Et si, par delà les conflits d’intérêt, toutes les violences qui ensanglantent notre planète n’étaient déclenchées ou en tous cas entretenues que par des conflits d’identités ? Telle est la thèse d’Amin Maalouf dans les Identités meurtrières, essai publié en 1998 aux éditions Grass. Elle n’a jamais été aussi évidente qu’à l’heure où, en 2012, l’Académie Française accueille dans ses rangs le grand romancier Franco-libanais.
Amin Maalouf porte un double regard sur l’Histoire et sur l’actualité. Les remous de la mondialisation le confirment dans son analyse. Les bouleversements qu’il observe « à l’œil nu » ne laissent pour lui aucun doute : « la mondialisation accélérée provoque, en réaction, un renforcement du besoin d’identité. » Elle atteint les hommes dans ce qu’ils ont de plus enraciné. Elle provoque un renforcement du besoin de spiritualité. « Seule l’appartenance religieuse apporte, ou du moins cherche à apporter, une réponse à ses deux besoins, » même si elle ne peut, à elle seule rendre compte de l’ensemble du phénomène.
Amin Maalouf va montrer que cette mondialisation agit comme le révélateur de ce qui a toujours sous-tendu les conflits : le combat pour protéger une identité soudain menacée de remise en cause, ou vécue comme telle.
L’erreur identitaire
Je suis serbe ou bien je suis croate. Je suis musulman ou bien je suis juif. Je connais mon ennemi : c’est l’autre, celui d’en face. Ne pas le reconnaître serait une traitrise à mon camp.
Amin Maalouf passe en revue ce genre de réaction et dénonce une dangereuse simplification de l’identité.
Pourquoi faut-il qu’elle soit ainsi réduite à une seule appartenance alors que l’identité de chacun se construit sur une multitude d’appartenances ? Pourquoi cette conception restreinte et figée de notre image identitaire ?
Toute l’erreur vient de là. Tout le mal vient de cette erreur. De cette réduction qui va conduire à une conception meurtrière de l’identité, qui au lieu de différencier chaque homme le rattache à un camp et l’oppose à un autre camp.
Le temps de la mondialisation
En quoi la mondialisation a-t-elle généralisé et dramatisé cette opposition ? Il faut bien l’admettre, la mondialisation consacre et tend à imposer une modernité qui vient du nord. Pour une large part de notre monde, elle n’est, que « le cheval de Troie » d’un modèle occidental : une américanisation, une mise en péril des autres cultures, de leur mode vie. Elle porte les relents d’un christianisme triomphant et nous voilà l’engrenage des conflits religieux.
Au cœur du débat
Le problème du monde arabe est soulevé. La religion musulmane pose question. Serait-elle incompatible avec l’idée de modernisation, incapable d’accueillir les idées neuves quant aux droits de l’Homme sans sombrer dans la violence ?
Des préjugés s’installent qu’Amin Maalouf s’applique à passer au crible de l’Histoire. Il défend l’idée qu’aucune doctrine, aucune religion, n’a le monopole du fanatisme ou de l’humain. Sans les exempter totalement de ce que les peuples ont pu faire en leur nom, il entend montrer qu’elles sont avant tout ce que les peuples sont capables d’en faire.
Qu’en est-il aujourd’hui ?
En Occident, la société à modernisé sa religion simplement parce que la société occidentale était modernisée. C’est un fait qu’elle était devenue, « pour le monde entier, la civilisation de référence » (p.81) et, par là même, une menace pour les autres.
Aujourd’hui, nous dit-il « l’occident est partout. (p. 83) » Modernisation et occidentalisation se confondent. Ceux qui ne sont pas né dans cette civilisation vivent mal l’invasion de cette nouvelle hégémonie, ses modes qu’elle impose, la perte de leurs anciens repères. « Il n’est pas surprenant, nous dit-il encore, de voir certaines personnes brandir les symboles de l’archaïsme pour affirmer leur différence. (p. 85) » Le changement n’est acceptable que s’il ne donne pas « l’impression de se renier. (85) » La France elle-même le refuse en déplorant le fast food et les anglicismes.
Vers un autre futur
S’interrogeant sur les voies d’un futur apaisé il en revient à une conception élargie de l’identité afin « d’apprivoiser la bête identitaire ». Il espère «une identité qui serait perçue comme la somme de toutes nos appartenances et au sein de laquelle l’appartenance à la communauté humaine prendrait de plus en plus d’importance, jusqu’à devenir un jour l’appartenance principale, sans pour autant effacer nos appartenances particulières. » (p114-115)
Il en appelle pour cela au respect de l’autre dans sa différence dans ses codes et plus spécialement dans sa langue maternel. Pourquoi serait-on moins soucieux de la diversité culturelle que de la diversité biologique ?
Si on ne peut nier que la modernité soit un facteur d’uniformisation les nouvelles technologies de communication, singulièrement l’Internet, donnent à ceux qui veulent préserver les cultures menacées des moyens de se défendre.
Amin Maalouf veut faire le pari d’un printemps possible dans le respect des libertés et des droits de l’Homme. Même s’il est encore trop tôt pour le dire et s’il faut encore laisser beaucoup de temps au temps, l’Histoire que nous voyons s’écrire est peut-être en passe de nous en apporter des gages.
