LE JOUR DU COUSCOUS
Lors de mon enfance, j’attendais avec une envie intense et un désir impatient, la venue de certains jours spécifiques de l’année : la Soirée du Seder*, Rosh Hashana*, le Repas d’Interruption*, mon anniversaire et le « Jour du Couscous ».
Pour les fêtes juives, j’adresse mes remerciements les plus vifs au Tout Puissant, pour mon anniversaire, à mes parents et pour les journées couscous, aux souverains musulmans du Maroc, qui ont fait construire à l’intention des Juifs, des Ghettos entourés de hautes murailles, dont on verrouillait les portes à la tombée de la nuit et sur lesquelles des gardiens veillaient. Si les musulmans n’avaient pas eu l’idée d’ériger des Mellahs, nom local attribué au ghetto, la tradition « Jour du Couscous » n’aurait pas pu naître et je n’aurai eu ni l’opportunité ni la possibilité d’apprendre à mieux connaître les gens et leurs pensées.
La ville de Mogador, où nous avons vécu, fut fondée par le Sultan Muhammad Ibn Abdallah en 1760. Le deuxième nom de la ville est Essaouira, qui signifie « photo, image ». Mogador est considérée comme une cité très belle parmi les villes de la côte, elle porte aussi le nom de « Ville Blanche » en raison de la couleur de ses maisons blanches chaulées selon les directives du Sultan.
A Mogador vivait une communauté juive importante, unie et active. La majorité des Juifs habitaient « El-Mellah » auquel ils accordaient une grande importance et auquel ils réservaient une place particulière au sein du Judaïsme marocain, en raison notamment de ses belles maisons stylisées, de ses ruelles étroites et rectilignes. Le nom « El-Mellah » ou « Mellah » fut attribué au quartier juif, car celui-ci se trouvait à proximité des palais royaux et l’étymologie du mot « Mellah » remonte au titre de « Mellekh »*. Les quartiers juifs furent construits dans le voisinage immédiat des palais des monarques régnants et jouissaient ainsi de la protection traditionnelle que leur accordaient ces derniers. C’était là un privilège certain pour tous les habitants du Mellah, préservés ainsi de toute violence venant de l’extérieur.
Depuis le premier jour de sa construction, l’unique entrée du Mellah était défendue par un lourd portail en fer que l’on verrouillait soigneusement au coucher du soleil, à l’aide de cadenas, de barres de fer transversales enfilées sur toute la largeur des vantaux, d’une Mezouza5 à l’autre, interdisant de la sorte, toute entrée et toute sortie. Au pied de ses hautes murailles, des gardiens armés de vieux fusils turcs veillaient à leur poste.
Ces deux éléments d’infortune, d’une part la concentration d’une population et d’autre part son isolement, ont finalement joué un rôle déterminant dans le développement de la communauté juive, favorisant un grand florissant culturel, l’émergence de nouveaux rites, d’usages et de pratiques juifs, le maintien d’un particularisme pour la collectivité et l’établissement d’une tradition ancestrale d’une grande richesse, pieusement transmise d’une génération à l’autre.
Pour toutes ces raisons, le Judaïsme marocain s’est distingué par la ferveur de sa foi, sa vie
religieuse ardente et chaleureuse, ses traditions judaïques profondément ancrées dans le patrimoine spirituel, et fut fortement imprégné par l’idéal de Sion, à l’égard duquel une grande nostalgie germait dans le coeur des membres de la communauté. Qui pourrait ressentir l’isolement et l’éloignement lorsqu’il est enfermé avec ses pairs dans le ghetto ? Et qui serait en mesure, dans une telle situation, d’éviter ces nostalgies envers l’idéal de liberté représenté par Sion ? Néanmoins, en attendant la réalisation de ce rêve, d’arriver à Sion et de voir s’ouvrir les Portes du Royaume, la communauté juive continuait à vivre dans une promiscuité génératrice d’une grande intimité.
De tous les désagréments susceptibles de surgir d’une telle situation, une tradition unique en son genre a fleuri, une espèce de culte, un rituel, qui eut lieu toutes les fins de mois, dès la tombée de la nuit : le jour du Couscous !
