Et les Juifs créèrent le Christ
LE CHRIST JUIF - Daniel Boyarin - Éditeur : CERF
" Le Christ très glorieux se déploie comme une étoffe de laquelle on se vêt : / il s’adapte au goût de chacun / à la sincérité comme au mendiant / Toujours il est ainsi que chacun veut qu’il soit. " Cette citation de Godefroy de Strasbourg (mort en 1220), qui n’échappe pas à une certaine ironie, souligne l’extrême ductilité du personnage Jésus, lequel n’a cessé de concentrer autour de lui les interrogations autant que les attentes les plus diverses. A considérer l’histoire du christianisme, on s’aperçoit que chaque époque conçoit et représente le Christ d’une façon particulière. Aux premiers siècles qui soulignent, à partir du concile de Nicée (325), le rôle du Verbe divin et la divinité du Christ succède la période médiévale qui met en avant la vie humaine du Christ (notamment à travers Noël et la Passion). Après la période romantique qui fera de Jésus un homme exceptionnel s’imposeront les nombreuses " vies de Jésus " (dont celle de Renan), ouvrant par leur approche historique la voie à l’exégèse moderne.
Le Christ comme concept juif
La recherche tente ainsi en permanence de cerner aussi bien la personnalité de Jésus que ses origines. Depuis une quinzaine d’années maintenant, l’exégèse moderne souligne la judaïté de Jésus. Or, Boyarin, professeur de culture talmudique aux départements d’études au Proche-Orient et de rhétorique à l’université californienne de Berkeley, dans son ouvrage intitulé Le Christ juif, semble explorer plus avant cette orientation en s’intéressant, non plus à la judaïté de Jésus, mais à la judaïté du concept même de Christ. De ce point de vue, le titre du livre fait résonner cette mutation du paradigme exégétique. L’auteur entend montrer en fait que la " christologie, à savoir les premières idées sur le Christ, est aussi un discours juif et ne fut pas du tout [au début] un discours antijuif. " C’est précisément dans le cadre de cette compénétration entre judaïsme et christianisme, dès le premier siècle, qu’il faut étudier les premiers éléments de christologie pour découvrir finalement que " l’histoire de Jésus en tant que Messie divino-humain est également une part, et peut-être même un élément, de la diversité juive du temps. " Dans cette perspective, le présent ouvrage se décline en quatre chapitres : I De Fils de Dieu à Fils de l’Homme ; II Le Fils de l’Homme dans le Ier livre d’Hénoch et le 4e livre d’Esdras : d’autres messies juifs du premier siècle ; III : Jésus mangeait casher ; IV : Le Christ souffrant : un midrash surDaniel.
Le Messie-Christ : une idée juive
Le premier chapitre s’intéresse aux titres donnés à Jésus dans le Nouveau Testament. Si l'homme apparaît aux yeux de nombre de nos contemporains comme le Fils de Dieu, il est intéressant d’observer que le Nouveau Testament recourt rarement à ce titre pour désigner Jésus (Paul utilise souvent le mot " Seigneur " tandis que Jésus, lorsqu’il parle de lui-même, recourt le plus souvent à l’expression " Fils de l’Homme "). Ce constat invite l’auteur à faire un net distinguo entre d’une part le titre de Messie, réservé dans la Bible hébraïque au roi en tant qu’Oint du Seigneur (autrement dit le roi terrestre), et d’autre part celui de Fils de l’Homme, présent dans le livre de Daniel et renvoyant à une figure à la fois humaine et eschatologique. C’est ainsi que Boyarin - s’appuyant sur les célèbres versets de Mc 14, 61-62 lorsque le grand prêtre demande à Jésus : " Es-tu le Messie [le Christ], le Fils du Béni ? et Jésus de répondre : " Je le suis, et vous verrez le Fils de l’Homme assis à la droite de la Puissance et venant sur les nuées du ciel " - montre que le contexte dans lequel est employé ici l’expression " Fils de l’Homme " invite fortement à associer le personnage à une figure céleste et divine. Et l’auteur de citer le texte-source à l’origine de ce passage de l’évangile de Marc en Daniel 7, 13-14 : " Je contemplais, dans les visions de la nuit : Voici, venant sur les nuées du ciel, comme un fils d’homme. Il s’avança jusqu’à l’Ancien des Jours et fut conduit en sa présence. À lui fut conféré empire, honneur et royaume, et tous peuples, nations et langues le servirent. Son empire est un empire éternel qui ne passera point et son royaume ne sera point détruit. " . Boyarin entend par là démontrer que " le Messie-Christ existait dans la pensée juive bien avant que Jésus ne naisse à Béthléem. Autrement dit : l’idée d’un second Dieu, vice-roi de Dieu le Père, est l’une des plus anciennes idées théologiques en Israël. Dn 7 ramène au présent un fragment de ce qui est peut être la plus ancienne vision religieuse d’Israël que nous puissions trouver. "
La divinité binitaire juive
L’auteur développe même plus avant cette idée en avançant l’hypothèse selon laquelle la théophanie des deux trônes en Dn 7, comprenons la coexistence de deux figures divines (l’antique Ancien des Jours et le jeune d’apparence humaine chevauchant les nuées du ciel), réfère à une séquence théologique qui aurait " donné naissance à la notion d’une divinité Père et d’une divinité Fils telle que nous la trouvons dans les évangiles. " Cette " idée d’un roi divin établi souverain sur la terre par Dieu " porte en germe, selon l’auteur, le développement ultérieur dans le judaïsme et le christianisme de la notion de Messie-Christ. Les idées chrétiennes au sujet de Dieu, celles qui apparaissent notamment dans les évangiles, ne sont dès lors pas " des innovations mais peuvent être profondément reliées avec certaines des plus anciennes idées israélites à propos de Dieu. " Au regard de cette analyse apparaît donc l’hypothèse suivante : la foi en Jésus comme Dieu n’est pas une innovation proprement chrétienne mais plutôt une " autre variante du judaïsme ".
