Les Odeurs et Saveurs du Maroc de Ma Jeunesse: ces gouttes de mémoire dans des flacons
par Carlos Benaim
"Quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore plus longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir."
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, A la recherche du temps perdu, I, II,
L'alliance particulière entre senteur, saveur et mémoire, constitue mon univers olfactif. Lors de ma formation de parfumeur, je devais sentir des matières premières odorantes les yeux fermés. Une en particulier sentait le sang de façon incompréhensible Non seulement j’’y voyais rouge mais la sensation que son odeur me procurait était même violente. A ma grande surprise, il s’agissait de l’essence de cèdre de l’Atlas du Maroc. Ce ne fut que plus tard que j’ai compris : enfant, lorsque j’accompagnais ma mère chez le boucher, et observais avec horreur les carcasses sanglantes, l’odeur qui me montait aux narines était celle de la sciure de bois du cèdre de l’Atlas recouvrant le plancher.
Un autre exemple est tout aussi significatif. Au cours de mon premier entretien d'embauche, on me demanda d'évoquer un de mes souvenirs olfactifs les plus intenses. Le tabac à priser de mon grand père paternel me vint immédiatement à l’esprit. Cultive clandestinement à Bni Ider au Maroc, ce type de tabac sylvestre, de qualité assez rude, était ultérieurement parfumé par mon père à la violette ou au géranium, dans son laboratoire.
Les odeurs et les saveurs de mon enfance à Tanger scandaient les saisons et se renouvelaient au rythme des fêtes religieuses.
Eté
En été, les odeurs atteignaient leur paroxysme.. J’étais assailli de tous sens par leur multitude lors de mes promenades au soco. Je me souviens surtout de voir les paysannes berbères venues des montagnes du Rif. Leurs habits folkloriques et colorés, dégageaient a la fois une odeur rance d’un petit beurre nomme azuda et de cuir. Elles étaient assises les jambes croisées en tailleur et nous épluchaient de leurs mains nues et expertes, des figues de Barbarie.
Les marchands de pâtisseries arabes nous offraient des chubaikias, fritures dorées, fleurant bon le miel dégoulinant. Les odeurs animales et fécales des mulets et ânes qui passaient nonchalamment par les ruelles, étaient si familières que nous n’y faisions plus attention.
Tous les vendredis, s’élevait au diapason de la prière du muezzin l’odeur butyrique des centaines de babouches dont le fidele se déchausse à l’entrée de la mosquée.
Dans les ruelles, de la vielle ville, l’agneau enduit d’une sauce au paprika, cumin, poivre, et curcuma et cuisine en brochettes pinchitos était grillé au feu de bois. La fumée aveuglante et parfumée envahissant la rue, faisant à la fois pleurer et saliver J’évitais à tout prix de pénétrer dans la grande salle des vendeurs de poisson, car la puanteur des entrailles de poissons éventrés et décapités, s’avérait intenable
Le marchand d’eau affuble de l’accoutrement bigarre de sa profession, enjolive de verres en laiton nous offrait de l’eau tirée d’une outre en peau de chèvre. La partie intérieure de cette peau était enduite de goudron de bois de Thuya, provenant du Rif et donnant à son eau un goût et une fraîcheur inexplicable.
Cependant, tous les étés, l’aventure la plus excitante était la récolte et la distillation des plantes aromatiques sylvestres, du romarin et de la menthe pouliot, pour la fabrication du menthol. Mon père avait crée une industrie d’extraction de plantes aromatiques, avec une cinquantaine de distilleries dispersées dans tout le Maroc, au bord des rivières. Nous parcourions les campagnes en Jeep pour les visiter.
Les odeurs d’eucalyptus, menthe, romarin, thym, verveine, myrte, laurier, fenouil, faux Poivrier, accompagnaient le son assourdissant des cigales sous une chaleur accablante. Ces senteurs constituent des thèmes auxquels je reviens souvent dans mes créations pour hommes. Je m’en suis servi dans des parfums comme Polo de Ralph Lauren.
Mon père rentrait le soir a la maison, les mains imprégnées d’essence de menthe pouliot et jaunies par les cigarettes Anglaises “Craven A”. Cet alliage est plus évocateur de lui qu’un vrai portrait.
Le lait d’amandes parfumé à la fleur d’oranger : horchata et le jus de grenade presse, étaient nos boissons préférées. Nous allions aussi boire du thé a la menthe au café Hafa sur les terrasses surplombant le Detroit de Gibraltar, d’où s’élevait l’odeur des brises marines et du goudron de cèdre utilises par les pécheurs en contrebas. Pour y arriver, il fallait traverser une salle d’ambiance dangereuse et illicite, où les fumeurs de kif et de haschich étaient nonchalamment allongés par terre dans un état de stupeur. Par la suite, j’ai toujours associé l’odeur du kif au danger.
Automne
A Rosh Hashana, on mélangeait le fenouil doux avec du sucre pour symboliser le début d’une année douce, et signifier un vœu de multiplication du peuple juif promis à devenir aussi prolifique que les graines de fenouil.
A Kippour, pour rompre le jeune, nous prenions une compote de coing rouge parfumée aux clous de girofle, nommée mosto.
Le jour d’après, nous avions coutume de manger un plat a base d’aubergines parfumées au carvi Almoronia.
