Ce que la Bible doit à l’Egypte…, par Maurice-Ruben Hayoun
Ce matin, concernant l’Egypte, je me suis souvenu de l’interprétation très originale d’un verset de la Genèse (42 ;1_2) donnée par le regretté penseur juif Jacob Gordin (1896-1947). Le verset relate la famine qui frappe le clan de Jacob et de ses fils dans le pays de Canaan et la nécessité, pour survivre, de descendre en Egypte afin d’y acheter des vivres. Jacob dit alors à ses fils : yesh shévér be-mitsraïm : mot à mot il y a du blé en Egypte. Et il ajoute : Levez vous, allez nous quérir un peu de nourriture (shivrou lanou me’at okhel).
La racine de ce terme SHBR a plusieurs sens, notamment celui de casser ou de briser quelque chose. Et Jacob Gordin enseignait ceci : yesh shévéer be-mitsraïm : il y a de la CASSE en Egypte. Et il ne voulait pas dire casser la croûte mais de vrais et graves problèmes.
C’est exactement ce à quoi j’ai pensé en prenant connaissance du nombre de morts en un seul mois, depuis que l’armée égyptienne, soucieuse de rétablir l’ordre et de mettre un terme aux dérives islamistes a déposé Mohammed Morsi qui n’a (hélas) pratiquement rien fait en un an de pouvoir…
Mais revenons en arrière et scrutons un peu ce que nous dit la Bible de l’Egypte pharaonique, une Egypte ancienne qui n’a rien à voir, ni de près ni de loin, avec celle de Mohammed Morsi, un pays pharaonique qui réglait toutes les affaires régionales, en sa qualité de superpuissance, en alternance avec l’Assyrie voisine qui pratiquait elle aussi une politique hégémonique. Ces deux états s’abattaient souvent sur la petite Judée dont ils firent un simple satellite. Il suffit de se reporter aux livres prophétiques dénonçant régulièrement la diplomatie judéenne qui cherchait à louvoyer entre ces deux puissances, au lieu de s’en remettre à l’Eternel.
En fait, depuis Abraham avec lequel toute l’histoire des Hébreux commence, on constate l’omniprésence de l’Egypte et de son pharaon. Abraham, investi par la Providence, doit quitter sa patrie, sa famille, tout son passé pour s’orienter vers un pays que Dieu lui indiquera. Mais en cours de route, il dévie de son itinéraire et doit se rendre en Egypte où il va vivre tant de mésaventures puisque son épouse Sarah est enlevée pour être présentée au roi. Depuis ce moment là, l’Egypte ne cessera jamais d’être présente dans la Bible ni de hanter l’imaginaire des scripteurs antiques. On peut parler d’une grande fascination exercée par le pays du Nil sur les hauts fonctionnaires judéens de la cour du roi Josias (640-609). Il y a même dans le livre de la Genèse, un livre éminemment favorable à l’Egypte, contrairement au livre de l’Exode, un véritable arrière-plan égyptien qui structure tout l’ouvrage. Il arrive à Isaac à peu près les mêmes aventures qu’à son père Abraham, ce qui fit dire à l’exégèse traditionnelle du Midrash que ce qui est arrivé aux pères est un signe annoncé aux fils (ma’assé avot siman la-banim). Une manière commode de résoudre un problème de chronoloqie.
Mais le vrai tournant égyptophile de la Bible intervient avec le troisième patriarche, Jacob, celui qui marque solennellement le point de départ du peuple d’Israël. On a vu au début de cet article l’épisode de la descente de Jacob et de son clan en Egypte. C’est un véritable tournant car ce fait marque le commencement d’une nouvelle aventure, celle de Joseph appelé à devenir le super intendant ou le vice-roi d’Egypte, toujours à la faveur d’une calamité naturelle, la famine qui frappe les peuples et provoques de grandes migrations vers les terres de culture. Mais cette calamité n’est pas si naturelle que cela pour ceux qui y décèlent la main divine qui tire les ficelles et crée des situations que l’intelligence humaine peine à décortiquer.