C’est que le paysage théologique juif du Ier siècle met aussi en scène d’autres messies juifs. Le second chapitre évoque ainsi la présence de figures humaines parvenant au statut de divinité dans le Ier livre d’Hénoch et le 4e livre d’Esdras . Le Ier livre d’Hénoch et précisément Les Similitudes évoque un Rédempteur divino-humain spécifique désigné par l’expression " Fils de l’Homme " (Hénoch en fait). Boyarin considère cette séquence théologique comme " ce moment décisif dans l’histoire religieuse juive où se forma la doctrine d’un Messie à la fois personne divine incarnée et être humain exalté. " C’est précisément cette synthèse qui autorise dès lors à considérer la naissance de la christologie non plus au regard de la figure de Jésus mais plutôt en amont. L’auteur entend ainsi mettre à jour deux traditions parallèles : celle développée par 1Hénoch 14 évoquant un humain divinisé ; et celle développée en Dn 7 qui évoque un Dieu descendant sur terre. La religion des évangiles apparaît dès lors comme " la continuation et le développement d’un courant, en vérité fort ancien, de la religion israélite. "
Un Jésus enraciné dans le contexte culturel juif
Les deux chapitres suivants ne feront que prolonger cette perspective : celui intitulé " Jésus mangeait casher " montre comment, notamment à travers l’étude de Mc 7, Jésus vient, non pas abroger la Loi, mais la défendre. En établissant, à partir des mots hébreux eux-mêmes , un subtil distinguo entre les catégories "permis/ pas permis" et "pur/ impur", Boyarin entend démontrer la façon dont Jésus rejette, non pas les règles alimentaires de la Torah, mais une pratique institutionnelle (celle du lavement des mains) ajoutée par les Pharisiens eux-mêmes. L’enracinement de Mc 7 dans son contexte historique et culturel d’origine permet dès lors de considérer ce chapitre, non comme l’expression d’une séparation entre judaïsme et christianisme, mais plutôt comme " une controverse intrajuive. "
Le Messie souffrant : une idée juive
Quant au dernier chapitre, en s’appuyant sur des passages de l’évangile de Mc, l’auteur revisite un lieu commun selon lequel, d’après lui, l’idée d’un Messie souffrant correspondrait chez les chrétiens à une relecture d’Isaïe 53. Selon lui, les Juifs posséderaient déjà la conception d’un Messie souffrant et l’étude détaillée de Mc 9, 11-13 invite à considérer ce texte comme un midrash de Dn 7, autrement dit une lecture interprétative d’un texte-source. Contestant la vision chrétienne traditionnelle d’Is 53, 1-12 selon laquelle le serviteur souffrant ne désignerait de manière métaphorique que le peuple d’Israël, Boyarin cite des lectures rabbiniques anciennes identifiant le Serviteur souffrant au Messie souffrant pour expier les péchés humains.
