Gilles Bernheim : La radicalité s'installe, avec ses discours simplistes
Deux ans après son entrée en fonction, le grand rabbin de France, Gilles Bernheim, livre sa vision de l'année 2011. Il nous éclaire sur les réponses que la religion juive peut apporter aux défis posés par notre société et porte un regard pragmatique sur la situation en Israël.
L'année 2010 aura confirmé un sentiment d'incertitude dans les sociétés occidentales, créant une sorte de désillusion face à une sortie de crise plus longue que prévue. Quelles leçons tirez-vous de ce passage d'une société de la certitude à la société de l'incertitude ?
Les certitudes sont rassurantes, mais elles présentent le danger d'endormir la vigilance et, en matière économique, à encourager une course déraisonnable à la consommation. Je veux faire une distinction entre certitudes et connaissances. Si je me méfie des premières, les secondes sont le socle nécessaire à l'épanouissement des individus et des sociétés et seront toujours un rempart contre la barbarie. Quant aux incertitudes, elles inquiètent et peuvent offrir des occasions dangereuses à des tribuns fanatiques. Mais elles font aussi réfléchir et favorisent une plus grande ouverture à autrui. La tradition talmudique accorde à la notion de doute une valeur quasi spirituelle. Elle pose comme possible le fait que l'autre a partiellement raison, et qu'à deux, nous constituons une sorte de vérité à plusieurs facettes. Quant à ce qui m'indispose particulièrement dans une société de certitudes, c'est le repli sur soi et un certain sentiment de supériorité.
Quelles valeurs ou prises de conscience l'homme de religion que vous êtes, mais aussi le philosophe, retient-il comme prioritaires pour affronter l'année 2011 ?
J'observe que dans toutes les religions l'hospitalité est sacrée, mais qu'entre les religions, les lois de l'hospitalité sont souvent abolies, et c'est le rejet qui est sacré. Il nous faut dépasser les peurs invétérées pour permettre à la force de l'hospitalité d'irriguer la pratique du dialogue entre les religions. La création en novembre 2010 de la Conférence des responsables de culte en France, dont j'ai pris, avec d'autres, l'initiative, s'inscrit dans cet objectif.
Êtes-vous inquiet de l'évolution politique actuelle en Europe, où certains discours radicaux, d'extrême droite, bannis il y a encore dix ans, pourraient être normalisés au nom du pragmatisme ?
Oui. Dans plusieurs pays d'Europe, y compris le nôtre, sous l'effet d'une crise très dure, la tentation du repli sur soi est de plus en plus perceptible. La radicalité s'installe, avec ses discours simplistes. Il est vital pour notre conscience collective qu'avant l'échéance décisive de 2012, chacun retrouve deux vertus trop rares par les temps qui courent : le sens de la nuance et l'esprit de tolérance, qui est la claire conscience que les autres existent autant que soi. Le résultat, c'est une immense inquiétude, une angoisse fondamentale. Le judaïsme peut apporter une réponse, mais à une condition : que la fraternité à l'égard du démuni et de l'étranger ne soit pas qu'un mot sur les frontons et qu'elle n'attende pas l'émotion pour s'éprouver comme un devoir. À cette condition, elle peut, je ne dis pas résoudre ces angoissantes difficultés, mais permettre de les vivre avec moins de souffrance et sans haine.
La montée des tensions sociales vous inquiète-t-elle à plus long terme ? La stabilité sociale et politique pourrait-elle être menacée ?
La stabilité peut signifier immobilisme et rigidité. En ce sens, ce n'est pas la stabilité qui est menacée, mais au contraire le mouvement, je veux dire l'élan de notre société, sa capacité d'aborder l'avenir. Pour une collectivité comme pour un individu, vivre, c'est accepter de renoncer, c'est surmonter ses rancunes, c'est être prêt à affronter le lendemain tel qu'il sera et non pas tel qu'on le rêve ou le redoute.
Quelle est la responsabilité particulière de la France en ce domaine ? Et de l'Europe ?
La responsabilité de la France, c'est de donner à tous ceux qui vivent sur son sol le sens des repères communs auxquels ils puissent non seulement se raccrocher mais s'identifier. Et sans prétendre donner à mon propos une tonalité trop directement politique, je dirai qu'il est temps que la République redevienne la chose publique, le bien commun dont personne n'est exclu et dont chacun à son niveau doit prendre soin. Quant à l'Europe, sa responsabilité particulière, c'est d'accéder enfin à l'existence. Le fait même qu'il y ait, sur la scène du monde, une Union européenne, est en soi une magnifique victoire de la culture sur la nature : des pays séparés par leur histoire, leur langue, leurs guerres, ont réussi, en quelque sorte, à se vaincre eux-mêmes. Mais la démonstration est désormais faite qu'un marché commun et une monnaie unique ne suffisent pas à fonder une identité, ni même à forger une communauté de destin. Car, pour citer le Deutéronome, «l'homme ne se nourrit pas seulement de pain…».
Les religions établies en Europe peuvent-elles apporter des réponses ?
