De la révélation à la codification
Par Toualbi-Thaälibi ISSAM
L'Hindouisme n'est pas la seule tradition religieuse à justifier le déclin des civilisations par l'«assèchement» de leurs systèmes juridiques.
La tradition védique professe que la durée d'un cycle humain auquel elle donne le nom de Manvantara, se divise en quatre âges correspondants à ceux que les traditions de l'Antiquité occidentale désignaient sous le nom d'âges d'or, d'argent, de bronze et de fer. Selon la doctrine des yuga ou des âges, toute civilisation évoluerait progressivement vers le déclin en fonction d'un éloignement croissant du Principe divin. Le cycle hindouiste commence par le Yuga Satya, une époque dite dominée par le spirituel et dont les communautés sont régies par des institutions souples et favorables à l'évolution sociale. Les deuxième et troisième âges décrits par le Vedanta (1), le Treta Yuga et le Dvapara Yuga, renvoient quant à eux à un temps dans lequel l'Esprit commence à être oublié par les hommes. Etant en proie à un appauvrissement spirituel croissant, les religieux vont tenter de combler leur vide intérieur en se référant à des institutions de plus en plus rigides. La vérité n'étant toutefois à ce niveau de l'évolution que partiellement occultée, les institutions religieuses continuent quand même à remplir leur fonction initiale et refléter l'esprit qui les a fondées. La situation va toutefois changer du tout au tout à partir du quatrième âge: le Kali-Yuga ou «âge sombre». Contrairement aux trois premières époques, cet âge se distingue par un obscurcissement total de la spiritualité primordiale de l'homme. N'étant plus en contact avec l'Etre divin, les institutions religieuses se vident de leur esprit et se rigidifient entièrement. L'aboutissement de cet âge marquera l'avènement d'un temps individualiste caractérisé par une négation pure et simple de l'Esprit des lois et inaugurant un règne de violence et d'anarchie: c'est le déclin de la civilisation (2).
«Malheur à vous Pharisiens!»
L'Hindouisme n'est pas la seule tradition religieuse à justifier le déclin des civilisations par l'«assèchement» de leurs systèmes juridiques. En retraçant le rapport du Christ à la Halakha (3) (droit talmudique), la tradition évangélique nous fournit, elle aussi, une métaphore assez intéressante sur ce subtil rapport entre la faillite des institutions légales et la décadence des nations. Selon le récit biblique, la Loi mosaïque se composait lors de sa révélation en 1272 av. J-C de six-cent-trois commandements (mitzvot). Il revint ensuite aux Sopherim (les scribes) et aux Tannaïms (les jurisconsultes) de la préserver en la transcrivant sur les rouleaux sacrés d'une part, et en y apportant les commentaires nécessaires pour son application, d'autre part. Mais l'oeuvre herméneutique des légalistes hébreux donnera au cours des siècles naissance à une imposante tradition jurisprudentielle faite de décisions rabbiniques et d'emprunts aux coutumes populaires (4). Il est aussi dit qu'avec le temps, cette tradition prit pour les rabbins tellement d'autorité qu'elle devint à leurs yeux aussi sacrée que la Torah elle-même. C'est à cette même idée que le Christ faisait allusion lorsqu'il adressait les reproches suivants à un groupe de Pharisiens (5): «Pourquoi transgressez-vous le commandement de Dieu pour vos traditions? Vous anéantissez la Loi de Dieu par votre tradition! Hypocrites, Isaïe avait bien prophétisé sur vous quand il dit: Ce peuple m'honore en vain en enseignant des préceptes qui sont des commandements d'hommes» (Matthieu, 15: 6-9). L'Evangile conclut le récit en nous apprenant que le légalisme tant défendu par les docteurs de la Loi finit par causer leur perte: le rejet obstiné du Nouveau Testament par les légalistes hébreux amènera le Christ à émettre une série de malédictions à leur encontre, parmi lesquelles la prédiction de la destruction du Temple de Jérusalem, capitale du royaume d'Israël et symbole de dix siècles d'institutions. «Ce que vous contemplez, dit-il, des jours viendront où il n'en restera pas pierre sur pierre: tout sera détruit!» (Saint-Luc 21, 5-11). En effet, trente-cinq ans plus tard, le symbole institutionnel des Hébreux s'écroulait face à l'invasion des armées romaines. Il n'en reste aujourd'hui qu'un vestige, celui du Mur des Lamentations.
