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JEAN-MARIE LUSTIGER, LE CARDINAL PROPHÈTE

 

 

Cinq ans seulement après la mort du cardinal Lustiger (1926-2007), le temps est-il déjà venu de lui consacrer une « biographie » ? Notre confrère Henri Tincq, qui fut journaliste à La Croix puis au Monde, a entrepris ce travail délicat consistant à retracer l’itinéraire exceptionnel de l’homme qui aura, durant près de trente ans, dominé de son éclatante personnalité, de ses œuvres innombrables et… de son tempérament, l’Église de France. Jusqu’à devenir, dans le sillage de Jean-Paul II, l’une des figures les plus influentes de l’Église universelle.

C’est une tâche qui ne manque pas de hardiesse car, de ce cardinal hors normes, tous ceux qui l’ont rencontré, côtoyé, parfois subi, conservent une image tenace, forte, imprégnée de sentiments jamais neutres. Ainsi est-il encore très vivant dans la mémoire de tous, et les témoignages des personnes interrogées par Tincq se ressentent-ils de cette actualité qui demeure en eux.

L’auteur de cet ouvrage très équilibré n’échappe pas plus que ses interlocuteurs, pour ce vaste portrait, aux sentiments ambivalents. Fascination, exaspération. Admiration, hostilité. Louange, critique. D’une certaine manière, sans amoindrir en rien le mérite du premier biographe d’après la mort du cardinal, peut-on risquer l’idée qu’il faudra, dans le futur, bien d’autres travaux (notamment archivistiques) pour cerner encore mieux le personnage, évaluer son exacte influence, discerner sa trace, notamment sur le sable de la société française.

Né juif de parents venus très jeunes de la Silésie à Paris, mort juif et cardinal, Aron Jean-Marie Lustiger est un cas inédit, inouï, dans la dialectique entre le judaïsme et le catholicisme. Converti en 1940 à l’âge de quatorze ans, en dépit de l’opposition de ses parents, il pourra confier, aux approches de sa mort, au P. Patrick Desbois, cité par Henri Tincq, que ce qu’il a fait dans l’Église catholique comme cardinal « n’importe qui aurait pu le faire », mais que ce qu’il avait fait comme cardinal et comme juif, « il était seul à pouvoir le faire ».

Ce qu’il avait fait relevait d’une tentative d’incarner la continuité entre le judaïsme et le christianisme dans l’histoire du salut. Au contraire de toute une tradition (des deux côtés) consistant à présenter le christianisme comme s’étant substitué (ou ayant tenté de se substituer) au judaïsme.

Cela lui valut d’abord d’innombrables hostilités qui finirent par s’atténuer quand les uns et les autres eurent admis la sincérité et la force de la « mission » qu’il s’était assignée. Mission qui fut marquée, chez le fils d’une mère déportée puis assassinée à Auschwitz en 1943 (il avait 17 ans), par d’innombrables initiatives, rencontres, actes, écrits.

Du règlement pour lequel il lutta avec efficacité de l’interminable querelle du carmel d’Auschwitz à la « repentance » de Drancy, qu’il inspira, jamais il ne fut en reste sur le plan des symboles et des actes. Il le fit toujours avec l’accord de Jean-Paul II à qui il souffla même, dit Henri Tincq, l’idée de placer sa propre repentance entre les pierres du mur des Lamentations, lors de son voyage en Terre sainte.

Par ses origines mais sans doute aussi par son caractère, Jean-Marie Lustiger avait un sens éminent du tragique dans l’histoire humaine. Il n’était pas de ceux qui sifflotent face à la destinée. Il avait, dit justement Henri Tincq, une théologie entièrement centrée sur la croix.

On ne badine pas avec la croix ! La foi est affaire grave et sérieuse, l’Église est une institution avec laquelle on ne bricole pas. D’où, bien sûr, ce défaut qui lui fut souvent reproché d’une grande intransigeance et d’une impatience face aux atermoiements, à la tiédeur, aux compromissions de l’« équipage » clérical. Cela conduisait le cardinal-archevêque à un autoritarisme qui fit de nombreuses victimes, en blessant plus d’un, écartant sans ménagement ceux qui s’opposaient à ses vues.

Beaucoup de choses allaient trop lentement à ses yeux et, pour dominer la lenteur, il avait une arme dont il usa souvent : il contournait l’existant, créant de nouvelles institutions, un séminaire, une faculté de théologie, une radio, une télévision (KTO). Ce cardinal était une force politique, une immense pointure médiatique.

Il écrasait tout de son poids et de son aura. D’où tenait-il cette force ? De la foi, bien sûr, de la prière, mais aussi, osera-t-on dire, d’une solitude face à un destin hors du commun. Il était, littéralement, incomparable. Il était différent. Son impatience, que l’on pouvait ressentir parfois comme du mépris, il la tenait de cette intériorité hantée par l’idiotie d’un temps qui, croyant avoir tué Dieu, se livrait aux chimères de l’orgueil et de la médiocrité. Il était, lui, un cierge qui brûlait ardemment parmi l’obscurité de l’époque.

 

BRUNO FRAPPAT    

 

JEAN-MARIE LUSTIGER
LE CARDINAL PROPHÈTE
d’Henri Tincq
Éditions Grasset, 366 p., 20,90 €

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