Jésus comme Messie attendu par certains Juifs
On l’aura compris : le présent ouvrage ne correspond pas à une énième biographie de Jésus mais bien à une réflexion approfondie et argumentée sur la façon dont la figure de Jésus s’est construite dans le prolongement des attentes messianiques juives. L’auteur revisite ainsi, textes à l’appui, ce qu’il considère comme des lieux communs (la christologie est née après la mort de Jésus ; Jésus a aboli les lois alimentaires juives ; le christianisme a créé la notion de Messie souffrant ; la spécificité du christianisme est d’avoir mis en avant une figure théandrique). On peut en fait lire le présent ouvrage à la lumière du précédent intitulé La partition du judaïsme et du christianisme. L’auteur y entendait déjà démontrer la façon dont les identités juive et chrétienne se sont définies dans l’Antiquité tardive, à la manière d’une partition territoriale qui se serait imposée entre les deux religions. Le Christ juif s’inscrit dès lors de manière logique dans le prolongement de cet ouvrage. Boyarin souligne la compénétration, après la destruction du Temple en 70, des idées juives et chrétiennes et surtout la façon dont Jésus, dans un contexte totalement juif, a répondu à des attentes messianiques juives qui espéraient déjà la venue d’un Messie divino-humain (le Fils de l’Homme). Dès lors, rien d’étonnant pour l’auteur à ce que " beaucoup aient accepté Jésus comme étant cette figure et d’autres, non. "
Que l’auteur ait tenté de montrer la façon dont le Nouveau Testament et la pensée chrétienne sont enracinés dans la pensée juive de l’époque du Second Temple invite le lecteur à une saine et vivifiante réflexion. Les passages consacrés notamment à la naissance, dans la théologie juive, d’une divinité binitaire, nous semblent d’une grande pertinence . En fait, le présent ouvrage semble inviter, non seulement à une vision plus nuancée du terreau théologique juif, mais aussi, et peut-être de manière plus fondamentale, à une relecture et à une reconsidération du sens théologique des évangiles et du Nouveau Testament. Tout se passe en fait comme si nous avions dès lors affaire, avec le Nouveau Testament, à une mutation du paradigme vétérotestamentaire, et non à une véritable innovation. C’est là précisément un des mérites de cet ouvrage que de souligner, comme dans un jeu de miroirs, toute la subtilité du discours évangélique qui a redessiné les contours de la théologie juive pour en infléchir le sens. A ce titre, la nouveauté prodigieuse de l’Incarnation messianique mise en avant par le christianisme mérite sans doute d’être nuancée à la lumière de Dn 7.
Bien sûr, d’aucuns objecteront que Daniel Boyarin est un juif orthodoxe. Cela dit, ça serait escamoter fâcheusement la portée intellectuelle de l’étude que de la considérer à la seule lumière de l’identité religieuse de l’auteur. Il n’y a de certitudes que celles de la foi. L’exégèse, elle, n’a de cesse d’explorer plus avant l’histoire rédactionnelle et les résonances contextuelles des textes bibliques. Cette étude pourra peut-être apparaître aux yeux de certains chrétiens comme contestable, voire scandaleuse. Reste que la façon dont la pensée de Boyarin se déploie obéit à une argumentation serrée, étayée par l’étude de textes religieux aussi divers que surprenants, même si l’on ne peut passer sous silence le caractère relatif des datations proposées par l’auteur. On pense ici précisément au texte des Similitudes d’Hénoch, daté par Boyarin du Ier siècle ap. J.C. alors que certains spécialistes le réfèrent au IIe siècle. On mesure ici l’enjeu d’une datation préchrétienne du Livre des Similitudes visant à présenter ce dernier comme un témoin unique du messianisme juif contemporain de la naissance du christianisme.
En outre, certaines affirmations, mais c’est là sans doute inhérent au genre littéraire de l’essai, peuvent paraître un peu schématiques. Lorsque Boyarin prétend par exemple que " la seule grande innovation des évangiles, [c’est de] déclarer que le Fils de l’Homme est déjà là, qu’il marche parmi nous ", il escamote, nous semble-t-il, un fait essentiel : le christianisme a su développer, à partir du binitarisme divin juif, une théologie proprement trinitaire qui saura, par le jeu des hypostases, donner à ce mouvement religieux sa véritable identité, même si la spécificité propre de cet apport pourrait être elle-même relativisée . Qu’il nous soit permis ici, en guise de conclusion, de reprendre cette citation du livre de Boyarin : " Ce qui sera plus tard appelé christianisme est un mouvement juif apocalyptique et messianique qui a brillamment réussi, de fait celui qui a le plus brillamment réussi de tous. " Loin de vouloir nier l’apport décisif et créatif de Jésus et du christianisme, l’auteur invite ici à mesurer in fine l’originalité de ce mouvement à la lumière du contexte religieux juif dans une " recherche des origines " (c’est le sous-titre du livre) qui tente, comme par diffraction, d’éclairer le visage même de Jésus-Christ.
Stéphane BRIAND