L’appétit de vivre
L’appétit de vivre n’est le privilège d’aucun âge ni d’aucune situation. On ne le provoque ni ne le stimule : il manque ou surabonde, marquant dès le départ les existences d’une inégalité radicale. Nulle injonction, encouragement, incitation ou stimulation ne parviennent à le réveiller de l’extérieur. Il est ou n’est pas, apparemment inusable chez certains, leur conférant, jusque dans le grand âge parfois, une sorte de jeunesse inépuisable. D’autres, au contraire, en sont naturellement privés, contraints de faire effort pour enchaîner les jours aux jours et se projeter dans l’avenir.
Cette puissance mystérieuse – véritable don ou grâce de vie – fascine les sociétés occidentales contemporaines, qui oscillent entre deux excès, de l’apathie à l’avidité. L’appétit de vivre est ailleurs et autrement, tel un surgissement joyeux et sain. Inaltérable ? Rien n’est moins sûr : il peut se dégrader en violences diverses, y compris sur soi-même (on parlera alors de rage de vivre), rendre aveugle à tout ce qui reste en arrière, virer à la fébrilité, se détériorer en activisme.
Ses manifestations varient non seulement en fonction des individus, mais aussi en fonction des cultures. Selon les cas, il est plus ou moins tendu, plus ou moins accordé au sérieux ou au rire, au présent ou à l’avenir, plus ou moins conscient du tragique et de la mort. Mais presque toujours il semble qu’il ait le goût des autres, associés ou amis. Il les cherche et les veut près de lui pour le projet ou pour la fête. C’est dire qu’il est chaleureux – mais sous-entendre aussi qu’il peut être tyrannique. Il doit donc composer avec ce qui n’est pas lui pour être supportable : en cela, du moins, celui qu’anime l’appétit de vivre se trouve à égalité avec tous les autres.
Le carburant invisible
Il y a des gens insupportables : ils ne se contentent pas d’exister, d’être là, d’attendre sagement les échéances en regardant les nuages. Non, en plus, ils veulent vivre. Intensément, inlassablement. On se dit : bon, ils ont fait leurs preuves, ils ont fait leur temps, ils ont bien œuvré ; maintenant ils vont pouvoir se reposer. Ils ne l’ont pas volé. Ils ont le droit de se calmer, en quelque sorte. Pas du tout ! Ils persistent, ils insistent. Ils s’activent, ils dévorent les jours, ils vous disent qu’ils sont encore plus débordés qu’avant, que leurs journées passent trop vite. C’est quoi, la vie, pour eux, une drogue ? Ils sont énervants, parfois.
La vérité est qu’on les trouve à la fois insupportables et admirables. Comment ne pas ressentir une ambivalence forte par rapport à ce qu’ils manifestent d’appétit de vivre, de désir de bouger, de s’activer. La vérité oblige aussi à reconnaître que l’on se projette en les regardant vivre : « Et moi donc, serai-je plus tard, à leur âge, sage contemplatif, Cincinnatus, ou rêvé-je comme eux d’avaler la vie jusqu’au bout de la vie ? De dévorer les jours à belles dents jusqu’au dernier ? » La vérité, enfin, impose l’évidence que l’on n’en sait rien. Que nul ne saurait d’avance dire quand et où sera atteint – s’il doit et peut l’être – ce cap de la satisfaction. Ni si, un jour, une nuit, on sera soi-même, en guise d’appétit de vivre, repu. Rassasié et content. Belle hypothèse, mais invérifiable, sauf trop tard…
Cela vient de très loin, cet appétit de vivre. Du tout petit bout d’homme qui, dans le ventre de sa mère, deux ou trois mois après sa conception, nous le montre déjà animé, commençant à se faire de la place, à se manifester sans bruit (ça viendra les cris de la vie !), à bouger. Oui : bouger du haut de ses cinq à six centimètres ! Les échographies émouvantes que l’on fait alors révèlent dès ce moment une visible impatience de vivre. Elle rend les parents (et les futurs grands-parents, croyez-le…) impatients aussi de vivre avec le nouveau venu. Quel appétit manifestent ces moments de contemplation silencieuse et partagés ! Oui, cela vient de loin et on devine que cela demande à aller loin. Il y a comme un appel silencieux dans ce minuscule remuement : « Bon, quand est-ce qu’on commence ? »
Peut-on distinguer l’appétit de vivre de la liesse d’exister, de cet étonnement d’être que chaque aube manifeste ? Nous avons beau ronchonner dans les petits matins blêmes, nous avons beau, parfois, nous lever du pied gauche, et râler d’avance devant les épisodes annoncés d’une journée qui « s’annonce difficile », toujours revient – si fugitif parfois soit-il – ce sentiment magique ou merveilleux d’être là, de palpiter, de nous éveiller à la vie comme au sortir du ventre maternel. Et, le soleil se montrant, de le voir apparaître pour la première fois. Paysages ou visages, sons, bruit du vent dans les feuilles, coteaux aux lignes pacifiantes, nuages toujours recommencés, gens qui marchent au bord de l’eau, humus automnal : tout étonne de tout ce qui chaque jour recommence. Le regard ne se lasse pas. Il ne se fatigue jamais. Et le retour du pareil au même (saisons…) est un enchantement nouveau.