Comme prélude à l’évènement festif, les préliminaires en vue de cette journée particulière débutaient bien avant la date fatidique, par l’achat de légumes frais, de viande d’agneau, de viande de boeuf, de condiments différents et variés et même par l’achat de denrées onéreuses supplémentaires que l’on ne pouvait guère se permettre d’ordinaire. En prévision de la journée couscous, ces dames se procuraient également une grande quantité d’amandes et de noix que l’on trouvait à profusion et à bon prix au Maroc. On s’en servait pour confectionner la plupart des gâteaux, une pâtisserie à laquelle s’ajoutait l’eau de rose, du sésame et du miel. Mais toutes ces bonnes choses n’étaient que garnitures à côté du mets principal – le plat central, le plat de résistance : le Couscous Del S’heub, le couscous aux fines herbes, aux verdures.
« David, apporte-moi de la lavande », me disait ma mère, ce qui avait le don de me remplir d’excitation. » Encore quelques jours avant le couscous, encore quelques jours avant le couscous ! ».
Cette spécialité de couscous exigeait un assaisonnement minutieux, un mélange secret et particulier d’épices et d’aromates, l’usage de simples, dont la verveine, la scrofulaire et la lavande. Celle-ci était bien évidemment de mon ressort, elle poussait sur une plate-bande près de la maison d’où elle distillait ses senteurs au loin.
Le couscous aux fines herbes, servi uniquement dans les cercles féminins, était reconnu comme une préparation aux vertus stimulantes et s’apparentait à un élixir d’amour. Pour les ménagères que l’on invitait à l’occasion de ce repas et pour toutes leurs amies, la journée couscous était assimilée à une journée de fête, une journée fériée officielle. C’était le jour du Grand Jugement, de l’Examen de Conscience et de l’Introspection, de conversations, de bavardages et de babillages avec leurs coreligionnaires féminines, les seules à les comprendre réellement, les seules avec qui il leur était possible d’aborder certains sujets délicats.
Les préparatifs du festin débutaient aux petites heures de l’aurore bien avant le lever du jour. Ma mère allumait la lampe à huile, retroussait ses manches et, croisant ses jambes potelées, s’asseyait sur un tabouret petit et bas au milieu de la cuisine. Moi, qui ne me réveillait qu’au seul son « Jour du Couscous », je m’empressais de la rejoindre et de lui apporter mon aide. La préparation d’un couscous exige beaucoup d’attention et d’efforts, de doigté et de savoir-faire. Pour commencer, il faut, avant toute chose, préparer les grains de couscous : ma mère versait le contenu de quelques verres remplis de semoule dans une grande soupière en cuivre et réservait à côté d’elle un récipient plus petit contenant un mélange d’eau, d’huile et de sel. Elle s’en servait pour humidifier les grains de semoule qu’elle malaxait alors d’un mouvement rotatif expérimenté, ses mains courant et roulant avec un art consommé sur les grains naissants. Elle les saupoudrait alors d’une cuillerée de farine, les passait au tamis – El Gharbal – un crible en fer à gros trous au-dessus d’un autre récipient qui, en l’espace d’une heure, se remplissait de grains de couscous dorés et transparents.
Au fil des années, j’essayais de me frotter à cette science et me hasardais, lors de mémorables expériences, à la confection de grains de couscous. Ma mère regardait avec indulgence les grumeaux qui surgissaient sous les paumes de mes mains, souriait, me réconfortait et m’encourageait en disant que la réussite sera sûrement au rendez-vous le mois prochain.
Rachel, notre proche voisine que j’aimais beaucoup, venait chez-nous aider ma mère et m’apporter ainsi une délectation de plus dans la fête. C’était une femme de grande taille, la quarantaine, habillée d’une légère robe fleurie. Elle s’asseyait sur une petite chaise en bois, étendait ses jambes devant elle, posait sur son ventre un récipient plein de légumes et les pelait avec un petit couteau qui disparaissait entre ses doigts grassouillets. Ces légumes se retrouvaient plongés dans une marmite, la partie basse du couscoussier, dans laquelle on ajoutait les autres ingrédients, des pois-chiches, la viande de mouton, les courgettes, de l’eau et les condiments.
Plus tard, ma mère et Rachel soulevaient la marmite chargée et la déposaient au-dessus du Kanoun, le foyer en terre cuite, préalablement chauffé aux braises de charbon de bois. La lourde marmite mijotait allégrement à petit feu, la maison se remplissait d’odeurs affriolantes. Alors que la bonne chère mitonnait, Rachel s’en allait préparer une bonne théière remplie de menthe qu’elle se disposait à déguster en compagnie de la maîtresse de maison.
