Casablanca: le souk du piratage
La capitale économique du Maroc abrite un souk entièrement dédié aux nouvelles technologies. Véritable temple de la bidouille, ce marché est le "paradis du piratage et de la contrefaçon".
En plein cœur de Casablanca, à perte de vue, un amas inextricable de toits et d’antennes paraboliques... Le souk de Derb Ghallef, au départ un bidonville apparu dans les années cinquante, regroupe aujourd'hui plus de 2 000 échoppes. Ce bazar à ciel ouvert fonctionne sans eau ni électricité. Seuls des groupes électrogènes alimentent les commerces. Derb Ghallef est le terrain de jeu de Khalil Mounji, un passionné d’informatique et de téléphonie. "Ici on peut trouver tous les types d’iPhone du 2G au 5, explique ce jeune communicant. Il y a toutes les capacités confondues, du 8 au 64 gigas. On trouve aussi des blackberrys. C’est de la bonne occasion, du presque neuf !"
À Derb Ghallef, tout se vend, tout se transforme et se répare. D’abord dédié aux produits alimentaires et aux textiles, le souk est depuis dix ans le rendez-vous du high-tech au Maroc. Pour la seule téléphonie, le chiffre d’affaires atteindrait plus de cent millions de francs par année. Son succès, ce marché le doit d'abord aux prix qui sont pratiqués dans ses allées. Pour un iPhone 4S par exemple, comptez 300 francs, soit plus de deux fois moins cher qu’en Europe ! Sur l’origine des produits, il faut en revanche ne pas être trop curieux. Chaque article a son histoire ! Matériel neuf en provenance d’Asie, occasion mais aussi recel, 80% du marché est informel.
Si les ventes de téléphones et d’ordinateurs à l’origine parfois douteuse se font au grand jour, les copies pirate sont à l’inverse un sujet très sensible. Elles se trouvent par milliers. Logiciels, jeux vidéos, mais surtout dvd, il y en a partout ! Certains magasins de films piratés sont d'immenses librairies que nous n'avons pu filmer qu'en caméra cachée. Productions hollywoodiennes, séries, documentaires, films d'auteurs, tout est disponible, et on peut aussi "commander" les copies que l'on souhaite. Un dvd coûte en moyenne 1 franc 20, soit 10 à 15 fois moins cher que le prix légal.
Aborder le piratage, un seul commerçant a accepté de le faire pour nous. Aberrahim Arfaoui, ancien cheminot et vendeur de décodeurs depuis 15 ans. "Les pauvres doivent aussi vivre, justifie ce vieux monsieur. Ils ont leur façon de vivre. On doit pirater, il y a des choses, si on ne les pirate pas, on ne les voit pas !" D’après des estimations officielles, 70% des dvd, des cd, mais aussi des logiciels et des jeux, seraient aujourd’hui piratés au Maroc. À Derb Ghallef, les autorités organisent régulièrement des opérations coup de poingdétruisant à chaque fois des milliers de disques. Un commerçant qui vend des copies pirate risque plus de 50 000 francs d'amende et jusqu'à quatre ans de prison. Cependant, malgré les saisies et les arrestations, les affaires reprennent très vite à chaque fois.
Pour le cinéaste marocain Hisham Lasri, le piratage est loin d’être aussi nuisible qu’on le dit, notamment parce que les plus gros distributeurs sont très peu présents dans le pays. "Les américains, en fait, ne viennent pas vendre leurs films dans le marché marocain, détaille ce trentenaire installé à Casablanca. On n’a pas de marché original du blue-ray et du dvd. Le piratage correspond aussi au pouvoir d’achat des marocains. Ils ne peuvent pas acheter plusieurs fois un film de dix-huit euros ! Donc, pour moi, le piratage est très important, il est vital. Et puis, c’est déjà pas mal qu’une économie émerge de quelque chose de culturel."
Face à la pression des industriels, le Maroc a signé le traité ACTA en octobre 2011, devenant l’un des premiers états à ratifier cet accord renforçant la propriété intellectuelle. Un gage de bonne volonté diplomatique, mais sans conséquence sur le terrain. À Derb Ghallef, Khalil et ses concitoyens continuent leurs courses!