PROSE POUR UN ARC-EN-CIEL
Pont de couleurs au firmament. Offrande divine en un instant. Seul en noir et blanc prétendent-ils que nous voyions ? Qu‘en est-il des couleurs ?
Aucun regret n‘imprégnera mon chant, ni la nostalgie n‘en sera la mesure.
La saudade est mélancolie, on le sait déjà ! N‘est-elle pas l‘humeur noire pour l‘Arabe ou la solitude affective de l‘Andalou ? Malgré tout, la joie des retrouvailles est plus étonnante que la pétrification. La nostalgie d‘Al Andalus n‘est pas ma joie !
La musique tend ici à transcrire une Péninsule ibérique portée vers le dialogue aux capacités du possible. Une géographie poétique caressant le rêve de l‘impossible : des horizons humains transcendant les frontières, des idiomes méditerranéens lyriques ouverts sur l‘univers et l‘intelligence d‘être, de communiquer ensemble.
Le chant et la musique sondent ce possible pour s‘ouvrir une autre voie : l‘expression originale. Nul besoin de discours sur l‘origine du Fado, du Flamenco ou d‘Al Andalusi, l‘Histoire et le discernement suffisent. Ici, La musique questionne, de ces styles, le creuset commun. Pourtant !
Esquissant le “mélo“ de l‘Histoire, la tension monte, s‘essouffle et s‘apaise dans la contemplation de l‘arc-en-ciel.
Ici, je disjoins l‘origine, la non-origine se joue dans l‘origine. Je ne regrette rien sans au préalable avoir mâché la racine. Encore faut-il avoir digéré sa propre racine pour intégrer la culture de l‘autre. Mais encore, la fusion exige d‘être pluriel, avec recul, pour dire concorder et non s‘identifier à. Je suis une artiste du présent ! Du simple fait de copier le style des anciens, je m‘abstiens ! Car je crains d‘altérer leur voix et de défigurer leurs valeurs.
Selon Goethe*(a), l’imitation sans apanage reproduit des « masques vides ».
J‘adhère au savoir poétique. Par le verbe, je m‘abrite à la pensée. En chantant le sens j‘affecte l‘être et la musique en sublimera la blessure. Car l‘art de distiller la sagesse en un distique est bien un don du ciel *(b) :
“Si ton passé est expérience
Que le lendemain soit sens et vision“.
Le drame de l‘histoire est fantôme du passé. Je m‘aventure sur les traces du Morisque du XVIème siècle. Loin de vouloir reconstituer sa geste et ses coutumes, seule la sensation de son âme me suffit : n’avoir plus de nom, plus de terre auxquels rattacher sa lignée. Acculturé, sa mémoire diluée, obligé d‘ensevelir son Dieu et la langue de ses aïeux, écrasé par la terreur de la purification du sang et de l‘identité nationale. Pourtant, les circonvolutions intérieures de l‘âme morisque sont aussi musicales et poétiques ; je les sublime !...“Les Dieux tissent les malheurs pour les hommes. Afin que les générations à venir aient quelque chose à chanter“*.
(c)
Tarab et duende andalous !
En égarant la boussole qui nous a été confiée, nous réinventons nos pas, nous découvrons un chemin nouveau. Chaque fois que le chant m‘exile là où l‘origine se déchire, je navigue dans la perplexité et je questionne l‘essence. Au seuil de l‘inexploré, je défie l‘inconnu comme on défierait la mort dans une arène tauromachique. Mon chant libre lâche prise et vole vers le royaume du tarab, là où Garcia Lorca saisit le duende : « Pas de carte ni d‘exercice, on sait seulement qu‘il brûle le sang comme un topique de verre qui épuise, qui écarte toute la douce géométrie apprise, qui brise les styles…Un changement radical des formes sur de vieux schémas…“.
Dans la musique arabe ou andalouse…“ L‘arrivée du duende est salué par un cri : “Allah ! “ si proche du “Olé !“ : Vive Dieu ! Témoins profonds, humains, tendres d’une communication avec Dieu à travers les cinq sens.
Evasion réelle et poétique de ce monde sur un présent exact“*(d). Cette émotion porte en elle l‘équilibre de la voix, du son et de la geste musicale.