« Rina, en quoi puis-je encore t’aider « , demandait Rachel à ma mère.
« J’ai préparé hier des tresses au miel, des croissants à la pâte d’arachide, des cigares sucrés et de la Baklawa6 ! », lui crie ma mère depuis la cour.
« Tu as pensé à tout, félicitations ! » la complimente Rachel,
« Moi ma spécialité c’est les massepains à la pâte d’amande, je vais t’en préparer des gâteaux, de délicieux petits massepains colorés, appétissants. Pousse-toi, pousse-toi je ne peux pas travailler dans un espace aussi étroit, j’ai besoin de beaucoup de place autour de moi ! ».
Et Rachel s’installait pour préparer ses massepains.
La marmite continuait à ronronner répandant une douce chaleur enveloppante qui gagnait insensiblement l’humeur de ma mère et de Rachel.
« Rina as-tu invité Freiha « ?
Rachel venait subitement de penser à un sujet qui suscitait en elle quelques inquiétudes.
Freiha sortait d’une diète, arborait une silhouette de rêve et risquait de lui voler la vedette.
« Je l’ai invitée, je l’ai invitée… », dit ma mère tout en encourageant Rachel d’un : « …nous savons toutes qu’après la fête, elle ira se servir discrètement à la cuisine ! « .
« Et Sultana, qui vient d’accoucher, l’as-tu invitée « ?
« Je l’ai invitée, je l’ai invitée, mais je n’ai pas l’impression qu’elle se soit rétablie de ses couches, voilà quarante jours qu’elle est alitée. Ses voisines la dorlotent comme elles le peuvent, lui apportent des sucreries pour la fortifier, des amandes, des noix, du sésame, du miel, toutes choses censées enrichir son lait. »
» Mais, où est Fatima… ? »
Rachel regarde autour d’elle, préoccupée : « …elle devrait être rentrée au Mellah avant la tombée de la nuit « .
En fait, Rachel n’a guère le temps de s’alarmer outre mesure, dans la marmite le mets délicat bouille déjà. Elles quittent leurs postes respectifs prêtes à poursuivre la tâche entreprise.
Elles fixent le Keskes, la passoire à vapeur remplie de grains de couscous dorés, sur le dessus de la marmite et patientent jusqu’à ce que les grains gonflés soient saturés d’eau. Une fois prêts, les grains chauds sont alors transvasés et dressés dans un grand plat à servir évasé, que j’atteignais en rampant silencieusement sous la table. Surtout ne pas se faire prendre. Je me servais à ma guise, me régalais et dégustais en toute discrétion.
Le soir vint. Rachel, en rentrant chez elle pour s’habiller, passe près de moi et me caresse les cheveux. Ma mère sort de la douche, vêtue d’un Caftan propre, coloré, prête à aller accueillir ses amies. Elle me met au lit et me fait promettre mille et une fois que cette fois-ci je ne quitterai pas ma couche pour aller écouter aux portes. Je promis tout ce qu’elle voulait – encore un voeu pieux -.
Comment me serait-il possible de m’endormir alors que les évènements les plus intéressants et les récits les plus secrets me tendent les bras ? Les premières invitées arrivent, accèdent à la grande place aux murs blancs du vaste patio, spacieux et généreusement éclairé par des lampes à acétylène. Ma mère les accueille chaleureusement, leur désigne les divans à matelas-doubles alignés le long des parois et les invite à y prendre place, avant d’aller ajouter des amandes pilées au couscous.
Les grains de couscous tendres, chauds et dorés semblent fondre entre les paumes de ses mains. Elle dépose alors les légumes, la viande et les pois chiche au milieu du grand plat en faïence brune. Aux dames qui se sont rassemblées sur la grande place, le fin régal est enfin servi, le jour du couscous est arrivé.
Silencieusement, comme un chat de gouttière, je me faufile vers la grande cour. Je vois ces dames se regrouper lentement – toutes parées de caftans colorés, brodés de fils dorés, joyeuses, heureuses, accédant à la grande place en chantant et en dansant.