Citations
Lorsqu’on me demande ce que je suis « au fin fond de moi-même » cela suppose qu’il y a, au « fin fond » de chacun une seule appartenance qui compte, se « vérité profonde’ en quelque sorte son « essence », déterminée une fois pour toute à la naissance et qui ne changera plus ; comme si le reste, tout le reste, tout le reste – sa trajectoire d’homme libre, ses convictions acquises, ses préférences, sa sensibilité propre, ses affinités, sa vie, en somme –, ne comptait pour rien. (p. 8)
Il m’arrive quelquefois de faire ce que j’appellerais « mon examen d’identité » comme d’autres font leur examen de conscience. (p. 23)
L’humanité entière n’est faite que de cas particuliers, la vie est créatrice de différences… (p. 28)
Par facilité, nous dit-il, nous englobons les gens les plus différents sous un même vocable ; par facilité, aussi nous leur attribuons des crimes, des actes collectifs, des opinions collectives. (p. 29)
On a souvent tendance, ailleurs, à se reconnaître dans son appartenance la plus attaquée … (p. 34)
En chacun de nous existe un Mr Hyde ; le tout est d’empêcher que les conditions d’émergence du monstre ne soient rassemblées. (p. 37)
Je ne crois pas plus aux solutions simplistes qu’aux identités simplistes. (p. 37)
On ne sait jamais où s’arrête la légitime affirmation de l’identité, et où commence l’empiètement sur les droits des autres ! (p. 41)
Nous dénonçons une injustice, nous défendons les droits d’une population qui souffre, et nous nous retrouvons le lendemain complice d’une tuerie. (p. 42)
… quelquefois les victimes sont désespérément les mêmes, depuis toujours ; quelquefois, les rapports s’inversent, les bourreaux d’hier deviennent les victimes et les victimes se transforment en bourreaux. (p 42)
N’est-ce pas le propre de notre époque que d’avoir fait de tous les hommes des migrants minoritaires ? (p. 47)
Le premier réflexe n’est pas d’afficher sa différence mais de passer inaperçu. (p. 48)
« Plus vous vous imprégnez de la culture du pays d’accueil, plus vous pourrez l’imprégner de la vôtre. » « Plus un immigré sentira sa culture d’origine respectée, plus il s’ouvrira à la culture du pays d’accueil. » (p. 51)
Pour aller résolument vers l’autre, il faut avoir les bras ouvert et la tête haute, et on ne peut avoir les bras ouverts que si on a la tête haute. Si, à chaque pas que l’on fait, on a le sentiment de trahir les siens, ou de se renier, la démarche en direction de l’autre est viciée… (p. 53)
Le XXe siècle nous aura appris qu’aucune doctrine n’est, par elle-même, nécessairement libératrice, toutes peuvent déraper… (p. 62)
Ni hostilité, ni complaisance, ni surtout l’insupportable condescendance qui semble devenue pour certains, en Occident, une seconde nature. (p. 62.)
…pourquoi l’Occident chrétien, qui a une longue tradition d’intolérance, qui a toujours eu du mal à coexister avec « l’Autre », a-t-il su produire des sociétés respectueuses de la liberté d’expression, alors que le monde musulman, qui a longtemps pratiqué la coexistence, apparaît désormais comme une citadelle du fanatisme ? (p.70)
Je ne rêve pas d’un monde où la religion n’aurait plus de place, mais d’un monde où le besoin de spiritualité serait dissocié du besoin d’appartenance. (p. 110)
Séparer l’Église de l’État ne suffit plus ; tout aussi important serait de séparer le religieux de l’identitaire. (p. 110).
…le monde d’aujourd’hui donne aussi à ceux qui veulent préserver les cultures menacées les moyens de se défendre (p. 146).
Au lieu de décliner er de disparaître comme ce fut le cas depuis des siècles, ces cultures ont désormais la possibilité de se battre pour leur survie ; ne serait-il pas absurde de ne pas en user ? (p. 146).
En savoir plus :
Amin Maalouf : Né au Liban le 25 février 1949 de parents enseignants, il se consacre après des études d’économie et de sociologie, au travail reporter mais quand la guerre éclate dans son pays natal, il part pour la France avec sa famille.
À partir de 1984, il se consacre à l’écriture, publiant des romans, des essais, des livrets d’opéra. En 1993, il obtient le prix Goncourt pour Le Rocher de Tanios, en 1998 le prix européen de l’essai pour Les Identités meurtrières, et en 2010 le prix Prince des Asturies des Lettres pour l’ensemble de son œuvre.
En 2007-2008, il préside un groupe de réflexion sur le multilinguisme, dans le cadre de la Commission Européenne, qui publie un rapport intitulé Un défi salutaire : comment la multiplicité des langues pourrait consolider l’Europe.
Docteur honoris causa de l’Université Catholique de Louvain (Belgique), de l’Université de Tarragone (Espagne), de l’Université d’Évora (Portugal) et de l’Université américaine de Beyrouth (Liban). Il est élu à l’Académie française, le 23 juin 2011.
Consultez le blog d’Amin Maalouf et sa fiche sur le site de l’Académie française
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