«La lettre tue mais l'esprit donne la vie»
Cette parabole évangélique fort instructive nous permet de mieux appréhender les raisons pour lesquelles la tradition chrétienne fit du rejet principiel du légalisme l'un de ses principaux dogmes religieux. «La lettre tue mais l'esprit donne la vie», disait à ce propos Saint-Paul dans son Epitre aux Romains. Il est aussi dit qu'en tançant ainsi le légalisme pharisien, Jésus-Christ cherchait à apprendre aux hommes qu'indépendamment de la lettre, la Loi de Moïse possédait un esprit. Les Apôtres semblent avoir, dès le début du Christianisme, saisi le message de leur maître; on sait que les fondateurs de l'Église primitive eurent souvent l'occasion d'émettre des dispositions inédites par rapport à la Loi mosaïque. Comme lorsque, par exemple, l'apôtre Pierre outrepassa l'interdit fait par la Torah d'entrer dans la demeure d'un non-circoncis. Ou lorsque celui-ci appuya au Concile (6) de Jérusalem de 49, la requête de Paul en vue d'autoriser les non-juifs à accéder à la Sainte Parole.
Les dispositions instaurées par les disciples de Jésus seront plus tard désignées sous l'appellation de la «tradition apostolique». Cette tradition qui sera, comme on le sait, reconnue lors du premier concile universel de 325 comme la seconde source de l'Église catholique après les Saintes Écritures. Mais dans le même temps, l'Église romaine se proclama être l'héritière de la mission apostolique des Apôtres, et ce faisant, posséder une grâce particulière qui lui permet de connaître de manière infaillible les vérités religieuses. A partir de là, une tradition ecclésiastique allait petit à petit se constituer, d'abord à partir d'emprunts faits au corpus juridique romain, puis sur la base de compilations de décrets pontificaux et conciliaires. Etrangement, cette tradition n'allait pas tarder à faire à son tour l'objet d'un culte sans égal de la part des catholiques, dépassant parfois celui qui était voué aux Saintes Ecritures. Cette vénération exagérée pour la Tradition constituera le principal élément de contestation auquel se référa le protestantisme du quinzième siècle pour défier l'autorité de l'Eglise catholique. Contestation qui finira, comme on sait, par diviser la communauté du Christ par d'interminables guerres de religions.
Brièvement résumée, cette tranche de l'histoire des institutions judaïques et chrétiennes illustre bien la propension des orthodoxies religieuses à vouloir toujours s'accaparer le monopole des Saintes Ecritures. Mais aussi le danger encouru par une telle attitude: régulièrement réinterprété dans le cadre d'une tradition humaine forcément limitée, le Message divin finit par se banaliser avant de s'assécher et perdre sa vocation atemporelle.
«Vous suivrez le chemin de ceux qui vous ont précédé...»
Nous comprenons mieux maintenant pourquoi l'Islam accuse souvent juifs et chrétiens d'avoir trahi la Révélation au profit de la Tradition. En tenant compte des propos adressés par le Christ aux Pharisiens, ou plus tard par Luther aux catholiques, on sait que le texte coranique reproche lui aussi aux adeptes du Judaïsme et du Christianisme d'avoir placé leurs traditions au-dessus des Ecritures: «Ils [les juifs et les chrétiens] ont pris leurs scribes et leurs moines pour des dieux en dehors de Dieu» (Coran s9, v31); «Qu'ils [les musulmans] ne soient pas comme ceux qui reçurent le Livre [la Bible], du temps s'est écoulé et leurs coeurs se sont endurcis» (Coran s57 v16).