Leurs chants portent au loin. Pour tout habitant du Mellah, il ne fait aucun doute qu’aujourd’hui, c’est le jour du couscous. De ma cachette je vois arriver Léa, une jeune fille de dix-sept ans encore célibataire. Léa, revêtue d’un caftan rose enlace ma mère et l’embrasse. Elle jette un regard circulaire sur les mets servis dans des plats en argent, survole le tapis berbère étendu au centre de la cour et lui dit : « Rina, bénies soient tes mains ! »
Rachel a troqué sa robe colorée contre un caftan vert olive moulant d’où jaillissait une gorge généreuse, opulente et merveilleuse. Elle alla prendre place aux côtés de Léa. Derrière elle, arriva Sultana, la femme en couches. Selon toute vraisemblance, elle a réussi à s’extirper de son lit malgré son état de faiblesse. La belle Sultana à la peau blanche au grain pur, aux grands yeux verts, s’assit pesamment. Quarante jours après l’accouchement, elle était visiblement encore en convalescence. Elle était calme paisible et souriante et de toutes les filles, c est elle que j aimais vraiment.
Et, bonne surprise, Fatima la belle, l’amie musulmane, est aussi arrivée : pure, les yeux immenses, noirs, plantureuse et saine. Elle voulait être de la fête et vint, les mains chargées de plateaux de pâtisseries, de gâteaux et de sucreries : de la Shebakia7 et de différents sablés – Ghoriba -. Elle embrasse ma mère et lui demande pourquoi n augmente t elle pas le volume du tourne-disque. A sa suite, Penny et Simha les « écorchees », font leur apparition, leurs maris s’évertuant à leur rendre la vie bien amère. Enfin c’est le tour des dernières venues, Sarah, Freiha et Haviva, marquant ainsi l’ouverture de la soirée et l’inauguration de la première phase des réjouissances.
Le fumet délicat qui montait du patio faisait son effet. J’avais l’eau à la bouche et entendais mon ventre gargouiller. Je me glissais vers la cuisine sans me faire remarquer, me saisis d’un gâteau de chaque sorte, me lovais derrière un tronc d’arbre, tout en prenant soin encore et encore de ne pas laisser mon ombre me trahir. Seulement, ce qui m’attirait le plus en dehors du festin, et j en avais très envie … – c’était d’écouter -…
La soirée ne faisait que commencer, j’étais invité et prêt à saisir au vol des bribes de phrases, à intercepter des propos féminins qu’il m’était autrement absolument interdit d’entendre. Ces dames savouraient leur repas, moi je me délectais de mes pâtisseries. Je me serrais contre mon arbre en me demandant pourquoi les hommes priaient en disant : Bénis Sois-Tu de ne pas m’avoir fait femme ? En ce moment, j’aurais tout donné pour être femme, l’espace de quelques heures.
A la fin du festin je les vis s’étirer avant de s’étendre sur les divans, le long des parois. Je me réjouis alors de les voir se servir de l’eau-de-vie dans de petits verres. De l’Arrak* fait maison, produit par ma mère. La boisson réchauffait le coeur de ces dames, apportait bonne humeur, décontraction et liberté et, comme tout autre alcool, déliait les langues. Je retins ma respiration, les secrets n’allaient pas tarder à fuser.
Fatima entama une danse du ventre en ondulant du bassin sur le rythme d’une musique languissante. Il y eut un silence tendu que vint briser la voix de Léa : « Les filles, le moment est venu de parler d’a-m-o-u-r « .
Toutes les femmes présentes s’empressèrent d’approuver, les unes les yeux brillants, les autres les yeux sombres, selon la situation familiale de chacune .
- » L’amour donne de la force », commence Sultana.
Tout le monde savait que le mari de Sultana l’aimait d’un amour profond. C’était notre prêtresse de l’amour.
- « Toi tu as beaucoup de chance, quel mari as-tu donc ? Ben Porat Yossef* « , lui fait remarquer Léa.
- « La force se trouve uniquement chez nous autres les femmes », renchérit Sultana.
Il faut rendre grâce aux femmes, les seules à pouvoir supporter les souffrances et les convulsions de l’accouchement afin d assurer ainsi la transmission de la vie.
Elle poursuit avec un clin d’oeil : « Nos hommes sont des faiblards séniles et gâteux, ils ont à peine la force de tenir leur attribut aux toilettes » provoquant les éclats de rires de son entourage.
Ainsi m’arrivait-il de les écouter toute une soirée, évoquant leurs déboires féminins. Derrière mon arbre, j’ai pu découvrir de la sorte tous les secrets de l’amour. Surtout, les affres et les tourments du manque d’amour, tout ce que les femmes, se confiant l’une à l’autre, se racontent à propos de la sensualité et de l’intimité.