« Mais quel est donc son carburant ? », demande-t-on parfois au sujet de ceux qui nous surprennent par leur manière goulue d’aborder les jours, les activités, de surmonter les difficultés ? Ce ne peut pas être seulement l’effet de la volonté. Car c’est lourdingue, la volonté. C’est une mécanique. Cela ne met pas en joie. Il ne peut y avoir de légèreté contrainte de l’être. On ne construit pas la joie. On la ressent comme un donné. Ou on la regrette comme un manque. Un en-creux. Car, soyons justes, si l’appétit de vivre vient à manquer – et Dieu sait que beaucoup semblent l’avoir perdu et être devenus anorexiques –, si l’on regarde passer les plats avec des haut-le-cœur, si l’acédie ou la déprime vous guette, c’est bien que la vie peut être fardeau, plus que carburant ou nourriture. Plus peine que grâce. Plus punition que viatique. Les raisonnements ont alors peu de part : on n’a pas à « convaincre » quelqu’un, à coups d’arguments, que la vie est belle. On n’a pas à aligner la liste des dix ou douze raisons raisonnables devant pousser à admettre que la vie est bonne. C’est au cœur de chacun que se livre le combat entre désir de vivre et lassitude d’exister. Cela ne se décrète pas.
Alors, évidemment, il y a quelque gêne à s’exprimer joyeusement au sujet de la vie quand d’autres n’en ressentent pas les jovialités, ou n’en éprouvent nulle envie. On ne va pas se mettre à plastronner devant les abattus, les appeler à se redresser, à batailler. Comment siffloter devant le malheur ? Comment appeler à « de l’entrain, de la gaieté, de la bonne humeur » au passage des vaincus de la vie et de la détresse, de l’injustice ? Il y a carrément de l’indécence à s’afficher affamé de vie. A s’attabler, toutes papilles en attente, au festin de l’existence.
Une forme de bonne conscience d’être ne ramène pas forcément le sourire sur le visage de l’autre s’il est exténué : « Oui, mais vous, ce n’est pas pareil… » Manière de dire : « Oui, mais vous vous êtes riche de cette joie qui m’échappe. N’en rajoutez pas dans cette injustice, qui me fait pauvre parmi les pauvres, loin de vous. » Il n’empêche que cela ne dispense pas de témoigner, sans trop de prétention ni d’affichage (c’est déjà trop que de le faire ici…), que l’on est goulu de vie, affamé d’être, jamais lassé longtemps, jamais durablement repu. Et qu’il y a toujours un « après » à vivre après ce que l’on a déjà vécu. Que la perte d’appétit vous vient parfois (l’indigestion de vivre, cela existe aussi…), mais que cela ne s’installe pas fatalement. Mince consolation pour les autres : d’avoir faim soi-même ne les nourrit pas. Certes, mais perdre soi-même l’appétit ne le leur rendra pas.
Surtout, donc, pas de leçons ! La vitalité n’est pas une discipline académique qu’on pourrait enseigner, ou une catégorie de la gymnastique qu’un bon entraînement suffirait à ressentir ou à développer. On ne s’entraîne pas à la vie, don reçu. C’est comme l’amour : on ne force pas le passage. On ne s’éprend pas sur commande, à heures fixes. Nul ne se dit efficacement : « Aujourd’hui, à telle heure, je vais tomber amoureux. » Idem pour le goût de vivre : « Cette semaine, j’ai programmé le retour du goût de la vie. Je vais me composer un menu d’enfer, enfin, façon de parler… » C’est la meilleure manière, cette façon de crispation, de se bloquer, de s’empêcher même de vivre. La joie sur commande tétanise. On pourrait dire que l’appétit de vivre vient en vivant, mais non en s’empiffrant ou s’enivrant sur ordre. Rien de plus trompeur que la fameuse formule de la sagesse dite populaire : « L’appétit vient en mangeant. » Essayez donc de vérifier, avec les enfants qui n’aiment pas les épinards, si l’appétit des épinards leur vient de cette façon… Mais cela ne vous dispense nullement, vous, de manger des épinards. Sans leur en faire le reproche. Ils y viendront, va !
