorte d’art calligraphique. Et après, la personne lui remettait une rémunération, jamais discutée, qu’il mettait dans la poche, sans même la regarder : comme s’il se sentait coupable ou honteux de l’accepter.
Quand on y pense….. pourquoi cette attitude? C’était son gagne-pain! Il avait 8 enfants à nourrir ! Ce ne fut que peu avant ma Bar Mitzva que j’avais appris que son vrai prénom était Shmuel. Chose amusante, je ne me rappelle pas des circonstances.
Il était d’une lignée vénérable de rabbins dont la généalogie remonte plusieurs centaines d’années (voir livre “La famille Abendanan: mille ans d’histoire” éditeurs Ohr Hamaarav Publishers. Jerusalem 5768-2008).
La tradition à Fès, (mais que moi j’appelle « légende urbaine ») était que notre lignage remontait à Maimonide et, dans toutes les tombes des rabbins Abendanan qui existent encore dans le cimetière de Fès, vieux de plus de 300 ans, la mention « descendant de Maimonide » figure dans leurs épitaphes. Aussi, ma Kittubah (acte de mariage) dont le texte est traditionnel dans notre famille depuis plusieurs générations, mon nom est mentionné fils de… fils de…. etc. remontant à 22 générations dont les dernières sont « fils de Rabbin Moshe connu par le pseudonyme Maimonide, fils de Rabbin Maimon Abendanan».
Personnellement, je suis persuadé que cet avant-dernier (ou dirai-je après- premier, chronologiquement) Rabbi Moshe Ben Maimon n’a pas de relation avec Maimonide. Ce dernier avait bien séjourné et étudié à Fès avec les Juifs pendant plus de 5 ans, mais il n’y a aucun document historique qui mentionne que Maimonide aurait eu une descendance quelconque à Fès.
L’usage des acronymes étant très répandu et, ayant le même acronyme, RAMBAM, avec le temps les 2 rabbins sont devenus un et le même. Donc je pense que cette relation aurait été maintenue plus par tradition que par fait historique.
Les anecdotes suivantes serviront de témoignage du caractère de « ElHacham » Son altruisme:
- Histoire que ma mère me raconta car c’était bien avant ma naissance. C’était pendant les années 1930s et la vie économique de la communauté juive n’était pas brillante. Mon père gagnait sa vie grâce à un petit salaire qu’il recevait de la communauté en tant que shohet/mashguiah dans les abattoirs kasher de la communauté. Celle-ci étant elle-même en difficulté financière commença à le payer en lui donnant des abats de vache que lui devait passer à un boucher qui le payerait, éventuellement. Une année, c’était je présume en1932, il n’avait pas d’argent pour acheter la nourriture spéciale pour Pessah. Ma mère lui dit « mais enfin tu as 5 enfants à nourrir (peu de temps après les 2 premiers sont morts de maladies banales) et Mr. X, le boucher, te doit bien plus d’argent qu’il nous en faut pour subsister ; pourquoi ne vas-tu pas lui demander ton dû? » Sa réponse tout simplement fut: “Comment sais-tu que, lui, n’est pas plus en difficulté que nous? [Ce n’était probablement pas le cas car, ceux qui pratiquaient les commerces de la nourriture étaient en général, moins affectés que les autres par les difficultés économiques].
Sa simplicité et son humilité : Craignant le risque de donner un jugement non équitable et aussi évitant au maximum ce qu’il « jugeait » un « honneur superflu », à deux reprises durant les années 1930s, il avait refusé de devenir Dayan (juge religieux) surtout à la suite du décès de son cousin germain le dernier rabbin pour dafina.doc
Dayan Rabbi Shelomo Aben Danan, au nom duquel la synagogue avait été nommée.
- ElHacham marchait toujours tête baissée. Était-ce par humilité ? Ou bien était-ce pour ne pas regarder les femmes dans la rue ? Bref cette anecdote par ma mère. Je n’étais pas encore né mais “nous” habitions au Mellah dans un « appartement » de taille moyenne. C’était un seul palier avec un espace commun à 2 familles avec une de chaque côté. Cet espace servait de salon/entrée commun et il donnait, de part et d’autre à une « chambre à coucher » qui était occupée par toute une famille. Donc personne ne venait, sortait, mangeait ou allait aux toilettes sans que tous les présents, parmi les deux familles, ne s’en aperçoivent. Bref, un soir ma mère dit à mon père : “je vais chez Gracia (c’était le nom de notre “co-habitante”) et je pense que je vais tarder car probablement c’est ce soir qu’elle va accoucher. Sa réponse fut simplement : “pourquoi ? Elle est enceinte ?”
