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Je crains d’être l’idiot de la famille

 

GUY KONOPNICKI

 

 

Guy Konopnicki est vexé. Très vexé même. Le récent fait-divers de Créteil le pousse en effet à devoir le reconnaître : "Je sais bien que ça ne se fait pas, mais je suis un juif sans fortune" !

L’affaire de Créteil n’est pas seulement abominable, elle est vexante. L’idée meurtrière qui motivait déjà les tortionnaires du gang des barbares frappe donc, de nouveau, dans une famille juive de Créteil. Sur toutes les radios, sur toutes les télés, les journalistes s’efforcent de réfuter le préjugé. C’est bien de leur part. Seulement, quand tant de gens pensent que les juifs sont doués pour l’argent, j’ai le sentiment d’être l’idiot de la famille. Et même celui d’être issu d’une famille de demeurés. J’ai longtemps cru qu’être juif vous prédisposait à tirer l’aiguille, à piquer à la machine Singer, à tenter de brader des casquettes sur le marché de Montreuil ou à trier les chiffons au fond du passage Dallery, près de la Bastille. 

Au mieux la fourrure, comme mon tonton, mais c’était les clientes qui étaient riches ! Des journées passées à tendre des peaux sur des panneaux de bois, à coudre de tous petits morceaux, à reprendre la doublure, en maudissant l’histoire qui ne lui avait pas permis de jouer du violon. Notre monde juif était fait de petits métiers, entre chiffons, confection pour hommes ou pour dames, fourrure, cuirs et peaux, un monde d’ateliers, de travail à façon et d’équipées foireuses sur les marchés. Pas les marchés financiers, non, le Carreau du Temple et tous les barnum installés aux aurores sur les places de tous les patelins de banlieues ! L’argent… Ah ! L’argent ! C’est fou ce qu’on pouvait passer à côté. Surtout dans ma famille, où, de génération en génération, on cultivait l’art de s’occuper de tout ce qui ne rapportait rien. Les tendances variaient : la synagogue, le théâtre yiddish ou le parti communiste, mais enfin, ce n’était pas ce qui mettait de la crème sur les harengs. 

« A quoi ça te sert d’être juif si t’as même pas un père banquier » 

« A quoi ça te sert d’être juif si t’as même pas un père banquier »… Cette réplique signée Michel Audiard claque en plein désert à bord du Taxi pour Tobrouk de Denys de la Patellière. Le fils de bourgeois engagé dans les Forces françaises libres pour fuir le Vichy de la table familiale, Maurice Biraud, discute avec l’étudiant en médecine, Charles Aznavour, fils d’un tailleur juif qui ne pouvait rester dans le Paris de l’occupation. J’ai déjà eu l’occasion de dire dans Né après que cette formule résumait ma vie. Les crétins taillent vite fait un costard d’anar de droite, et pourquoi pas de fasciste à Michel Audiard, qui haïssait tous les préjugés. Il est ici digne des meilleurs écrivains yiddish, de Sholem Aleichem et de Peretz, avec leurs personnages de juifs poursuivant toutes les chimères pour sortir de la misère des ghettos. 

Non, nous n’avons pas tous un père banquier, le mien était étalagiste décorateur, dans les meilleurs moments. J’ai appris, assez tard, à mes dépens, presque au sens propre, que j’étais censé posséder, de manière innée, le sens de l’argent et des affaires. On m’avait plutôt éduqué dans une certaine forme d’optimisme, il ne fallait pas se plaindre du peu que nous avions, parce que c’était tout de même mieux qu’en Pologne. Et puis, ici, les enfants pouvaient devenir professeurs ou même docteurs. Nous n’avions pas besoin d’apprendre à coudre, à couper, à piquer, à surfiler, à reconnaître la pure laine ou les variétés de renard. L’école de la République nous libérait des chiffons, des odeurs de naphtaline et des traites aux fournisseurs. 