A SOouccot, l’élaboration du loulab avec mon grand père maternel était tout un rituel. Pendant l’assemblage que nous faisions ensemble, le plaisir d’être auprès de mon grand père se mêlait aux odeurs sylvestres du myrte, du palmier, des joncs et du cédrat.
Hiver
Nos promenades en hiver nous menaient invariablement au forêt diplomatique une forêt aux alentours de Tanger, ou les mimosas en fleur et les aiguilles de pin embaumaient l’air sur fond de mer bleue.
Autrefois en hiver pour se réchauffer, on initiait sa journée par une soupe de semoule assaisonnée d’une profusion de menthe pouliotpoleada
Pendant ces hivers sans chauffage d’autres optaient pour la mahia.
L’eau de vie, ou mahia, comme elle se nomme au Maroc, était traditionnellement parfumée aux graines d’anis. Dans le sud on la préparait avec de l’absinthe. Ou de la cire d’abeille, pour lui conférer un goût de miel. Au Maroc, le gouvernement autorisait toute agglomération de plus de 3000 juifs à monter un alambic pour la distillation d’alcool destiné au Kiddoush rituel. Mais je me souviens surtout d’entendre parler de la grande consommation de mahia faite lors des longues veillées de la Hebra Kadisha (la Confrérie chargée d’inhumer).
Un jour, mon père décida de se lancer lui-même dans la création d’une nouvelle mahia à partir de fèves de Caroube avec un alambic de laboratoire, installe dans notre cuisine. Il en résulta non seulement un liquide imbuvable, mais également une odeur pestilentielle, à la fois acre et animale, qui flotta longtemps dans notre appartement. L’expérience, néanmoins, fut inoubliable.
Pour Pourim, nos grand-mères préparaient leshormigos, des pâtes de confection artisanale délicieusement aromatisées aux feuilles de coriandre.
Mais ce sont surtoutdes douceurs appelées Marron Chinos confectionnes à l’aide d’amandes râpées, de cannelle, de clous de girofle et de vanille, que j’associe le plus, à la fête d’Esther. Parfaitement ronds et multicolores sur glaçage blanc, ils annonçaient pour moi, les beaux jours et du cycle des odeurs s’apprêtant à renaitre au printemps.
Printemps
La fleur d'oranger évoque plus que tout mon enfance à Tanger: Les arbres en fleur, parfumant la ville entière; son eau dont on aspergeait les convives lors des fêtes; et la saveur de ses pétales confites, le letuario de Azahar, ainsi que des confitures d’orange douce que l’on préparait toujours au printemps.
Ainsi, c'est la splendeur de la fleur d'oranger qui m'a inspiré Armani Code de Giorgio Armani.
A Pessah,un des plats typiquesétait la cuajada un flan de pomme de terre, parfumé à la marjolaine
Leharoset était une préparation complexe faite de dates, gingembre, clous de girofle, cannelle, jus de grenade, pomme, figue, amandes, poivre (sahraouia explique), noix muscade, et pétales de rose.
En lieu du thé, nous buvions des infusions de camomille à l’absinthe chiba (Artemisia absintum), avec de la menthe nana et des pétales de bigaradier (fleur d’orange amère).
A Shavouot, nous attendions avec impatience, les harabullos, des douceurs au gingembre : et les fameux fartalejos, gâteaux faits de pâte feuilletée, fourrée au fromage blanc, au beurre, à a menthe et à la cannelle.
Comment transmettre ces senteurs et les souvenirs qui leur sont associé, àmes propres enfants grandis aux Etats-Unis? Comment communiquer à un ami, a un être cher, aux nouvelles générations, ce que j’ai ressenti dans mon être intime? Nos sensations, libératrices par les univers qu’elles nous font connaitre, ne nous isolent elles pas, si elles ne peuvent être partagées?
Mon métier de parfumeur m’a permis de résoudre cette impasse. Ces saveurs et senteurs de mon enfance sont devenues une de mes sources d’inspiration. Et une de mes plus grandes joiesest non seulement de recréer ces senteurs qui me sont inextricablement liées, mais également de verser ces gouttes de mémoire dans des flacons, et de transmuer ainsi l’intime en universel.
Carlos Benaim devient maître parfumeur chez IFF
Publié le 22 janvier 2013 par EMMANUEL GAVARD
La société International Flavor &Fragrance a annoncé la nomination de Carlos Benaim au titre de maître parfumeur, après 45 ans de carrière au sein de la société.
L’objectif d’une telle nomination est de reconnaître « des parfumeurs qui se sont constamment dépassés, et ont sans relâche poussé IFF à entraîner l’art de la parfumerie vers de nouveaux horizons », précise le communiqué d’IFF. Même si cette nomination est la première du nom.
IFF est spécialisé dans la création de parfum pour l’industrie cosmétique que ce soit du luxe ou des de la GMS, ainsi que pour les détergents.
Après avoir étudié la chimie à l’Université de Toulouse et à l’Ecole Nationale Supérieur de Chimie de Toulouse, il débute sa carrière chez IFF en 1967, dans le cadre d’un programme de management aux Pays-Bas. Il passe ensuite à New York, au centre créatif d’IFF, sous le parrainage d’Ernest Shiftan.
Lauréat de 9 Fifi Awards, Carlos Benaim a notamment participé à l’élaboration des fragrances de Polo Green et Polo Blue de Ralph Lauren, Euphoria de Calvin Klein, Eternity for Men de Calvin Klein, ou encore pour Givenchy ou Bulgari.