Maroc : les immolés oubliés
D'apparence calme, la jeunesse marocaine est, elle aussi, traversée par un profond mal-être. Enquête.
Il s'appelait Abdelwahab Zeidoun. Titulaire d'un master en documentation de l'université de Fès, dans le centre du Maroc, il participait depuis deux semaines à un sit-in dans une annexe du ministère de l'Éducation à Rabat. Face au refus des autorités de lui accorder un emploi dans la fonction publique, le jeune chômeur s'est aspergé d'essence mercredi dernier, avant de s'immoler par le feu. Atteint de brûlures au deuxième degré, Abdelwahab Zeidoun a succombé mardi à ses blessures.
Plus d'un an après la mort, dans des circonstances étonnamment semblables, de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid, en Tunisie, le Maroc est-il à son tour en train de vivre les prémices de son Printemps arabe ? "Le cas malheureux d'Abdelwahab Zeidoun n'est pas un fait nouveau au Maroc", explique Zineb el-Rhazoui, journaliste et militante du Mouvement démocratique et civil du 20 février. "Des Marocains ont commencé à s'immoler bien avant la révolution tunisienne de janvier 2011." Depuis la révolte populaire du 20 février 2011, au moins quinze personnes auraient utilisé le feu pour mettre fin à leurs jours.
"Le contexte marocain est différent de son voisin tunisien", souligne Pierre Vermeren*, historien du Maghreb contemporain à l'université Paris I. "Ce phénomène social récurrent ne devrait pas aboutir à un bouleversement du pays." Pour ce spécialiste du Maroc, cet acte désespéré souligne toutefois l'impact considérable de la crise économique au Maroc. Ils sont ainsi des centaines de "diplômés chômeurs" à battre le pavé chaque semaine devant les édifices publics de Rabat pour réclamer un travail dans l'administration, promis par l'État.
Le Maroc n'échappe pas à la crise
Officiellement fixé à 9,1 %, le taux de chômage cache en réalité des chiffres beaucoup plus alarmants : selon l'agence marocaine pour l'emploi, 27 % des diplômes de l'université sont sans travail, tandis que 40 000 d'entre eux arrivent chaque année sur le marché. D'après l'économiste Azeddine Akesbi, interrogé par l'AFP, sur les quelque 350 000 demandeurs d'emploi annuels au Maroc, la moitié n'a jamais travaillé. "Au-delà des chiffres officiels du chômage, il existe au Maroc toute une génération de nouveaux pauvres, assure Zineb el-Rhazoui. Ces diplômés à bac + 4 et + 5 passent leur journée à répondre au téléphone, dans les services clients français décentralisés au Maroc, avec un salaire ne dépassant pas les 250 euros par mois.
Cette même somme est versée aux 6 000 Marocains qui travaillent dans la nouvelle usine flambant neuve Renault-Nissan, ouverte début janvier à Tanger. Selon la militante, la clé du problème se situerait dans "la gestion de l'économie nationale marocaine, totalement bradée et aliénée aux intérêts étrangers". "Il faut aussi poser la question de la juste redistribution des richesses", souligne, de son côté, Jean Zaganiaris, enseignant-chercheur au Centre d'études et de recherches sur l'Afrique et la Méditerranée (Ceram) à Rabat. "Le Maroc est un pays où les écarts entre les gens très riches et très pauvres sont immenses : c'est à ce niveau qu'il s'agit d'opérer des réajustements et d'accompagner les emplois de salaires décents."
Pour contenir le mécontentement social, l'État a bien tenté de soutenir les prix des produits de base en consentant à un déficit budgétaire important, mais le fléau semble trouver son origine ailleurs. "La crise économique en Europe a des conséquences directes au Maroc, affirme Pierre Vermeren. Cela fait vingt ans que le pays bénéficie des ressources financières des travailleurs marocains à l'étranger. Or les flux migratoires sont désormais inversés." En deux ans, ce sont ainsi plus de 300 000 immigrés marocains qui se sont vus dans l'obligation de rentrer d'Espagne. La situation des travailleurs en Italie, en France ou aux Pays-Bas est à peine plus enviable.
"Gouvernement de l'ombre"
En colère sur les paliers de l'administration, les nouveaux diplômés l'étaient également dans les rues du pays, dès le 20 février dernier, pour réclamer de profondes réformes socio-politiques. Après une modification a minima de la Constitution en juillet ainsi que la tenue d'élections législatives anticipées en novembre, tous les espoirs se fondent désormais sur les islamistes du Parti justice et développement (PJD), grands vainqueurs du scrutin, qui ont fait de la justice sociale et de la lutte contre la corruption leur cheval de bataille. "Le PJD dispose d'une large confiance, car c'est un parti neuf qui bénéficie de sa virginité politique", analyse Jean-Noël Férié, directeur de recherche au CNRS à Rabat.
"Le PJD a entériné un faux processus de réformes, car il ne joue qu'un rôle de figuration, rétorque Zineb el-Rhazoui. Sa condition pour accéder au pouvoir était d'accepter un gouvernement de l'ombre." Créé à la fin des années 1990, ce parti islamiste est entré dans l'opposition politique, à la condition de reconnaître le rôle de "commandeur des croyants" du roi. De fait, il ne remet pas en cause la monarchie, comme la totalité des partis autorisés au Maroc. Lors de la nomination du cabinet ministériel, le 4 janvier dernier, le parti islamiste n'a obtenu que 12 ministères sur 30, dont ceux des Affaires étrangères et de la Justice. Le ministère de l'Intérieur, l'armée et la police sont restés, quant à eux, aux mains des proches du souverain. "Il existe un autre pôle de pouvoir que le gouvernement au niveau du palais royal, reconnaît Pierre Vermeren. Ces conseillers du roi ont un rôle très important dans tous les domaines, notamment dans la gestion des affaires économiques du pays."
Mais à la différence de la Tunisie, où le pouvoir était concentré entre les mains de Ben Ali et de son clan, le makhzen (régime) marocain renferme un système de classe dirigeante beaucoup plus complexe. Au-delà de Mohammed VI figurent de grandes familles puissantes, des intérêts économiques et des forces armées, disposant de relais et d'institutions structurées dans tout le pays. "Le rôle du roi à la tête de l'État fait consensus au Maroc, rappelle Jean-Noël Férié. Les revendications sociales n'ont rien à voir avec la remise en cause de la monarchie." Celle-ci n'en tolère pas moins les critiques. Plusieurs journaux ont été récemment fermés. Des journalistes ont été arrêtés.
"Le mur de la peur est tombé", prévient Zineb el-Rhazoui. "Si les Marocains ne peuvent pas s'exprimer dans les médias, ils disent ce qu'ils pensent du roi dans les réseaux sociaux et la rue." La militante donne d'ores et déjà rendez-vous à son peuple les 19 et 20 février prochains, dates d'une grande manifestation et d'une journée de grève générale, en commémoration de la première révolte.
Par Armin Arefi
*Auteur du livre Le Maroc de Mohammed VI : la transition inachevée (La Découverte-Poche)