Seulement, au sortir de cette école, on se retrouve sous le regard des autres. C’est comme ça qu’on devient riche, enfin, pour eux. Au premier café, seul devant un comptoir, à la première pause du premier jour d’un petit boulot, les collègues rappliquent et vous balancent : « Alors comme ça on boit en juif ! » Rapidement suivi du rituel « Quand c’est que tu la payes, ta tournée… » Ben, pas tout de suite, j’ai pas un fifrelin, c’est pour ça que j’ai pris ce boulot. Pour dissiper tout soupçon d’avarice, j’ai sérieusement écorné ma première paye, obligé que j’étais de rincer une bande de crétins. L’apprentissage ! 

Ce soupçon de richesse ou d’aptitude à « faire de l’argent ». Parfois innocemment, parfois non. Sans même parler de ce qui circule sur la toile, où le seul fait d’être juif me vaut de figurer sur une liste, au fond gratifiante, de personnages crédités d’une influence considérable, il arrive que d’aimables connaissances me demandent de les aider à rencontrer des financiers que je n’ai pas l’honneur de fréquenter. Mais puisque j’en suis… 

Il y a quelques années, un banquier, ou du moins un petit cadre d’une agence de banlieue, me soupçonnait de disposer de fonds cachés ou, au moins, de ressources familiales. Il ne pouvait pas croire que je dépendais les revenus de mon travail et, parfois, de quelques coups heureux au PMU. J’aurais dû le conforter dans ses préjugés, vu que dès qu’il a su que je n’avais pas, comment disait-il, « d’autres rentrées », ni de « liquidités », nos relations se sont sérieusement dégradées. A cette époque, j’ai reçu plus de commandements que Moïse, qui n’en a eu que dix. 

« Evidemment, vous avez une réserve insaisissable à Tel-Aviv » 

J’ai vu des huissiers perplexes, cherchant désespérément des objets de valeurs chez moi, notant« un important lot de livres », un piano tout de même, et négligeant quelques œuvres dues des artistes, souvent des amis, dont la valeur n’est pas toujours reconnue sur le marché de l’art. Comme je contestais une saisie, opérée au profit d’un châtelain de Saint-Cloud qui m’avait fait condamner pour un point de détail (quelques lignes sur les 350 pages des Filières noires), l’avocat de ce personnage, entendant le juge admettre que le piano servait à l’éducation des enfants, que l’ordinateur, la télévision, le magnétoscope, la chaîne et la bibliothèque étaient des instruments de travail, demanda que l’on distingue les livres des meubles qui les portent. Il fut fort surpris d’apprendre qu’en fait de meubles, il ne pouvait saisir que des planches assemblées.« Vous n’allez pas faire croire au tribunal que vous ne possédez rien » s’écria l’avocat ! Mais… Si… Je n’ai même pas de lingot enfouis dans le jardin, ni de diamants, rien. 

En sortant de l’audience, l’avocat, furieux, m’a lancé : « Vous pouvez tromper un juge d’instance, mais nous trouverons vos comptes, vos résidences secondaires... » Un journaliste d’extrême droite qui l’accompagnait a ajouté : « Evidemment, vous avez une réserve insaisissable à Tel-Aviv ». J’ai compris que j’étais vraiment nul, n’ayant ni résidence secondaire, ni compte dans un paradis fiscal ou en Israël, qui n’en est pas un. Tout était bien à mon domicile, autant que les cambrioleurs le sachent, après les huissiers. Il y avait encore moins de choses dans l’appartement dont mes parents étaient locataires. De précieux souvenirs, des documents historiques. 

Je sais bien que ça ne se fait pas, mais je suis un juif sans fortune, même si j’ai fini par accéder à des conditions de vie plus confortables qu’au départ. Je ne dois pas posséder le gène de l’argent, et à considérer ma famille, force m’est de constater que c’est congénital. Pourtant, aucun des autres traits caractéristiques des juifs ne nous a été épargné. Je suis donc terriblement vexé, quand l’actualité atteste de la résurgence terrifiante des préjugés associant l’argent au juif, fût-il simple vendeur d’une boutique de Créteil. 

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