« Pourquoi refaire toujours les mêmes fautes ? » Voyez Freiha ! On veut obliger sa fille, qui a à peine douze ans, à s’unir avec un monsieur bien plus âgé, sans amour aucun, sans compatibilité et sans lui demander son avis. ll y a danger avec les enfants conçus sans amour… ils grandiront dans une atmosphère désastreuse » jeta Sarah, agacée, excédée.
Sarah fut contrainte d’épouser son oncle. Elle avait treize ans, lui, vingt ans de plus. Parce qu’elle était encore trop jeune pour entretenir des relations intimes, son mari dut patienter en lui racontant qu’il était le seul à posséder un organe mâle et que personne d’autre au monde ne détenait un tel attribut.
Candide, elle le crut ; elle ne lui pardonnera jamais, une fois initiée aux choses de la vie, ce mensonge grossier. Ce fut une union sans amour, pleine d’amertume, chacun s’évertuant à empoisonner la vie de l’autre.
« Mes bonnes amies » poursuivait Sarah, cherchant à convaincre des convaincues, « J’ai une fille encore adolescente. Vous connaissez toutes ma fille, ma belle Meikhal. Je suis anxieuse à l’idée qu’elle puisse entretenir une relation intime avec une personne non appropriée. Je la protège de mon mieux, je n’aimerais pas qu’elle se lance, comme cela fut mon cas dans une liaison prématurée, ce qui m’a ainsi privée de mon enfance. Je m’oppose même au mariage légal en bas âge ! Je préférerais qu’elle attende d’arriver à l’âge de quinze ans au moins et souhaiterais qu’elle tombe vraiment amoureuse, qu’elle puisse réaliser un vrai mariage d’amour ».
Chaque fois qu’au sein de la communauté, une fillette était appelée à se marier, Sarah intervenait et multipliait efforts et démarches afin d’empêcher l’union d’une fiancée trop jeune à son goût. Moi-même, derrière mon arbre, je partageais son avis et pensais que Meikhal ne devrait pas se marier si jeune. D’autant que j’aimais un peu la belle Meikhal. Dommage qu’elle me dépassât d’une bonne tête !
Freiha, une femme dans la quarantaine, à la taille élancée, au corps épanoui, sirotant encore son verre de Mahia, soufflait aux filles dans un chuchotement : « Nous avons besoin d’une étreinte puissante et belle, pleine de chaleur, d’intimité et d’amour. Nous préférons de loin les câlineries et les baisers ».
Cela m’intéressait au plus haut point. J’aimais aussi lorsque ma mère m’embrassait et me serrait fort contre elle. Mais que veut dire intimité ? Je dois absolument changer de place, m’approcher pour mieux écouter.
« Hier, mon mari et moi avons badiné une bonne quarantaine de minutes », poursuit-elle, les yeux brillants, l’air de révéler un secret. Simha, une petite rondelette, les cheveux rougeoyants ramenés au-dessus de son front, enserrés dans un foulard couleur d or noué sur la nuque, a un mouvement de recul et déclare avec hauteur : « Pouah ! Lorsque mon mari vient vers moi, je me fais la réflexion, quand va-t-il enfin conclure ? Je ne le supporte plus ! Il transpire, il s’essouffle, pouah ! »
« Chez moi c’est la même chose »dit Penny, l’imposante poitrine contenue avec peine par deux grandes bandes de tissu.
» Je m’étends sur le dos, me cure les dents et songe « disparais, va au diable ».
« Comment pouah ? De quoi vous plaignez-vous toutes les deux » ? lance Freiha. « Vous n’avez encore rien compris à la volupté, Dieu du ciel ! Je ne souhaiterais rien d’autre au monde. Qu’il me prenne, qu’il m’accapare, qu’il transpire, qu’il fasse tout ce qu’il désire! ! Mais mon mari est vieux, il l’était déjà le jour de notre mariage. Il n’est plus que l’ombre de lui-même ». Et toutes d’éclater de rire.
En ce qui me concerne, grâce à Dieu, c’est tout à fait différent, avance Haviva, une femme de grande taille.
« Il y a quelques années, lorsque j’étais plus légère, j’avais l’habitude de m’étendre sur lui. Aujourd’hui cela voudrait dire l’écrasement mortel. Nous avons donc changé de posture, c’est lui qui se couche sur moi « .
