La Tunisie, laboratoire d'une transition démocratique dans le monde arabe?
217 sièges à la Constituante, 110 partis en lice - Ennahda donné grand favori - Un islam libéral, moderne et décomplexé
Neuf mois après le renversement de Zine ben Ali, la Tunisie, berceau du "printemps arabe", organise dimanche ses premières élections libres dont le déroulement et les résultats seront scrutés à la loupe dans l'ensemble du monde arabe.
L'enjeu du scrutin réside dans la réussite d'une transition démocratique après des décennies de régime autocratique, les bouillonnements des débuts de la révolte populaire et une résurgence de l'islamisme redoutée dans le camp laïque.
Les sept millions de Tunisiens sont appelés à élire lors d'un scrutin de listes à la proportionelle les 217 membres de la future Assemblée constituante chargée de rédiger une Constitution.
Selon les autorités, 40.000 militaires et policiers seront déployés pour maintenir l'ordre. Des commerçants affirment que la population a constitué des stocks de lait et de bouteilles d'eau à titre de précaution.
Le 14 janvier, le président Zine ben Ali, qui gouvernait d'une main de fer le pays depuis novembre 1987, s'enfuyait en Arabie saoudite au terme d'un soulèvement parti d'une région déshéritée du Centre-Ouest. Plusieurs gouvernements de transition lui succèdent.
L'élément déclencheur de la révolte qui, comme une traînée de poudre, se propagera dans plusieurs pays arabes autoritaires comme l'Egypte et la Libye, fut l'immolation par le feu d'un jeune chômeur diplômé, Mohamed Bouazizi, devenu le héros de la "révolution du jasmin".
Depuis la chute de Ben Ali et de son Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), pas moins de 110 formations politiques ont vu le jour en Tunisie.
La campagne a opposé grosso modo deux grands courants dans ce pays traditionnellement à la pointe de la modernité et de la laïcité depuis l'indépendance en 1956 - les partisans de la laïcité, défenseurs d'un "Etat civil", et les islamistes emmenés par les modérés d'Ennahda.
ADMIRATEUR DE L'AKP TURC
Illustration de cet affrontement électoral, les émeutes provoquées le 14 octobre à Tunis par des islamistes - issus, semble-t-il, du courant radical salafiste - contre la diffusion à la télévision du film d'animation "Persepolis" de la Française d'origine iranienne Marjane Satrapi dans lequel Allah était incarné à l'écran, ce qui est contraire aux préceptes de l'islam.
Deux jours plus tard, le camp laïque descendait dans la rue pour une contre-manifestation.
Ennahda (Renaissance, en arabe), dont le chef de file, Rachid Gannouchi, est rentré de 22 ans d'exil à Londres, est donné grand favori du scrutin. Les sondages lui accordent entre 15 et 25% des voix, loin devant ses plus proches rivaux.
"Je pense qu'on peut dire sans crainte qu'Ennahda sera la plus importante force politique, sans toutefois avoir la majorité", déclare un diplomate occidental requérant l'anonymat.
Jeudi, Rachid Gannouchi a évoqué devant Reuters des pourparlers en cours avec d'autres formations en vue de former "un gouvernement d'union nationale".
"J'ai choisi de voter pour Ennahda parce qu'il est le plus proche de l'islam", explique Mokhtar Bahrini, un fonctionnaire à la retraite de 56 ans. "Ce parti est très modéré et n'est pas radical (...) Nous devons lui donner une chance."
Ce parti, admirateur de l'AKP au pouvoir en Turquie, milite pour un rôle accru de l'islam dans la vie politique tout en assurant ne pas vouloir imposer ses valeurs morales aux femmes dont il veut respecter les droits.
UNE PREMIERE DEPUIS 2006
Mais à quelques jours des élections, Rachid Ghannouchi a prévenu que la rue tunisienne pourrait se réveiller en cas de fraudes généralisées avérées. "S'il y a falsification flagrante des résultats, nous nous joindrons aux forces de la révolution (...) pour protéger la volonté du peuple", a-t-il lancé aux journalistes.
Par la suite, le chef de file d'Ennahda a promis de respecter les résultats, "quels qu'ils soient", des élections de dimanche.
Comme en Libye ou en Egypte, les renversements des régimes autocratiques ont renforcé l'influence des mouvements islamistes, auparavant réprimés. Lorqu'il était au pouvoir, Zine ben Ali se présentait aux yeux des Occidentaux comme le meilleur rempart contre le danger islamiste.
Même si Ennahda se dit modéré, une résurgence de l'islam politique constituerait un changement majeur pour la Tunisie aux racines profondément laïques. Le premier président de l'indépendance, Habib Bourguiba, voyait dans le voile islamique un "odieux chiffon". Zine Ben Ali a, quant à lui, emprisonné des centaines d'islamistes.
La Tunisie contemporaine affiche sa relation décomplexée avec l'islam. On peut acheter de l'alcool dans les bars et certains magasins, les femmes ne portent pas toutes le "niqab" ou le "hidjab", les touristes bronzent en bikini sur les plages et la communauté juive vit sans crainte.
La plupart des Tunisiens suivent les grands préceptes du Coran sans pratiquer un islam radical et s'enorgueillissent de leurs traditions libérales et modernes.
Les partisans de l'"Etat civil", comme les Tunisiens qualifient leur modèle laïque, ne sont pas tous convaincus par les assurances données par Rachid Ghannouchi.
"Si les islamistes gagnent les élections, ce sera une catastrophe", dit Saouad Laiouni, diplômé en sciences politiques rencontré dans un café d'Al Manar, près du centre-ville. "Ils vont arrêter les festivals et fermer les hôtels".
La crainte d'une radicalisation de part et d'autre est réelle mais une grande partie de l'opinion s'oppose aux salafistes. Ces derniers se font entendre mais ils ne seraient en fait que quelques dizaines de milliers dans le pays.
Une victoire électorale d'Ennahda serait une première pour les islamistes dans le monde arabe depuis celle enregistrée en 2006 par le Hamas palestinien dans la bande de Gaza. En 1991, les islamistes du Fis avaient remporté le premier tour des législatives en Algérie voisine, un scrutin finalement annulé par l'armée et qui avait été suivi par une décennie de violences.