Ces admonestations coraniques auraient donc dû inciter les savants de l'Islam à tirer quelque leçon de l'expérience rabbinique et catholique pour prendre les dispositions nécessaires afin de ne pas tomber dans le même travers judéo-chrétien de la survalorisation de la tradition et du cloisonnement doctrinal qui semble avoir affecté les deux premières religions monothéistes. Il semble que malgré les mises en garde coraniques, la tradition musulmane était, elle aussi, vouée au dogmatisme traditionnel que l'Islam reproche aux religions juive et chrétienne. D'ailleurs, le Prophète Mohammed (p.s.l) le comprit rapidement lorsqu'il avoua un jour à ses fidèles: «Vous [musulmans] suivrez le chemin de ceux qui vous ont précédé [juifs et chrétiens]; même s'ils allaient à se diriger droit vers un abîme, vous les suivrez quand même» (al-Bukhârî, h. 3221)
En effet, il faut savoir qu'après avoir été désigné en 623 comme chef spirituel et temporel de Médine par ses habitants convertis à l'Islam, le Prophète Mohammed (p.s.l) allait, en sus de ses enseignements spirituels, prendre près de dix années pour doter la première communauté musulmane d'un ensemble de règles sociales et mettre en place un certain nombre d'institutions judiciaires. Après le décès du Prophète (p.s.l) en 632, il reviendra aux quatre premiers califes (632-661) de prendre la relève et de poursuivre le travail législatif de leur maître. Faisant bien entendu des cinq cents versets normatifs révélés dans le Coran et des quelques mille jugements et traditions du Prophète (p.s.l) ou hadiths leur principal référent juridique, il arrivera souvent aux premiers souverains de l'Islam d'émettre de nouvelles prescriptions juridiques, tantôt sur la base de l'analogie avec les normes coraniques, tantôt en se référant à l'intuition intellectuelle ou au droit coutumier des territoires nouvellement conquis par l'Islam.
La jurisprudence des califes formera, à l'instar de la tradition apostolique, ce que l'on appelle la «tradition califale» (sunnat al-khulafâ'). Cette tradition juridique des califes allait entre la fin du VIIe et la moitié du IXe siècle, se prolonger à travers l'oeuvre des premiers jurisconsultes (mudjtahid) ou «Législateurs de l'Islam» comme aimait à les appeler Jean Damascène (m.750). Ces derniers s'étaient en effet vus attribuer une double fonction: oeuvrer, d'une part, à trouver les solutions aux problèmes juridiques à partir de l'énoncé du Coran et des hadiths en y apportant l'exégèse nécessaire. Et tenter, d'autre part, de suggérer des réponses aux questions qui n'ont pas été traitées par les textes sacrés et les califes en se référant aux sources dites «secondaires» du droit (analogie, consensus, usages coutumiers, lois bibliques... etc.). Cette activité jurisprudentielle des savants de l'Islam ou idjtihâd se prolongera durant près de deux siècles et donnera naissance, dans un vaste empire s'étendant de la Chine à l'Atlantique, à plus d'une vingtaine d'écoles de pensée juridique disposant chacune d'une interprétation propre du code islamique (hanafite, malékite, djaafarite, mutazilite... etc.). Néanmoins, et comme C. Levi-Strauss (1952) ne manque pas de le souligner, ce sera sans doute cette avance de l'islam sur son temps et sa jeunesse qui détermineront sa rigidité future, «tant il est vrai - écrit-il - que l'impulsion révolutionnaire engendre la tentation du conservatisme et que l'idée de perfection bloque tout processus de perfectionnement» (7).
La jurisprudence des califes successeurs du Prophète Mohammed (p.s.l) et des premiers légistes de l'Islam aura certes permis au droit musulman d'évoluer positivement et de s'adapter aux besoins croissants des premières générations musulmanes. Néanmoins, et ainsi qu'il en fut pour les traditions rabbinique et canonique, la tradition califale et les jurisprudences des docteurs de la Charia n'allaient pas tarder à faire l'objet d'un culte sans égal de la part des musulmans du IX-Xe siècles. Les califes et les fondateurs des écoles de droit étaient en effet à ce point vénérés que tous les juristes ultérieurs furent, pour ainsi dire, condamnés au silence et à l'impuissance; considérant que les Pères-fondateurs de la science du droit musulman avaient traité de l'ensemble des problèmes pouvant un jour se poser aux musulmans, la nouvelle génération de juristes déclara alors qu'il n'était plus nécessaire de recourir aux textes sacrés ni même au raisonnement juridique pour bâtir de nouvelles compréhensions de la Loi. Au lieu de continuer à être des commentateurs avisés des textes sacrés de