De nouveaux éclats de rire fusent, suivis de chants. Auprès de mon arbre, je ferme les yeux et indépendamment de ma volonté, une image s’impose à moi. Je vois Avraham, le mari de Haviva, plonger son visage entre les gros seins de sa femme.
La voix de Léa, me tire de ma rêverie, elle déclame : « Je suis noire et séduisante, je suis noire, car le soleil s’est miré en moi.
La voix de mon bien-aimé est suave, le voici il vient. Il bondit sur les monts, il saute sur les collines ».
Rachel se joint à l’évocation du Cantique des Cantiques : « Où est allé ton bien-aimé, O la belle parmi les femmes ? » demande Haviva, passablement éméchée en se joignant aux danseuses, le regard chaviré, flottant sur un nuage rose.
Et Simha s’assoit les observant dans leur joie et achève le Poème des poèmes d’un : « Celui qu’aime mon être, l’avez-vous vu ? ».
Et c’est dans cette atmosphère festive, au milieu de danses, de conversations accompagnées de petits verres de Mahia, au gré de leurs fantasmes et de la bonne humeur générale, que ces dames prolongeaient leur soirée jusqu’aux petites heures du matin.
________________________________________________________________
*1Seder, la veille de Pessah, la Pâque juive, littéralement « Ordonnance », Soirée hautement symbolique dans la liturgie juive, commémorant la sortie d’Egypte et la délivrance de l’esclavage. Le déroulement en est soigneusement ordonné et s’harmonise avec la lecture de la Haggadah – rituel récité les 2 premiers soirs de Pessah. Pessah dure huit jours, du 15 au 22 Nissan du calendrier juif, la date du Seder est fixée par la pleine lune qui suit l’équinoxe de printemps.
*2 Rosh Hashana, le nouvel an juif, littéralement La Tête de l’Année.
*3 En Hébreu : Aroukha (ou Séouda) Mafséqéth, repas rituel entrant dans la préparation du jour du Grand Pardon (Yom Kippour) et pris la veille du jour le plus solennel du calendrier hébraïque, avant d’entamer le (seul) jeûne de quelques 25 heures prescrit par la Torah – Levit. 23 : 27. (Fixé au 10 du mois de Tichri, aboutissement des 10 jours de repentir -Téshouva – qui commencent à Rosh Hashana).
*4 Mellekh veut dire Roi en hébreu. En arabe, « Maliq », mot issu d’une racine tri-consonantique voisine de celle de l’hébreu. D’autres sources font remonter l’origine du nom Mellah au quartier attribué aux Juifs de Fès, situé sur un sol salin, une sorte de marais salant, d’où le nom de Mellah. (De l’arabe melh, signifiant « sel »)
*5 Mezouza signifie : « celle qui bouge ». Petit rouleau de parchemin, manuscrit, que l’on fixe au fronteau droit de chaque pièce de la maison. La Mézouza contient deux passages de la Bible, versets renfermant l’essentiel de la foi juive : le principe de l’unité de D., respect des préceptes de la Torah et promesses divines (Deut. 6 : 4-9; 11 : 13- 21).
*6 Baklawa ou Baklaoua, feuilleté à base de pâte d’amande et d’eau de fleur d’oranger, enrobé de miel (serait d’origine andalouse).
*7 Halwa Chebakia, gâteau au miel et graines de sésame. (parfois avec des amandes grillées).
*8 La » Mahia « , eau-de-vie de figues, distillée artisanalement dans les mellahs, par les Juifs des régions de Fès, Meknès, Mogador…, peut intervenir en fin de repas pour flatter la bouche de ses arômes puissants. Existe naturelle ou anisée… (Mahia : en hébreu, contraction de Mayim Hayim : eaux-vives, Eau-de-vie).
*9 Ben Porat Yossef, littéralement : issu du rameau fertile de Joseph.
Expression typique et très usitée dans les milieux Juifs, à titre de compliment, de louange consacrée, bénie. Remonte aux tribus d’Ephraïm et de Menashe, les enfants de Joseph, dont la grandeur d’âme et la valeur morale trouvent une place privilégiée dans les Visions messianiques de Yehezkel : Je vais prendre l’arbre de Yossef avec l’arbre de Yehouda et J’en ferai un arbre unique et ils ne feront qu’un dans Ma main, un seul roi sera le roi d’eux tous, ils ne formeront plus une nation double et ils ne seront plus, jamais plus, fractionnés en deux royaumes. (Yehezkel 37 : 16 et suivants).
David Elmoznino