Les Européens de mon âge ont grandi avec un sentiment de sécurité inimaginable aujourd'hui : toujours plus de pouvoir d'achat, de santé, de confort, de loisirs. En même temps, le culturel s'appauvrissait, le spirituel s'étiolait. C'était le temps de La Complainte du progrès de Boris Vian et des Choses de Georges Perec. Toutes les religions enseignent que la richesse est une épreuve comme la pauvreté, et que l'être humain a d'autres valeurs que l'argent et d'autres obligations que boursières. Le judaïsme dit que le pire, pour un pauvre, est de n'avoir pas de quoi assister plus pauvre que lui : tant que l'homme est capable de don, il se maintient à niveau d'humanité.
L'islam radical a encore frappé très violemment récemment en Irak puis en Égypte contre des chrétiens. Comment combattre ceux qui tuent au nom de Dieu ?
Les musulmans qui se revendiquent de l'islam radical tuent aujourd'hui des chrétiens et surtout des musulmans. Dans chacune des branches de l'islam au nom desquelles des extrémistes se manifestent, il existe aussi des dirigeants modérés partisans du dialogue. L'exemple qui me vient à l'esprit est celui de l'ayatollah al-Sistani, chef spirituel des chiites d'Irak. Face aux appels à l'insurrection de l'extrémiste Moqtada al-Sadr, il condamne sans équivoque les violences intercommunautaires. En favorisant le dialogue interconfessionnel avec les dirigeants modérés de toutes les tendances de l'islam, les responsables spirituels des religions monothéistes contribuent à les conforter dans leur leadership et à marginaliser les fanatiques religieux. C'est peut-être ainsi que les hommes de foi, puisant aux sources de leurs traditions, peuvent, ici et ailleurs, le mieux contribuer à la paix entre les communautés.
Autre évolution notable en 2010, la fin de l'état de grâce pour le président Obama, alors que certains voyaient en lui un homme providentiel. Mais n'est-ce pas plutôt un signe d'affaiblissement du leadership américain ?
Aucun homme n'est providentiel. Ceux qui ont cru que le président Obama était d'essence surhumaine ne pouvaient qu'être déçus - quelles que soient par ailleurs ses immenses qualités, sans lesquelles il ne serait pas devenu président des États-Unis. Mais cette déception, qui était inévitable, n'a pas nécessairement de rapport direct avec la fin de la suprématie américaine. L'Amérique a dominé le monde pendant cent ans. Le siècle nouveau est marqué par l'émergence des nouvelles puissances, au premier rang desquelles la Chine et l'Inde. C'est ainsi. Mais ne perdons pas de vue que cette loi de l'histoire, de l'économie et surtout de la démographie aboutit aussi à questionner notre modèle démocratique et à mettre en cause nos libertés face à un modèle autoritaire qui apparaîtrait aujourd'hui plus performant pour créer des richesses.
Le site WikiLeaks a révélé un certain cynisme diplomatique américain. Où est la vertu : dans le secret ou la transparence ?
Tout cela n'apprend rien et envenime les susceptibilités sans profit. On sait depuis toujours que la diplomatie dissimule ses sentiments et ses intentions. Les maîtres de la morale juive sont très attentifs aux conditions auxquelles on peut rapporter les mauvaises conduites ou les mauvais propos. On ne le peut que pour prévenir un dommage. Dans tous les autres cas, la médisance, même véridique, s'apparente au délit.
L'évolution des États-Unis a des conséquences directes sur la situation d'Israël. Comment percevez-vous cette dernière ?
La situation d'Israël, c'est au moins trois choses à considérer en même temps : les relations d'Israël avec les pays voisins et les Palestiniens, le refus par certains de la légitimité d'Israël à exister et la volonté iranienne de rayer Israël de la carte du monde. Les États-Unis, au-delà de tous les soubresauts et de tous les doutes, restent le premier allié d'Israël, et ce lien a la solidité des choses vraies. Mais sur les trois choses que je viens de citer, l'Europe et le reste du monde - dont la Chine et l'Inde - ont aussi un rôle à jouer. La menace nucléaire concerne le monde entier.
Pensez-vous vraiment qu'une paix sera possible en Terre sainte dans un avenir proche ? Cette perspective ne s'éloigne-t-elle pas d'année en année ?
J'aimerais que l'on entende vraiment ce que représente pour chacun d'entre nous, juifs de France et du monde, ce pays plus petit que la Bretagne, son identité juive, sa langue et sa démocratie. L'existence d'Israël est aujourd'hui nécessaire à notre dignité et à notre intégrité. Et cette existence ne sera garantie que par la paix, qui viendra de la reconnaissance réciproque des souverainetés légitimes. Nous le savons bien : la paix ne naîtra pas d'effusions spectaculaires ni de réconciliations illusoires, mais du réalisme, du pragmatisme et de la déconstruction patiente de la mythologie de la haine. Pour ma part, je crois que c'est possible. C'est le vœu le plus ardent - avec celui de la libération de Guilad Shalit et de tous les otages détenus à travers le monde - que je forme en ce début de l'année civile 2011.
Propos recueillis par Jean-Marie Guénois pour l’édition du Figaro du 5 janvier 2011-01-06