Trop juif ou pas assez : le conflit israélo-palestinien leur pourrit la vie
Régis, 32 ans, se sent juif autant que Français. Il fête Noël comme Yom Kippour, fréquente la synagogue aux grandes occasions et passe parfois ses vacances d’été en Israël, où habite une partie de sa famille.
Les trois-quarts du temps, il ne se pose aucune question existentielle sur son identité. Mais, de temps en temps, un malaise étrange l’envahit. Une sorte de « poussée de schizophrénie », comme il l’appelle.
« C’est comme si j’étais trop juif ou pas assez, suivant mes interlocuteurs. »
Elément déclencheur de sa pathologie : Israël.
Auto-censure sur Facebook
La dernière fois, c’était en revenant de vacances :
« Nous étions allés en Israël, en famille. De retour en France, ma femme a voulu mettre des photos sur Facebook. Je lui ai dit : “Mais ça va pas la tête ? Ils vont se dire quoi les gens ? Qu’on est des sionistes purs et durs ?”
Résultat, on a sélectionné des photos de plages, sans mettre “ voyage en Israël ” en légende. Après coup, je me suis senti un peu con de ma réaction. »
A l’inverse, quelques jours plus tôt, lors d’un repas dans sa belle-famille, Régis s’est retrouvé dans la situation inverse. Celle du « Juif qui ne se sent pas assez... juif ».
« Chez les cousins de ma femme, quand on regarde le JT et qu’il y a des infos sur Israël, personne ne pipe mot. On ne commente pas la politique de l’Etat hébreu. Pourquoi ? Parce qu’on est juifs. C’est comme ça.
Ma belle-famille sait que je suis critique vis-à-vis de la politique du gouvernement israélien, des colonies. Pour eux, si je critique Israël, c’est comme si je reniais ma judéité. Avec l’idée que si nous ne soutenons pas cet Etat, qui le fera ? »
Ni Français, ni Juif
Cette sensation de devoir se justifier et de s’auto-censurer, Régis préfère la prendre avec auto-dérision, tout en ajoutant qu’il la voit comme un cercle vicieux, qui titille parfois son identité :
« Je suis français sans aucune réserve, mais simplement attaché à Israël, parce que j’y ai de la famille, des souvenirs, une partie de ma culture. Pourtant, dans les conversations avec les potes, si le sujet dévie sur le conflit israélo-palestinien, on en vient quelquefois à me demander de justifier le comportement du gouvernement israélien, comme si je n’étais pas vraiment français.
Et inversement : si je critique Israël, je me sens comme un mauvais juif pour une partie de ma famille. A chaque fois, c’est comme si la politique de cet Etat devait forcément jouer un rôle fondamental dans mon identité ! »
« Bah Israël, c’est pas l’étranger pour vous »
Et des Régis, il y en a plus d’un parmi les juifs français. Après l’affaire Merah, l’avocat Philippe Brunswick avait d’ailleurs signé une tribune sur Slate.fr, intitulée « Pour que l’arbre franco-israélien ne cache pas la forêt juive française ».
Dans un tout autre genre, les humoristes se sont aussi emparés du sujet. Dernière en date, l’émission-canular « A votre écoute, coûte que coûte », sur France Inter, où deux pseudos médecins répondaient à un faux auditeur à gros coup de clichés racistes, sexistes, homophobes, nous laissant deviner nous-mêmes – ou pas – qu’il s’agissait d’humour.
En février dernier, quand Zabou Breitman et Laurent Lafitte, les deux « thérapeutes » s’en prennent à Séverine, qui hésite à partir en Israël rejoindre son mari, la polémique éclate. Les uns saluent l’initiative, quand d’autres la déplorent, au premier rang desquels le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF).
Dans la séquence, après avoir fait dire à Séverine qu’elle était juive, les faux psys lui lançaient, entre autres poncifs sur l’argent et la victimisation :
« – Du coup c’est quoi le problème ?
– Je suis Française moi. Alors quitter mon pays, pour m’installer à l’étranger c’est...
– Bah c’est pas l’étranger pour vous, Israël !
– Si, c’est un pays que je ne connais pas...
– Oui mais, vous vous battez – enfin, si je puis dire – suffisamment pour avoir ce pays, alors si c’est pas pour y aller c’est dommage. »
Si tu n’es pas avec nous, tu es contre nous
Pour Régine Azria, sociologue à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et spécialiste du judaïsme :
« On observe la résurgence d’une forme d’antisémitisme différent de l’antisémitisme traditionnel, en grande partie attisé par le conflit du Moyen-Orient, même s’il est difficile de le qualifier – s’agit-il d’antisémitisme, d’antisionisme, d’antijudaïsme ? – et d’en mesurer l’ampleur réelle.
En réaction, les institutions juives de France relayées par une partie des juifs adoptent une attitude de revendication ferme, qui passe entre autres par un soutien de plus en plus affirmé et inconditionnel à Israël.
Mais cette “ visibilité ” masque l’attitude de la majorité silencieuse des juifs de France, qui vivent leur judéité de façon plus discrète et non militante. Elle peut même être source de tensions externes mais aussi internes, avec des discours du type : si tu n’es pas avec nous, tu es contre nous. »
« Maman se fait une crise de parano »
Géraldine, qui se définit comme une juive laïque, ne défend pas la politique israélienne à tout prix. Mais au quotidien, elle ressent elle aussi les conséquences de l’importation du conflit. Et comme Régis, elle est parfois sujette à des crises inopinées de doute. Le dernier épisode en date, c’était au supermarché :
« Mon fils de 6 ans, qui sautillait à droite à gauche dans les rayons, s’est mis à lancer de très sonores “ shalom, shalom ” à chaque fois qu’on croisait un caddie !
J’ai eu un temps d’arrêt. Pour lui, bien sûr, cela revenait à lancer des “ Hello, hello ” après une initiation à l’anglais ; mais j’ai senti un malaise m’envahir. Je voulais lui demander d’arrêter, de ne pas nous afficher comme ça.
Mais qu’est-ce que je pouvais bien lui dire : Arrête de chanter ça, maman se fait une crise de parano, elle a peur que les gens se disent qu’on est juifs, et avec le conflit israélo-palestinien, tu comprends mon chéri, on pourrait prendre ça pour de la provocation ? »
Des anecdotes d’autocensure, Géraldine en a à la pelle. Elle sait aussi que pour certains juifs religieux, elle est sûrement considérée comme une « juive honteuse ». Mais elle a pris le parti d’en rire :
« On dit que les juifs sont paranos. C’est peut-être vrai, après tout. Mais au fond, c’est l’histoire de la poule et de l’œuf... »