l'Islam et des acteurs positifs dans l'évolution du droit musulman comme ce fut le cas de leurs prédécesseurs, l'activité de la nouvelle génération de juristes se limitera à peine au commentaire et à l'exégèse de l'oeuvre léguée par les anciens. La boucle venait ainsi d'être bouclée et un formidable verrou allait désormais «cadenasser» et pour plus de dix siècles le moindre effort d'innovation juridique en terre d'Islam. Mais ce n'est pas tout: le travail de codification du droit musulman étant achevé et la porte de la jurisprudence scellée (ghalq bâb al-idjtihâd), les lois coraniques, les jurisprudences des uléma et les coutumes islamisées allaient dès lors être présentées sous forme d'un corpus juridique uniforme dit entièrement révélé par Dieu. Cette sommation de préceptes mêlant dans un même référent théorique lois divines (Coran et Sunna) et jurisprudences humaines diversement inspirées (idjtihâd al-fuqahâ'), va finalement donner naissance à une sorte de synthèse juridico-théologique qu'on assimilait volontiers à la Charia du Prophète (p.s.l), c'est-à-dire à un droit divin immuable et atemporel. Ce même corpus juridique qui continue aujourd'hui encore sans discernement à être scrupuleusement observé dans plusieurs pays musulmans dont l'Arabie Saoudite, le Yémen ou encore l'Afghanistan. Il apparaît au terme de ce bref exposé que la sacralisation, sinon la divination, du patrimoine jurisprudentiel des Anciens fonctionne depuis plus de dix siècles comme un facteur d'empêchement essentiel à l'effort d'adaptation du corpus juridique musulman à l'évolution des exigences des temps modernes. D'où sans doute aussi la représentation négative qui accompagne aujourd'hui le discours commun sur l'Islam et la tentation corrélative - bien qu'injuste - visant à réduire la Charia à un corpus théologique et juridique figé et dont l'obsolescence les rendrait pour ainsi dire incapables d'épouser les variations du temps historique. S'il en est ainsi, on est aujourd'hui autorisé à penser que seule la levée de l'interdit imposé à l'activité jurisprudentielle en Islam pourrait conduire à une relecture plus saine et en tout cas plus adaptée du droit musulman aux nouvelles exigences liées à l'évolution rapide du monde. N'est-ce d'ailleurs pas pour avoir courageusement milité pour la «réouverture de la porte de la jurisprudence» (fath bâb al-idjtihâd) que les réformateurs musulmans du siècle dernier furent sévèrement réprimés avant de voir leur voix étouffée sous le poids de cette «orthodoxie de masse» dont parle Y. Ben Achour (8)? Et pour autant que ce retour salvateur au libre examen de la Sainte Ecriture puisse un jour devenir une réalité en Islam, il nous vient à l'esprit pour clore cette brève réflexion les propos pleins de sagesse du grand réformateur algérien, Cheikh Ahmed al-Alawî (1869-1934): «Certains religieux disent que Dieu ne nous autorise pas à réinterpréter le Coran car les Anciens l'ont déjà fait [...] Je leur réponds en disant que si c'était le cas, nous n'aurions plus aucun intérêt à le méditer [...] le Véridique n'a aucunement réservé le droit de méditer le Coran à une génération de croyants à l'exception d'une autre; car dans ce cas, les significations du Coran seraient épuisables et le Prophète (p.s.l) n'aurait sûrement pas dit que les 'trésors du Coran sont infinis''» (9).
1 Le Vedanta est une école philosophique hindoue fondée sur l'unité de l'être et de la création.
2 Voir Guénon René - Yahya Abdul Wahid, Introduction générale à l'étude des doctrines hindoues, Paris, Marcel Rivière, 1921.
3 La Halakha est un ensemble de lois et de prescriptions religieuses qui règlent la vie quotidienne du peuple juif. Le statut personnel israélien est essentiellement fondé sur les prescriptions de la Halakha.
4 C.f Steinsaltz (Adin), Introduction au Talmud, Paris, Albin Michel, 2002.
5 Le Pharisianisme est un courant hébraïque qui se distingue par sa vénération pour la «tradition orale» considérée comme ayant été révélée à Moïse en même temps que la Loi écrite.
6 Le concile désigne les réunions des évêques de l'Église catholique ou orthodoxe pour prendre des décisions et décréter les règles de la foi et de discipline communes aux fidèles.
7 Cf. Djaït (Hichem), L'Europe et l'islam, Paris, Seuil, 1978, p. 79.
8 Ben Achour (Yahd), Aux fondements de l'Orthodoxie Sunnite, Tunis, Cértès éditions, 2009, p. 264.
9 Al-Alawî (Ahmed) (1869-1934), L'Océan éclatant dans l'exégèse du Coran (Al-bahr al-masdjûr fî tafsîr al-qor'ân bi mahd al-nûr), Mostaganem (Algérie), al-Matbaa al-Alâwiyya, 2e éd, 1995, p. 18.