Affaire Halal : de la casheroute au respect du vivant
Par Michaël de Saint-Cheron, juif pratiquant, écrivain, spécialiste de la philosophie éthique d'Emmanuel Levinas
Alors que les propos du premier ministre François Fillon ont fait fureur et long feu sur l'abattage rituel juif et musulman, les considérant - non tout à fait à tort - comme des pratiques ancestrales au sens étymologique, faisant partie de deux grandes traditions religieuses ayant maintenu fermement leurs rites fondateurs - sauf en ce qui concerne pour les juifs, les sacrifices animaux disparus avec la destruction du Temple de jérusalem - la question, selon nous, n'a pas été posée jusqu'au bout.
On peut, et même on devrait, être juif pratiquant - ou musulman pratiquant - pour décrier ces mises à mort d'animaux selon ces rites millénaires, même si l'abattage selon le rite hallal est beaucoup plus récent que celui pratiqué par les juifs. A l'intérieur des religions dites "révélées" - expression en soi fort outrecuidante au regard de traditions religieuses aussi anciennes et remarquables que sont l'hindouisme et le bouddhisme - il nous faut reconnaître que les religions chrétiennes dans leur diversité, n'ayant pas eu de rite d'abattage propre, ont reconnu les méthodes modernes d'abattage comme les plus adaptées pour faire le moins souffrir les animaux.
Ecrivant cela, nous le faisons avec toutes les précautions d'usage, sachant pertinemment que la chaîne d'abattage depuis les fermes jusqu'aux abattoirs est souvent effectuée au-delà de tout sens éthique à l'égard des bêtes, comme par exemple Elisabeth de Fontenay et d'autres philosophes, pour ne pas parler de personnalités plus médiatiques, ont pu le dénoncer et continuent à le faire. Mais les bêtes "promises" à l'abattage rituel juif ou musulman ne sont en rien épargnées par ces conditions de transport.
N'oublions pas trop facilement Derrida disant sur France Culture en 2001 : "Il faudra bien qu'on revoie l'élevage industriel concentrationnaire qui constitue un véritable génocide animal." Il peut paraître curieux aux juifs comme aux musulmans religieux, mais qui répugnent à l'idée de la mise à mort de bêtes et donc à celle de se nourrir d'animaux, que si peu d'entre nous n'aient opté pour le végétarisme qu'il soit total ou à l'exclusion des poissons.
Toutes les explications du monde émanant d'érudits, de talmudistes, d'imams ou de rabbins, provenant aussi de la Torah, du Talmud ou du Coran, affirmant que dans l'abattage selon les lois de la casheroute ou hallal la bête ne souffre pas, ne nous convainquent pas. Les rabbins, les maîtres, qui ont écrit le traité "Houlin" dans le Talmud de Babylone dialoguent longuement à propos de la perfection du fil du couteau rituel ou sur la foudroyante rapidité du geset de la jugulation, dont le seul motif est de vider le cerveau de l'animal le plus rapidement possible, pour réduire au maximum la souffrance, comme me l'a rappelé l'éminent Pr. Claude Riveline.
Sans aller à l'extrême comme le fit Charles Patterson dans son Un éternel Treblinka, sur la mise à mort des animaux dans les abattoirs du monde entier, il faut être totalement imperméable à la souffrance des animaux pour ne pas rappeler que la guillotine aussi était aiguisée pour ne pas faire souffrir - ou le moins possible - le condamné à mort. Et en effet la vitesse foudroyante de la guillotine rendait la mort immédiate. Mais dans le cas de l'abattage rituel, qui peut nous assurer que l'animal est bien totalement mort pendant qu'il se vide de son sang.
Pour ma part et depuis la lecture du dernier livre de Rithy Panh L'Élimination (Grasset, 2012), je ne puis plus penser à ces questions d'abattage rituel sans penser à ces dizaines de milliers de malheureuses victimes que les Khmers rouges, dans le terrifiant centre de mise à mort S21 à Phnom Penh ou dans d'autres centres de torture et d'extermination, vidaient de leur sang (4 poches !! écrit Panh dans ses entretiens avec Dutch). Cette horreur absolue ne peut être comparée bien évidemment au sort de la bête vidée de son sang, censée - elle - ne plus souffrir. Mais il y a des images insoutenables qui résistent à la raison et aux explications les plus indubitables.
