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L’amour du prochain ne choisit pas qui aimer

 

 

Quoique difficile à concevoir dans la réalité, l’« amour du prochain » nécessite du cœur mais aussi de l’intelligence,  comme le proposent quelques penseurs positifs.

Les philosophes posent pour principe que l’amour du prochain s’adresse aux humains sans exception : les proches, certes, mais aussi les lointains, et, plus difficile encore, les personnes qui sont indifférentes à notre égard, voire hostiles. Même nos pires ennemis – si nous en avons – doivent être compris parmi ces « prochains » englobés dans la notion de ce qu’on appelle l’« Agapé », c’est-à-dire l’amour spirituel, qui n’est, selon les Grecs, ni l’Éros (attirance complète des êtres entre eux, et pas seulement des corps), ni la « Philia » (amitié élective et grande estime mutuelle). 

« L’amour du prochain ne choisit pas qui aimer, il aime toute l’humanité. Quand il fait du bien à un homme particulier, c’est au nom de son amour pour tous les hommes » , indique le philosophe François Housset. On pourrait alors vite en conclure que l’amour du prochain est une fiction, une idée, un concept, mais qu’il ne peut pas exister. Dans la perspective d’un monde meilleur.

Car autant il est normal d’aimer ses proches, famille et amis, voire relations, autant il semble inconcevable d’aimer des gens qu’on ne connaît pas, ou qu’en réalité l’on déteste, soit parce qu’ils nous déplaisent sans qu’on sache vraiment pourquoi, soit parce qu’ils nous ont fait du mal, soit parce qu’ils figurent pour quantité de raisons, personnelles, politiques, idéologiques, parmi nos adversaires ou même nos ennemis.

Pourtant, dans la perspective d’un monde meilleur auquel aspirent la plupart des gens, comment balayer d’un revers de main cette injonction :« Aime ton prochain »  qui, souligne le P. Étienne Grieu, jésuite et professeur de théologie au Centre Sèvres, à Paris, « existait déjà dans la tradition juive »  ? 

Plus largement, dit-il, « la règle d’or selon laquelle ‘‘fais ce que tu voudrais que les autres fassent pour toi et ne fais pas ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse’’ est incluse dans la sagesse universelle, et on le trouve dans bien des cultures différentes » . Ce qui est propre au christianisme est la radicalité de l’attitude de Jésus par la manière dont Il a vécu l’amour du prochain « jusqu’à s’exposer lui-même, ce qui l’a conduit à la croix, même si des non-chrétiens peuvent aussi aller jusque-là » , dit le P. Grieu.

PRÉDISPOSÉS POUR AIMER

Le psychologue Jacques Lecomte (1) se contente, lui, de croire que « nous sommes prédisposés pour aimer » . En témoignent, selon lui, des travaux contemporains en psychologie du nourrisson, en neurobiologie et en anthropologie sur les peuples premiers montrant que « les fondements de la bonté et de l’amour pèsent davantage que ceux de la violence et de la haine ».  Certes, les guerres et toutes les horreurs perpétrées par les hommes suffiraient à démontrer le contraire. En fait, elles sont plus le fruit de pulsions et de peurs immaîtrisées puis érigées en système que celui d’une construction froide. Et pour peu que les humains mettent en action leurs facultés de réflexion et d’intelligence, ils verront vite où se situe leur réel intérêt.

 « Lorsque l’on adopte des valeurs telles que l’empathie, la coopération, le respect, la confiance en l’autre, non seulement cela change les relations interpersonnelles, mais cela a aussi un impact sur la société » , poursuit Jacques Lecomte. Un exemple illustre ce propos : la différence entre la justice pénale traditionnelle et la justice restaurative mettant en présence sous le regard de tiers bienveillants la victime et son agresseur. Robert Cario, professeur de criminologie à l’université de Pau, explique que la justice restaurative « permet de socialiser le désir de vengeance de la victime comme la culpabilité de l’infracteur, lesquels deviennent alors réparateurs ».  Ainsi, « elle tente de reconstruire l’avenir en associant à la réponse pénale un accompagnement psychologique et social des intéressés » . 