L’épisode de Joseph commence au chapitre 37 pour s’achever au chapitre 50, c’est-à-dire la fin du livre de la Genèse. On y trouve un véritable conte de fées : un jeune homme, beau et intelligent mais un peu arrogant, vendu par ses frères jaloux à des caravaniers faisant route vers l’Egypte (encore et toujours elle !), se retrouve de manière incroyable dans la maison du chef des gardes du Pharaon. Excitant les envies d’une épouse insatisfaite qui veut gagner ses faveurs, il se refuse à un tel acte, ce qui lui vaut l’incarcération dans les geôles du roi sous la fausse accusation de viol… Mais même dans ces conditions, Dieu n’abandonne pas son protégé, Joseph devient une sorte d’adjoint au chef de la prison. Et voici que la Providence le met en relation directe avec deux serviteurs déchus du pharaon dont il interprète correctement les rêves. Mais quand on le complimente pour ses talents quasi divinatoires, il répond modestement (pour une fois) : c’est de Dieu que procède la sagesse de l’intelligence des rêves…
Un petit détail qui a son importance : quand le serviteur du pharaon est rétabli dans ses fonctions antérieures, Joseph le supplie de ne pas l’oublier et de plaider sa cause auprès du monarque. Cette initiative est mal vue par les scripteurs : c’est Dieu qui décide, seul, du lieu et de l’heure de la délivrance de Joseph. Celui-ci est donc maintenu en détention. Et lorsque sonne l’heure prévue par le plan divin, Joseph est appelé pour résoudre l’énigme des rêves qui hantent le pharaon.
Un véritable conte de fées qui a pour cadre l’Egypte : un esclave hébreu y devient le vice roi, il y fait souche puisqu’il épouse Assénét, la fille d’un prêtre égyptien et il en aura deux fils. La conscience judéenne ancienne en fut émue et nous relate que leur grand père Jacob les intègre sans peine dans sa lignée comme des petits enfants légitimes au même titre que Ruben et Simon, ce qui n’est pas rien.
Que vise à montrer cette belle histoire ? D’abord que l’Egypte est une partie constitutive de l’histoire antique d’Israël, sa véritable matrice, mais aussi que cette nation d’Egypte en constitue le double antithétique.
Je rappelle qu’un autre personnage, né en Egypte, allait jouer un rôle de premier plan dans toute cette affaire, je veux dire l’histoire du peuple juif : Moïse dont la Bible dira de manière énigmatique que la princesse égyptienne qui le sauva des eaux du Nil l’éleva comme son fils. On connaît les développements de Freud à ce sujet et la cinglante réplique de Martin Buber dans son livre Moïse (1956). Cela fait tout de même deux héros de l’histoire antique juive qui font leur apparition en Egypte.
Pourtant, dès le début du livre de l’Exode, cette égyptophilie se transforme brusquement en égyptophobie. Les nouvelles lignes directrices de l’historiographie changent d’orientation: on se posera en s’opposant, on se construira non plus avec mais contre l’Egypte : d’où cette recommandation de Joseph en personne : emportez mes ossements avec vous lorsque vous quitterez les rives du Nil pour vous installer en terre promise. Et qui est chargé de cela ? Moïse en personne, un autre personnage aux liens si forts avec l’Egypte…
La Bible nous réserve bien des surprises. En fait, ce couplet sur Joseph vise à montrer que même en diaspora on peut bien vivre et parvenir aux plus hautes fonctions. Ceci rappelle le cas de la reine Esther…
Espérons que les forces du bien et de la paix finissent par l’emporter sans inutile effusion de sang. Certes, le pays du Nil ne retrouvera plus jamais le lustre dont le crédite si généreusement la Bible hébraïque. Mais ce pays pourra au moins retrouver la paix et la sérénité. C’est bien ce que nous lui souhaitons.