Il etait une fois le Maroc : LES JUIFS DANS LES RÉGIONS NON URBAINES, par David Bensoussan
Qu'en était-il des Juifs de l'intérieur?
Le voyageur Charles de Foucault qui visita le Maroc en 1883-1884, décrivit ainsi la condition de servage des Juifs de l'intérieur : « Tout Juif du Bled-es-Siba appartient corps et biens à son seigneur, son sid... Le musulman est-il sage, économe? Il ménage son Juif, il ne prend que le revenu du capital. Mais que le seigneur soit emporté, prodigue, il mange son Juif comme on gaspille un héritage; il lui demande des sommes excessives, le Juif dit ne pas les avoir; le sid prend sa femme en otage, la garde chez lui jusqu'à ce qu'il ait payé. le Juif mène la vie la plus pauvre et la plus misérable, il ne peut gagner un liard qui ne lui soit arraché, on lui enlève ses enfants. Finalement, on le conduit lui-même sur le marché, on le met aux enchères et on le vend. Rien au monde ne protège un Israélite contre son seigneur; il est à sa merci. » Le pacha d'Amizmiz disait à ses soldats qui administraient la bastonnade aux Juifs : « Frappez fort, et sans crainte s'il meurt, nous paierons au sultan le prix du sang.» Jusqu'à l'arrivée des Français en 1934, les Juifs de Tahala versaient au chef de la tribu un demi-douro par feu, pour louer le terrain qu'ils occupaient. À chaque noce, ils payaient 10 douros. Ils pouvaient éviter la corvée en versant 60 douros. Parfois la protection était mentionnée dans un sauf-conduit : ainsi, la protection accordée par la famille des Ziyania dans le Nord-est marocain se lit : « Sachez que nous sommes la caution d'El Hazan Brahim. Nous l'avons accepté; il est notre juif. Que Dieu se détourne de quiconque lui fera du mal.»
Oscar Lenz qui traversa le Sud marocain en se faisant passer pour un médecin turc, écrivit dans son ouvrage Tombouctou : « Tandis que les Juifs des autres parties du Nord-Africain s'adonnent presqu'exclusivement au commerce, au Maroc ils sont en grande partie artisans et se montrent aussi adroits qu'ils sont naturellement laborieux et économes. » Le correspondant du Times Walter Harris qui suivit le sultan Moulay Hassan dans une expédition au Tafilalet en 1893, écrivit au sujet du village de Dadds au Sud de l'Atlas : « En général, les Juifs sont les ouvriers les plus habiles de l'endroit, ils sont surtout renommés pour leurs fusils, souvent artistiquement décorés en argent. Les Israélites vivent sous le système de la Debiha ou sacrifice ainsi dénommé parce qu'un mouton ou un boeuf a été offert aux Berbères pour obtenir leur protection. Les familles juives subissent une sorte de statut féodal, chacune dépendant d'une famille Schleuh ou Berbère qui la protège contre de mauvais traitements moyennant un tribut annuel. »
Il y eut des Juifs armés dans les zones non citadines
Si fait ! Dans son ouvrage De l'Afrique datant de 1556, Léon l'Africain rapporte à propos des Juifs du Sud marocain : « Il s'y trouve beaucoup de Juifs, qui sont volontaires pour exposer leur personne aux hasardeux combats, et prendre la querelle en faveur de leurs maîtres, qui sont les habitants de cette montagne.» L'existence de Juifs combattants à la lisière du Sahara est confirmée en 1527-1528 par une lettre du souverain saadien adressée à David Haréouvéni, lequel impressionna les grands de son temps, le pape y compris, en annonçant qu'il était délégué par le roi Joseph d'Éthiopie dont l'armée juive de 300 000 soldats du roi comptait restaurer la souveraineté juive en Terre promise. Le voyageur John Davidson écrivit à propos des Juifs berbères en 1839 : « À la différence des Juifs résidant parmi les Maures, qui sont soumis à la loi musulmane, ils ne vivent pas dans le même état d'avilissement ou de servitude; ils développent des relations de type patron/client (avec leurs voisins), tous ont les mêmes privilèges, et le Berbère est tenu de défendre la cause du juif en cas d'urgence. Ils disposent d'armes, et servent leurs patrons à tour de rôle.» Davidson témoigne avoir également vu une région du Sud de l'Atlas où « les Juifs vivent en toute liberté, et pratiquent tous les métiers; ils possèdent des mines et des carrières qu'ils exploitent, ont de grands jardins et d'immenses vignobles, et cultivent plus de maïs qu'ils ne peuvent consommer; ils disposent de leur propre forme de gouvernement, et possèdent leurs terres depuis l'époque du roi Salomon. »
Par ailleurs, ces Juifs « possèdent toutes les caractéristiques des montagnards. ils portent le même costume qu'eux, et on ne peut pas les distinguer de leurs voisins musulmans.»