Son ardeur à accomplir une Mitzva.
Cette anecdote m’a été racontée par Mr. Itzhak Charbit que j’avais vu en Israël dans les années 70s. Ce monsieur devait être d’une quarantaine d’années plus jeune que mon père. Je le connaissais de vue depuis Fès où il avait un atelier de menuiserie. Le voyant souvent dans la même synagogue le samedi en Israël, il aimait à venir discuter avec moi, surtout pour me faire l’éloge de mon père. Mr. Charbit avait appris de lui-même la Ch’hita (abattage rituel) car il aimait acheter chaque jeudi un poulet vivant qu’il égorgeait. Craignant que Mr. Charbit ne fasse pas cette opération selon toutes les règles, (sa narration) : « Au courant de plusieurs semaines, chaque jeudi, ton père venait, de sa propre initiative, m’enseigner la façon correcte avec tous les détails nécessaires pour que l’opération soit parfaitement kasher. Imagine-toi ce Rabbin de plus de 83 ans à l’époque, une des personnes les plus honorables de la communauté, faire le chemin de la synagogue jusqu’à mon lieu de travail à l’autre bout du Mellah, dans le seul but de m’enseigner, à moi, un simple artisan, la correcte Ch’hita. Je ne le lui avais pas demandé et il ne voulait pas en être rémunéré : il le faisait tout simplement pour la Mitzva
qu’il voyait dans cette action ».
Mais El Hacham était surtout renommé pour ses sermons! C’était les seuls moments où il ne refusait pas d’être le centre de l’attention. L’avantage que dernier rabbin représentait l’opportunité de, peut-être, ramener une personne vers la religion, reléguait son aversion à toute “publicité“.
Il avait compilé ses sermons (Ayant fait le premier étant très jeune, à l’occasion du mois du décès de son père) dans un livre “Dichanta Bachemen” (Tu oindras avec de l’huile) [huile, dans la Bible, a souvent le sens de parfum, ce qui est le cas ici]. Malheureusement il n’eut pas le temps de l’éditer et ce n’est qu’après son décès que ses enfants le firent au Maroc.
Le livre fut réédité en Israël. (Publisher « Malkhe Rabbanan, Ashdod). Je me souviens très bien du jour de son décès; c’était le Mardi 3 Avril 1962. Le vendredi soir précédent, il s’était plaint de mal dans son bras gauche. Mon frère alla chercher le docteur Jacques Danan qui lui donna un calmant. Cela l’endormit jusqu’à dimanche matin. Puis il prit, assis dans son lit, un léger petit déjeuner que ma mère lui avait préparé. Ce même dimanche il me demanda d’aller lui chercher à la synagogue un livre d’hébreu dont il me
donna l’emplacement exact; chose que je fis. Mardi matin, ma mère lui prépara un jus d’orange mais quand elle vint le lui donner elle le trouva sans vie, avec en mains ce même livre que je lui avais amené.
Bien plus tard, je me suis demandé, mais sans trouver de réponse, si ce livre- là ne contenait pas des textes qu’un moribond se devait de lire, dans la mesure du possible.
Il s’était éteint paisiblement, aussi discrètement qu’il avait toujours vécu. Je me souviens de son enterrement. Une procession à pieds de plusieurs centaines de personnes, gênant la circulation, avec la police mettant un peu d’ordre. Le chemin allait de la ville nouvelle au cimetière du Mellah, un parcours d’un peu plus d’un kilomètre. Pratiquement toute la population adulte juive de Fès, et aussi d’autres villes était là; ainsi que des non-juifs.
Mais je me souviens surtout de moi avec mes 2 grands frères debout ce matin-là, tandis que les dignitaires de la communauté faisaient leurs oraisons. En ce temps-là, j’étais un jeune adolescent, et je me rappelle observer un ciel lourd et gris qui semblait lui-même triste et prêt à verser des larmes à tout moment.
ElHacham était âgé de 87 ans. ZEKHER TZADIK LIVRAKHA!
La synagogue resta encore ouverte pendant une année. Nous y faisions les prières tous les matins (à la mémoire du défunt) et les shabbats et fêtes. Puis elle ferma ses portes en 1964 faute de rabbin et surtout de fidèles. La synagogue fut restaurée et, en 1998 fut classée par l’UNESCO comme « Patrimoine Cultuel de l’humanité ». Son inauguration, en grandes pompes, eut lieu le 25 Février 1999, suivie de réceptions et festivités pendant 8 jours, avec les Abendanan et des Marocains de partout dans le monde et surtout des dignitaires marocains et étrangers (Voir livre « la famille Abendanan » cité plus haut).
Albert Danan, 24 Juillet 2024