Dafina, par Randoph Benzaquen
J’aime bien bavarder avec Prosper, l’oncle de ma femme. Il me fait remonter des souvenirs anciens à la mémoire et cela me comble de joie. Je l’écoute avec attention car je sais que les évènements dont il me parle sont d’une époque révolue et vont disparaître à jamais dans l’oubli pour une raison bien simple, l’histoire, l’histoire en marche.
La population juive marocaine est passée en quelques décennies de plusieurs centaines de milliers d’individus à quelques milliers et encore. Les jeunes générations vont par la force des choses oublier toute une époque, tout un mode de vie. J’ai bien envie d’en graver les images pour arrêter un tant soit peu, la fuite du temps.
Cela a commencé par une simple question anodine : « Prosper aimes-tu les pieds de vache ? Je trouve qu’ils ont un petit goût de dafina. Ses yeux se sont mis à sourire et avec émotion il me répondit : « C’est à moi que tu demandes cela ! C’est vrai, il y a des pieds dans la dafina. » Puis il s’est mis à raconter des souvenirs de jeunesse, des souvenirs des années 40 où les juifs vivaient dans des quartiers à eux.
« Tu sais que le samedi, la rue Lusitania était fermée, interdite à la circulation pour laisser la priorité à la sghina (dafina). »
La dafina est le plat typique du samedi. Elle doit cuire pendant près de 24 heures dans un four pour ainsi respecter le shabbat. Le four se trouvait dans un recoin de la rue Lusitania, il ne fallait pas que les voitures perturbent le va et vient incessant des centaines de dafina du four jusqu’aux maisons. Chaque casserole géante avait son propre numéro inscrit à la chaux sur le couvercle. Le préposé au four était responsable de toutes les sghinas et remplissait sa tâche avec un sérieux remarquable. Quand une personne se présentait pour récupérer sa dafina, le responsable connaissait exactement l’emplacement de la casserole correspondante. Madame Benbaruk, au fond troisième rangée, madame Lévy à gauche en première ligne, sans jamais se tromper ni même hésiter alors qu’il y avait plus de 300 marmites identiques. Des centaines de domestiques circulaient dans tous les sens, les bras chargés du précieux met.
Dans la dafina, la Daf comme on dit, il y a une quantité d’aliments différents : de la viande, de la viande hachée douce comme un gâteau, des œufs cuits avec la coquille, du riz, du blé, des pois-chiches, des pieds, des pommes de terre, des pommes de terre douces, et encore beaucoup d’autres ingrédients préparés avec amour. Il est difficile de parler d’un goût mais je peux vous dire qu’il est inégalable. Chaque aliment, en particulier pour le riz, le blé, était enveloppé dans un tissus noué à son extrémité pour ne pas qu’il se disperse. Chaque cuisinière mettait sa petite touche personnelle. Celle d’Esther, la mère de Prosper, était unique. Je peux vous dire que j’ai mangé à plusieurs reprises chez elle et à chaque fois c’était un plaisir pour les sens. Les aliments goûteux fondaient sans mâcher dans un la bouche, la viande se déliait, la langue de bœuf cédait à la moindre pression. Et ce goût, ce goût unique qui faisait de mamie Esther une des plus grandes cuisinières que je connaisse. Parfois, la bonne se trompait et prenait la casserole d’une autre famille. Esther, prenait l’air étonné, regardait sa domestique les sourcils relevés et disait : « Ce n’est pas ma dafina ! » La bonne s’en retournait donc au four pour prendre la bonne casserole. Après dix secondes de réflexion le préposé disait : « La dafina de madame Benbaruk ? Va chez madame Lévy au premier étage de cet immeuble, c’est là que tu trouveras ta dafina. Il connaissait chaque casserole, chaque maison, chaque famille. Il mérite un diplôme es-dafina. Le samedi à l’heure du déjeuner, cinq ou six familles se réunissaient chez un ami qui avait un grand salon. Bien entendu, chaque famille apportait sa dafina et quand Esther arrivait, toute l’assemblée s’exclamait : « Ah ! La dafina de madame Benbaruk. La dafina avait la force de réunir dans un même élan de cœur les juifs et les musulmans, ce que les politiciens n’arrivaient jamais à faire. Peut-être qu’ils devraient inviter toutes les communautés à se réunir autour d’un bon plat de sghina pour voir enfin les problèmes s’aplanir.
La vie, le temps embarque tout. Il a emporté avec lui les coutumes des juifs marocains et les arabes qui s’en souviennent, se remémorent avec nostalgie cette époque révolue.