Jérusalem, le combat contre les ombres
Après le magnifique « Personne », prix Femina 2009, Gwenaëlle Aubry donne la parole à deux adolescentes, l’une arabe et l’autre juive, dans la Jérusalem d’aujourd’hui.
Dans son précédent roman, Personne, Gwenaëlle Aubry explorait à travers le portrait éclaté d’un mélancolique les territoires de la folie. Ce thème, ces espaces reviennent dans cette nouvelle et très belle fiction, Partages, à travers deux voix qui alternent jusqu’aux dernières lignes où elles finissent par se mêler et dans lesquelles se fait entendre, plus forte, plus insistante au fil des pages, une névrose collective.
En 2002, à Jérusalem, deux jeunes filles du même âge – dix-sept ans seulement –, qui ne se connaissent pas, vivent séparées par quelques centaines de mètres, séparées surtout par tout ce que l’histoire de cette terre – leur terre – fait supporter à leur jeune âge. Juive d’origine polonaise, Sarah vient d’arriver en Israël avec sa mère, après avoir vécu à New York les attentats du 11 septembre.
Leïla, qui est arabe, sort, dit-elle, « de cage » : un camp de réfugiés de Cisjordanie. La confrontation des destinées de ces deux héroïnes pourrait faire craindre un traitement consensuel de la narration, un appel facile aux bons sentiments, à des réconciliations factices ou encore une vision manichéenne des événements. Il n’en est rien.
Gwenaëlle Aubry fait entendre, dès les premiers mots de leurs monologues, le retentissement de blessures très anciennes. Le poids des traumatismes subis par les parents et les ancêtres rend impossibles tout rapprochement entre elles, entre les deux communautés, et la vie à la fois paisible et ardente dont elles rêvent. Elles se croisent dans leurs déambulations à travers la ville, il leur arrive même de se voir, à côté l’une de l’autre, dans un miroir, expérience d’une inquiétante étrangeté où l’inconnue, l’espace d’un instant, devient un double.
Sarah apprend l’hébreu, fréquente la cinémathèque, aime Radiohead, les Doors et les films de Lubitsch et de Kubrick. Amoureuse de Joseph, un camarade d’études qui veut échapper au service militaire et aller en Europe étudier la littérature allemande à cause de Thomas Mann, elle lit Joseph et ses frères. L’espace mental dans lequel se meut Leila est tapissé d’images puisées dans le Coran et dans des textes poétiques.
Elle aime Le Vieil Homme et la Mer, se sent mystérieusement attirée par le visage de T.S. Eliot sur une couverture de livre et par le titre de son œuvre majeure qu’elle va lire, The Waste Land : la terre vaine, le désert – sans doute celui auquel elle veut échapper, qu’elle fuit comme sur un tapis volant, grâce aux images suggérées par les poèmes : New York, les ponts de la Tamise, Oxford et ses universités.
Mais un lourd passé fait de souvenirs personnels et familiaux les accable toutes deux. L’une et l’autre se sentent assiégées par la présence des morts en elles. Leila est obsédée par la spoliation des terres qui leur appartenaient et que la partition leur a enlevées, Sarah, par la mémoire familiale du ghetto de Varsovie et des camps nazis. Et c’est pour Sarah que Yeudith, mère d’une de ses amies, définit la maladie qui ronge la ville : « Tous ici, Israéliens et Palestiniens, Arabes et Juifs, comme tu voudras, nous partageons la même folie, c’est elle qui, comme la terre, nous divise et nous réunit. Nous partageons une même hantise, tous, nous sommes habités par des cohortes de morts. »
À ce poids de l’Histoire, à cette présence, en elles, de disparus inconnus, auxquels elles tentent d’abord d’opposer l’élan vers la vie, vont s’ajouter les horreurs de la guerre dans Jérusalem, l’attentat dans lequel un ami de Sarah est tué, et la répression tout aussi sanguinaire de la police israélienne qui frappe la famille de Leila. L’amour sauvera Sarah de la haine, mais pas de la mort. Leila, moins libre, n’aura pas la possibilité d’aimer avant de disparaître, la taille entourée d’une ceinture de dynamite, bourreau et victime à la fois.
FRANCINE DE MARTINOIR