Dans l'ouvrage Voyage au Maroc publié en 1903, le marquis de Ségonzac rapporte : « Chez les Aït Izdeg, sous l'oued Outlat, les Juifs assez nombreux construisirent leur Mellah, un tirment (village fortifié). On les y a attaqués, ils ne se sont pas contentés de fermer leurs portes, ils ont riposté à coup de fusil et rendu coup sur coup, et depuis lors, ils traitent avec les Musulmans de puissance à puissance.» Le rabbin Maurice Eisenbeth rapporta dans son essai Les Juifs du Maroc daté de 1936, que les Juifs du Sous prenaient à l'occasion une part active aux guerres entre tribus, au même titre que leurs concitoyens musulmans.
Un témoignage fort intéressant fut rapporté par l'historien Zéev Hirshberg qui visita les villages juifs berbères du Sud marocain après l'indépendance d'Israël : « Je m'enquis de la sécurité des Juifs (berbères). Selon eux, il n'y a eu aucun méfait et ils n'ont entendu parler d'aucun méfait. Après une longue enquête dans la région, j'ai pu identifier un meurtre qui s'est produit dans leur temps.»
De ce qui précède, il est possible d'avancer que la situation des Juifs dépendait grandement des caïds locaux, allant de la soumission la plus totale à la permission de porter les armes. Il est possible que le témoignage de Zéev Hisrshberg puisse être expliqué du fait que la présence française avait ramené l'ordre public et que les crimes ne demeuraient plus impunis. Néanmoins, entre 1954 et 1956, le terrorisme s'amplifiant et la faiblesse des Français grandissant, les Juifs berbères insistèrent pour être évacués en Israël au plus tôt.
Dans son ouvrage The Aït Atta of Southern Morocco publié en 1984, David Hart rapporte que les Juifs donnaient à leurs protecteurs le nom de « Mon Seigneur.» Ces derniers les appelaient « leurs Juifs » et avaient coutume de se les vendre entre eux. Autre fait historique intéressant en regard du statut de protection accordé aux Juifs par les Berbères : Il arriva qu'un Berbère assassinât un pacha qui avait emprisonné « son » Juif dans la ville de Sefrou, l'empêchant d'assister à la circoncision de son fils.
Il y a peut-être une autre explication à la différence de témoignages propres à la situation des Juifs berbères. Durant les premiers siècles de l'ère courante, les chercheurs ont mis de l'avant les hypothèses d''une évolution qui vit naître des Juifs berbérisés ou encore des Berbères judaïsés. Ces perceptions sont basées sur la détection d'éléments socioculturels juifs chez les Berbères ou encore d'éléments socioculturels berbères chez les Juifs. La vérité pourrait être ailleurs et toute autre.
En effet, il y eut un établissement de Juifs très important en Cyrénaïque. Or, ces Juifs ne l'étaient pas au sens rabbinique du terme. Il devait s'agir de Juifs pasteurs peu différents de leurs voisins berbères ou puniques. Il est donc fort possible qu'il y eut un mélange des populations et cela, alors même que le judaïsme rabbinique était en train de se former. Il serait donc erroné de rechercher de façon rigoureuse et systématique des caractéristiques propres au judaïsme rabbinique chez tous les Juifs berbères ou chez tous les Berbères judaïsés. La thèse qui pourrait être mise de l'avant serait que certaines tribus juives ou judaïsées se sont considérées comme des autochtones et ont été perçues comme telles dans tous les sens du terme dans des zones où le statut de dhimmi ne s'implanta pas ou fut encore et tout simplement ignoré. Les descriptions contrastées de la condition des Juifs faites par Charles de Foucault et par Léon l'Africain par exemple, pourraient s'expliquer de cette façon.
Il y eut des régions juives autonomes?