Il ajoute que la justice restaurative « réintroduit l’humanité après le basculement psychique provoqué par le passage à l’acte » . Sans nier le crime qui doit être puni, une telle réponse prend en compte la vulnérabilité de l’agresseur, ce qui permet une meilleure adaptation de la sanction, une meilleure appréhension des besoins réels de la victime, et donc une heureuse préservation de l’intérêt général. Résultat : le taux de satisfaction des victimes, de 15 à 23 % en justice pénale, atteint 80 voire 100 % en justice restaurative.

UNE THÉRAPIE UNIVERSELLE

Le mal engendrant automatiquement la souffrance, « restaurer » soulage toujours. L’amour du prochain – comme une thérapie universelle – vise donc à soulager l’autre, tous les autres. Le philosophe François Chirpaz (2) insiste sur ce point : « À quoi cela engage-t-il ? À demeurer attentif à la souffrance des hommes et à leur apporter une aide selon notre compétence. »  

Une telle règle, selon lui, « s’applique dans la sphère privée, dans la relation singulière d’une personne à une autre. Son application dans la sphère publique est plus complexe parce qu’elle passe par les médiations que sont les institutions. » Mais au total, indique le philosophe, « l’amour du prochain est toujours, d’abord et avant tout, souci de l’autre homme et aide concrète dans le respect de sa liberté et de toute sa personne » . La charité reprend ici tous ses droits. 

Restaurer, mettre en œuvre la charité ne signifie pas pour autant faiblesse ou naïveté : la philosophe et romancière Sylvie Germain considère même que l’on est « en droit d’éprouver de l’aversion face aux propos, aux pensées et aux actes de son ennemi, et qu’on a le devoir de s’y opposer si on en a les moyens » . Cela ne doit pas empêcher, selon elle, de « continuer à prendre en considération la part de mystère de vie qu’il recèle, continuer à le considérer comme un “autrui” et chercher à rétablir la justice plutôt qu’à exercer la vengeance » . Remarque qui rejoint à propos la notion de justice « restaurative ». 

NE PAS JUGER À LA VA-VITE

Étienne Grieu ne nie pas non plus les situations relationnelles difficiles. Dans une même famille, par exemple, les agacements peuvent devenir dévastateurs. D’où la nécessité de s’appuyer plutôt sur « l’envie de vivre des choses heureuses avec l’autre que nous avons tous au fond de nous. Aussi, cela suppose de retrouver un chemin pour que ce désir puisse s’exprimer. »  

Les relations au travail, elles aussi, sont souvent sources de conflit. Pas question de le nier, mais l’envisager plutôt comme un moyen d’« obliger à ce que tous les points de vue soient entendus. La bataille vaut la peine d’être livrée, pas pour éliminer l’autre, mais pour le retrouver. »  Enfin, les relations agressives s’expliquent souvent par une souffrance, indique le P. Grieu : « Gardons-le en tête et souvenons-nous qu’on ne peut juger une personne en trois minutes. »  

(1) Auteur de La Bonté humaine. Altruisme, empathie, générosité , Odile Jacob, 2012, 400 p., 24,20 €.

(2) Auteur de Dire le tragique et autres essais  », L’Harmattan, 2010, 168p., 16 €.

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Chez les Frères, pour le meilleur…

Nathalie Nabert, spécialiste de littérature et de civilisation médiévales, a fondé en 1998 le Centre de recherche et d’études de spiritualité cartusienne. À ce titre, elle a relevé auprès des chartreux des faits et gestes qui en disent long sur ce que peut être l’amour du prochain entre les religieux vivant en communauté : par exemple, cette scène marquante du film Le Grand Silence  de Philip Gröning, qui montre un vieux moine dont un frère masse, avec une infinie patience, le corps douloureux afin de le soulager. Nathalie Nabert souligne pourtant que « le monde monastique, comme tous les univers fermés, fonctionne comme une caisse de résonance. La moindre ride à la surface des eaux tranquilles d’une vie de silence et de prière peut faire mal, très mal, plus là qu’ailleurs car la clôture empêche une mise à distance physique. »  D’où cet appel à « utiliser les ressources de l’intériorité, de l’humilité, de la discrétion, de la patience et du pardon pour vivre l’amour du prochain »  .

 

LOUIS de COURCY

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