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Maroc: des chrétiens discrets

Par Amélie Amilhau

Eglises et temples sont remplis tous les dimanches. Mais les chrétiens du Maroc vivent parfois avec difficulté les limites de la liberté de religion. Ici, le prosélytisme est un délit.

Au printemps 2010, quelque 150 étrangers, accusés d'avoir cherché à diffuser la foi chrétienne, étaient expulsés du Maroc pour prosélytisme, une activité réprimée par la loi. Cette affaire avait choqué les chrétiens du royaume. Aujourd'hui, la plupart d'entre eux se font discrets et ne parlent de leur foi qu'à mots couverts. Avec 25 000 catholiques et 1 500 protestants, ils représentent pourtant la deuxième communauté religieuse du Maroc, loin devant les juifs (3 000 personnes environ). Le "libre exercice des cultes" est reconnu et inscrit, même, dans la toute nouvelle Constitution, adoptée en juillet. Dans les faits, cependant, les chrétiens n'en bénéficient qu'à deux conditions : qu'ils ne soient pas marocains et qu'ils ne fassent pas la promotion de leur foi. "Ici, la liberté de culte, c'est essentiellement la liberté de pratiquer la religion de ses parents", regrette l'une des responsables de la commission exécutive de l'Eglise évangélique au Maroc (EEAM), qui regroupe les églises protestantes du pays.

A quelques très rares exceptions, les chrétiens qui fréquentent les lieux de culte sont donc des étrangers : des Européens et, depuis une quinzaine d'années, des immigrés ou des étudiants subsahariens. Ces derniers, actuellement largement majoritaires, ont changé la face du christianisme au Maroc. Désertés dans les années 1980, les églises et les temples sont aujourd'hui bondés lors des offices dominicaux. Du coup, l'ambiance a changé : la ferveur et les rythmes des chants religieux sont ceux des églises africaines.

Ce que craignent les autorités, ce sont les conversions

Si montrer sa foi à la messe le dimanche ne pose pas de problème, en faire état dans un autre contexte est plus difficile. "On réalise rapidement qu'il est préférable de ne pas parler à n'importe qui de sa religion", explique Marie (1), une Toulousaine installée au Maroc depuis deux ans, qui a demandé de témoigner anonymement "pour ne pas risquer de [s]e faire remarquer et d'être accusée de prosélytisme". Même discrétion chez Esther, une jeune Ivoirienne à la voix douce qui poursuit ses études depuis cinq ans dans le pays. L'un de ses amis a été expulsé en avril dernier et, depuis, elle a "compris qu'il y avait des lignes rouges" et qu'il fallait "faire attention". Car l'article 220 du Code pénal est très clair : toute personne qui "emploie des moyens de séduction dans le but d'ébranler la foi d'un musulman ou de le convertir à une autre religion" risque de six mois à trois ans de prison. Certes, l'Etat marocain a choisi pour l'instant l'expulsion plutôt que la prison. Mais l'effet de dissuasion fonctionne et la plupart des chrétiens souhaitent surtout ne pas faire de vagues... "Les expulsions du printemps 2010 ont marqué les esprits. Je m'efforce aujourd'hui de faire comprendre aux gens que leur peur n'est pas forcément fondée", indique Samuel Amedro, pasteur et patron de l'EEAM. Car jamais les chrétiens n'ont été persécutés au Maroc, et le royaume reste en la matière l'un des pays arabes les plus tolérants.

Ce que craignent en réalité les autorités, ce sont les conversions de Marocains. Et l'activisme des missionnaires évangélistes. Combien sont-ils ? Il est très difficile de les quantifier, voire de faire la part du fantasme et de la réalité. "Il s'agit d'individus plus ou moins isolés qui ne travaillent pas dans le cadre d'églises établies", assure-t-on à l'EEAM. Ils ne seraient que "quelques centaines, tout au plus, à travers le pays". Ces croisés du monde moderne venus des Etats-Unis et d'Afrique auraient une efficacité limitée. Du moins si l'on en croit un diplomate américain dont la note, rédigée le 19 mars 2009, a été rendue publique par WikiLeaks. "Il y aurait, indiquait-il, entre 3 000 et 4 000 chrétiens marocains. [...] 90 % d'entre eux disent avoir été convertis via des Marocains, des chaînes satellitaires et Internet." C'est le cas de Mustapha. Ce quadra plein de ferveur l'affirme haut et fort : personne n'est venu lui arracher sa conversion. "J'étais dérangé par toutes les contradictions de l'islam et j'avais envie de voir quelque chose de nouveau. J'ai commencé à faire des recherches sur Internet. J'y ai trouvé énormément d'informations sur le christianisme et j'ai été séduit par cette religion." Baptisé depuis trois ans, ce père de famille qui plaide pour la "liberté de vivre [s]a foi au grand jour" n'apprécie pas que l'on cherche des coupables à ses nouvelles convictions religieuses : "C'était tout simplement mon destin."

Beaucoup de chrétiens vivent comme une injustice cette suspicion de prosélytisme. D'autant qu'ils se retrouvent, eux, bien souvent, dans une position défensive. "Il arrive fréquemment que des musulmans essaient de me convertir à l'islam et, à la longue, c'est pesant d'avoir l'impression qu'on ne respecte pas ma religion", confie Odile, qui s'est installée au Maroc en 1977 pour suivre son mari, marocain. Une situation d'autant plus difficile à vivre que cette mère de trois enfants se sent discriminée à cause

de sa religion : "En tant que chrétienne, la loi m'interdit de recevoir et de transmettre un héritage à un musulman." Or son mari et ses enfants sont marocains et donc considérés de fait comme des musulmans. Même lassitude pour Marie, qui s'interroge : "Les musulmans sont-ils si peu sûrs de leur foi pour avoir peur qu'on les convertisse avec quelques mots ?"

L'appel du muezzin pendant qu'il dit la messe le touche

Ces difficultés à faire entendre leurs convictions religieuses renforcent la foi de nombreux chrétiens. Marie et son époux, Bernard (1), n'étaient pas très pratiquants en France. Depuis qu'ils sont installés au Maroc, ils vont à l'office trois fois par mois, au minimum. "Le fait d'être dans un pays très religieux qui nous bouscule dans nos croyances nous donne envie de défendre cette partie de nous", expliquent-ils. Baigner dans un contexte où la référence religieuse est partout est aussi une façon de réveiller les piétés, affirme le père Daniel Nourissat, curé depuis sept ans de la paroisse Notre-Dame-de-Lourdes, à Casablanca. Il cite l'exemple de ce couple de Français venu lui demander de baptiser son enfant, car l'employée de maison marocaine s'étonnait que ce ne soit pas chose faite : "En France, personne ne leur aurait fait la remarque, car la religion est presque devenue honteuse." Lui-même avoue que "vivre au milieu de ce peuple de croyants nourrit [s]a foi". L'appel à la prière du muezzin pendant qu'il dit la messe le touche. Il pense alors "à tous ces croyants, chrétiens comme musulmans, qui prient au même moment". Samuel Amedro, pasteur protestant, assure pour sa part que "la fragilité de l'Eglise au Maroc est sa plus grande force". Car "elle l'empêche d'adopter des comportements autoritaires, comme elle peut le faire partout où elle est majoritaire".

(1) Les prénoms ont été modifiés.

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