Nous n'avons pas encore atteint pourtant la question fondamentale - à notre sens et même si celui-ci est d'avance contestée et sans doute contestable par le plus grand nombre de juifs et de musulmans religieux, mais tout autant par les chrétiens pratiquants, qui n'échappent pas au sens ultime de mon interrogation. Comment des religions dites "révélées", si justement obsédées par le Mal, la souffrance humaine, et par-delà, par la souffrance de la création, ont-elles eu si peu de considération depuis des millénaires pour la souffrance animale ?
Si Rédemption, il doit y avoir un jour, non pas rédemption des seuls juifs ou des seuls chrétiens ou musulmans (qu'est-ce que voudrait dire une "rédemption" particulière ?) mais rédemption et de l'humanité et de la création, que nous crieront les bêtes égorgées, chassées, torturées par l'homme depuis l'origine du monde ? Nous connaissons les trop rares assertions bibliques enjoignant à l'homme de ne pas faire souffrir l'animal, comme apparemment celle-ci (Deut. 22, 6) : "Si tu rencontres en chemin un nid d'oiseaux [...] et que la mère soit posée sur ses oisillons [...] laisse la mère, laisse-là et les petits tu pourras les prendre." S'il faut laisser la mère, c'est pour qu'elle finisse de couver ses œufs et non dans un but de compassion car tout oiseau qu'elle est, on peut imaginer qu'elle ne voit pas sereinement l'enlèvement de sa progéniture.
Il peut sembler que la Torah ait plus de considération pour les arbres, qui en effet doivent susciter de la part des humains et des politiques une attention et une préservation extrêmes, car l'avenir de la planète dépend de cette espèce si noble. Lisons toujours au livre du Deutéronome (21, 19) : "Lorsque combattant une ville tu l'assiègeras [...] tu n'en détruiras pas les arbres [...] Ki adam ets hasadé, est-il homme l'arbre des champs pour être traité par toi en ville assiégée ?" Dans L'Evangile pas plus que dans le Coran, la défense des animaux n'est tout à fait prise en compte, ni surtout le fait de tuer pour manger. Pourtant, d'après la Bible, le premier humain était végétarien, Dieu ayant dit à Adam et Eve à propos des végétaux : "ce sera votre nourriture" (Gen. 1, 29).
Comment expliquer que ce ne soit qu'après le récit du déluge que Dieu ait permis aux fils de Noé de tuer pour se nourrir ? Quelques théologiens, quelques docteurs du Talmud et du Coran ont posé la question mais nul n'a pu véritablement rétablir ne fût-ce qu'un début de retour au végétarisme... L'homme était-il tombé moralement si bas qu'il ne puisse plus même entendre l'injonction lui commandant de se nourrir des végétaux (et non des animaux) ? La philosophe Sophie Nordmann me raconta comment l'une de ses filles à l'âge de 4 ans comprenant que la viande qu'elle mangeait venait d'un animal tué, cessa le jour même de s'en nourrir. Malgré notre rapport à la nourriture et à la viande dans nos trois religions monothéistes, ces deux grandes spiritualités que sont l'hindouisme et le bouddhisme ont prôné dès le départ le respect de toute vie, le respect du vivant et des centaines de millions d'hindous et de bouddhistes sont végétariens. Et oui, ce ne sont pas des religions dites "révélées", mais n'ont-elles pas sur ce plan aussi beaucoup à nous apprendre, à nous juifs, à nous chrétiens, à nous musulmans du respect de la vie, du respect du monde animal, du respect du Vivant ?
Michaël de Saint-Cheron, juif pratiquant, écrivain, spécialiste de la philosophie éthique d'Emmanuel Levinas