Il y a eu d'autres développements surprenants en milieu berbère : au milieu du XVIIe siècle, il y eut un Juif très riche et très puissant, Aaron Ibn Mechâal, installé dans la kasbah d'Ibn Mechâal dans la région de Taza. Il était considéré comme souverain par les Berbères de la région.
Profitant de son hospitalité, le sultan Moulay Rachid (1664-1671) l'aurait fait tuer dans un guet-apens un jour de shabbat pour le déposséder de ses richesses. Ceci ne rallia pas pour autant les Berbères au sultan. La place forte de Dar Mechâal fut détruite par le souverain Moulay Ismaïl qui succéda à Moulay Rachid et ses habitants juifs s'exilèrent à Debdou. Il existe plusieurs versions de cet épisode qui ont été étudiées par Pierre de Cenival dans l'article La légende du Juif Ibn Mechal et la fête du sultan des tolbas de Fès paru dans la collection Hesperis en 1925. Bien d'autres chercheurs en ont conclu par la suite qu'il s'agissait d'un mythe. Instituée après la défaite d'Ibn Mechal, la fête des Tolbas est un carnaval annuel des étudiants qui mettent aux enchères la couronne, le gagnant prétendant être pendant une semaine un sultan entouré d'une cour fictive. Ceci n'est pas sans rappeler un ancien rite espagnol similaire d'enfants et d'étudiants se déguisant en évêques. Nahoum Slouchz rapporte dans son Voyage d'études en Afrique l'existence d'un autre fief juif pendant plusieurs générations dans la région de Dadès et de Tiliit dans le sud Marocain. Plus encore : Le chef berbère Bayreuk fut favorable au XIXe siècle à l'établissement d'un pays juif dans le Sud marocain. La France était alors complaisante à ce projet mais l'Angleterre s'y était opposée !
En 1894, L'Alliance française proposa aux Juifs de Mogador de coloniser le Sénégal, réunit à cette fin dix jeunes célibataires, mais le projet ne décolla pas. Ce fut l'Alliance Israélite Universelle qui considéra trois ans plus tard de créer une colonie de Juifs au Fouta Djalon en Guinée. Or, les trois premiers immigrants se heurtèrent à l'animosité des colons français - cela se passait à l'époque de l'Affaire Dreyfus - et durent abandonner leur projet.
Ce furent des exceptions surprenantes mais néanmoins corroborées par l'histoire. Ces exceptions n'infirment pas cependant l'indignité du lot de l'écrasante majorité de la population juive au Maroc.
Des Juifs maniant les armes se trouvaient donc exclusivement dans les régions intérieures?
Curieusement, la réponse est non. À la fin du XIXe siècle, les Juifs sentaient le besoin de relever la tête. Profitant de ce que certains Juifs faisaient le commerce des armes, des Juifs en acquirent. Il faut voir en cela un schisme avec le passé, car jusque-là les Juifs corrélaient la cruauté de leur sort aux transgressions morales de leurs ancêtres. C'est ainsi que l'on avait l'habitude d'expliquer l'exil du peuple juif de la Terre Sainte ainsi que les malheurs et les vexations qui s'ensuivirent.
Suite aux persécutions des Musulmans, les autorités rabbiniques décrétaient des jeunes et des prières de contrition, incitant leurs fidèles à faire des bonnes actions et à agir avec droiture, et plus encore. Revenons aux détenteurs d'armes : ceux qui en avaient n'osaient les montrer en public et encore moins les utiliser. Mais dans certaines circonstances, lorsqu'il s'agit de se protéger contre les pillards qui saccageaient la cité, leur intervention armée fut tolérée. Ainsi, en 1903, les Juifs de Meknès résistèrent par les armes aux attaques menées par les troupes du prétendant Bou Hmara. En 1910, ils disposaient de 200 fusils et de quelques milliers de cartouches avec lesquels ils résistèrent aux assaillants. Ces derniers avaient pillé la ville, mis en fuite son pacha et s'étaient attaqués aux murailles du Mellah à coups de hache et de maillet. Ils furent repoussés. Lorsque l'armée française entra à Fès en 1912, elle exigea que les Juifs remettent leurs armes car la sécurité était du ressort de l'armée française. Les rebelles contre le sultan Abdelhafid attaquèrent la ville, razzièrent le Mellah et l'armée française cantonnée à l'extérieur de la ville bombarda le Mellah pour faire fuir les envahisseurs. Ce funeste épisode est connu sous le nom de Tritel (saccage).