Une aspiration vers l‘essentiel !
La provocaçào des fadistes !
C‘est avoir l‘audace de la liberté et savourer le risque que d‘apprendre à marcher sur la lune. Un exercice d‘équilibre extra-ordinaire que les vieux repères ne suffisent plus à créer. Je pose un pied sur un sol inconnu. La droite la gauche vacillent. Le corps et la voix en suspension dans l‘atmosphère. Je pivote puis je glisse, je m‘égare et tente de ne pas choir.
Aspirée par une curieuse arabesque, enivrante, pulvérisant toute symétrie et tout centre sur son passage. Courbe d‘une vérité abstraite et relative, ligne sinueuse ad libitum, conjure le fini et badine avec l‘infini. Pur équilibre sur ce champ lunaire ! Pourtant, la musique comme la mystique connaissent ce modus vivendi.
Cet exil me désarme et m‘enivre… Exil de l‘origine. Aussitôt jouet de la différence, j‘effleure une étrange souffrance, une étrange joie à la fois…
Être étrangère… J‘en sors enrichie ! Les reflets de l‘appartenance se fragmentent dans cet espace à découvrir, voilà tout : réapprendre à marcher, devenir. Le centre n‘est plus la pensée héritée mais l‘émotion de survie. La langue, la culture, la poésie, la musique, la cuisine ou le rire des pays traversés, font partie de moi désormais. Je médite sur la migration de l‘oiseau par delà frontières, barrières et points cardinaux. Quelle boussole lui sert de guide ? Si ce n‘est la survivance… Si ce n‘est l‘espoir de la recréation de la vie !
Entendimento !
La musique résonne dans une taverne ibérique au nom de retrouvailles chaleureuses, fraternelles, solennelles, entre artistes de çà et de là des rives du monde. Porté au zénith de l‘inspiration, le dialogue musical des oiseaux se tisse en dépit des frontières et des croyances. Cet arcane humain parle son langage propre : l‘alchimie du moment et l‘émotion de partage.
Là est la question ! Au-delà de l‘identité ! Certes, “L’identité est fille de la naissance. Mais en fin de compte, elle est l‘oeuvre de celui qui la porte, non le legs d‘un passé. Je suis multiple en moi… L‘identité est plurielle. Elle n‘est donc ni citadelle, ni tranchées.* (e)
Arco Iris !
Alors pourquoi ne voir qu‘en noir et blanc, lorsque les couleurs et leurs nuances existent? La violence bipolaire, n‘est-elle pas guerre sainte contre soi-même ! L‘homme au songe-creux sans couleurs contemple chaque matin le miroir de son identité. Que nous reste-t-il sans arc en ciel ? Ce don divin de subtilités, sens de l‘équilibre des différences chromatiques pour ceux qui ne savent percevoir.
Compositions et poésies personnelles sont ici vibrant hommage à l‘âme ibérique, aux tonalités de sa Péninsule…à ceux que j‘ai rêvés, à ce que j‘ai appris, aux musiciens rencontrés, aux êtres sensibles portant leur culture en offrande puis en partage.
Offrande et partage, tout un art ! Aimer c‘est mieux écouter et voir… Voir c‘est mieux comprendre…Comprendre c‘est mieux partager, mieux souffrir et rire… Aimer c‘est faillir au désespoir.
Pivotons légers ! Lâchons prise ! Aspirons l‘essence du parfum! Percevons l‘orientation cosmique. Jamais exercice d‘équilibre d‘avance n‘est acquis.
À nos yeux et à notre écoute… Laissons parler la musique… Pour un moment !
Amina ALAOUI
Prologue du disque Arco-Iris, éd. ECM Records, 2011.
(a) Goethe “Diwan Est-Ouest“
(b) Mahmoud Darwich- “Les fleurs d‘amandiers ou plus“ éd. Actes Sud,
2007.
(c) Homère “L‘Illiade“
(d) Federico Garcia Lorca – Conférence “ Teoria y juego del duende“.
Obras completas. Ed Aguilar, 1955.
(e) Mahmoud Darwich - idem