Une expérience d’insatisfaction
On sait que lorsque l’appétit de vivre est perdu, tout est perdu : on plonge alors dans l’apathie, voire la mélancolie, cette langueur triste qui est absence de désir. Car l’appétit a partie liée avec le désir, non pas le désir de tel ou tel objet (ou de telle personne), mais le désir fondamental, celui qui est désir de la vie elle-même – désir de vivre. Ce type de désir peut s’apparenter à de l’appétit, car il sollicite à la fois le corps et l’esprit ; il est comme un moteur de la personne tout entière, un ressort qui tient aussi bien du physique que du psychique. Ce qui est alors en jeu, ce n’est pas ce dont on est affamé, mais ce qui fait la substance même de la vie, sa vitalité pour ainsi dire. Avoir de l’appétit pour la vie n’est pas simplement trouver un sens à son existence, c’est aussi se délecter d’être en vie, savourer le fait de respirer comme de penser – avoir du goût pour le pur acte d’être et d’exister. Le désir serait la conscience qui accompagne l’appétit de vivre ; il serait cet appétit « intellectualisé », pensé. L’appétit de vivre serait ainsi le vécu de ce désir, sa base physico-psychique.
L’appétit fait une entrée triomphale et inédite en philosophie, au xviie siècle, grâce à Spinoza. Il montre, notamment dans son œuvre majeure l’Ethique, que chaque chose est animée par le désir de persévérer dans son être. Cet effort (ouconatus) à se maintenir dans l’être est l’essence de chaque chose, sa nature même. Rapporté à l’homme, ce désir est « volonté » (lorsqu’il concerne uniquement l’âme), « appétit » (il sollicite l’âme et le corps) ou « désir » (appétit accompagné de la conscience de soi). Le « désir » ou « l’effort pour persévérer dans l’être » est ainsi l’essence de l’homme ; il englobe « tous les efforts de la nature humaine que nous désignons sous le nom d’appétit, de volonté, de désir ou d’impulsion » (Ethique, IIIe Partie).
L’originalité de cette conception spinoziste du désir ou de l’appétit consiste à le séparer de l’idée de manque : nous désirons parce que nous manquons de quelque chose, d’être, de plénitude. Désirer est une forme de douleur, la douleur ressentie de ce qui fait défaut (la personne aimée, l’amour, l’argent, etc.). Spinoza cherche, au contraire, à montrer que le désir est affirmation positive de la vie et du vivant ; il est le mouvement même de la vie, dans son effort à se maintenir.
Sans doute cette opération philosophique a-t-elle pour but de libérer l’homme de toute sensation de manque, d’incomplétude et, par là-même, de buts à atteindre qui seraient fixés par la religion, la morale et la société. Mais cette conception philosophique décrit-elle la réalité du désir, l’expérience effective que nous en faisons ? En effet, il semble que toujours nous associons le désir au manque. Lorsque nous désirons, nous avons dans l’idée que nous serons davantage, et que nous serons davantage nous-mêmes si nous obtenons ce que nous désirons (l’amour, la richesse, la réussite, etc.). Le désir paraît nécessairement emprunt de cette dimension négative de l’incomplétude.
Ce qui met en mouvement, ce qui fait le moteur de l’existence, l’appétit de vivre, est précisément cette expérience de l’insatisfaction, qui pousse à chercher mieux et plus. Nous ne nous contentons pas de vivre, de persévérer dans l’être, nous nous projetons vers une vie autre, plus « remplie ». L’appétit de vivre peut ainsi conduire à vivre hors de soi, en une vie que l’on se représente comme meilleure, plus pleine. Au lieu d’être un moteur pour vivre au présent, l’appétit deviendrait un ressort qui nous pousse vers le futur ou nous replie sur le passé, là où nous vivions vraiment, pleinement.
Le désir ou l’appétit a donc ceci de paradoxal qu’il donne une intensité à la vie, mais qu’il empêche de vivre au présent. Il revient à considérer la vie comme une case vide à remplir, comme un contenant qui n’aurait d’intérêt qu’à condition de « contenir » ce que l’on désire (nouveaux habits, carrière, voyages, etc.). L’appétit de vivre met face à la vie comme face à une assiette vide, que le menu de son choix aura à charge de combler. Mais, alors, nous ne vivons jamais ; nous ne faisons que désirer vivre : savourer la vie est toujours remis à plus tard.
Alors qu’il apparaît immédiatement légitime, contre toutes les tristesses, tiédeurs et frustrations, de faire l’éloge de l’appétit de vivre, notre thèse sera au contraire de voir dans cet appétit une réalité plus sombre. A y bien réfléchir, il semble en effet que l’appétit pour la vie conduise à ne jamais « cueillir le temps présent ». Au présent ou dans l’instant présent, nous ne faisons pas l’expérience du comblement, mais de tout ce qui nous en sépare.
Aussi est-ce un autre philosophe, quasi contemporain de Spinoza, qui, selon nous, a le mieux décrit la nature du désir ou de l’appétit. Pascal affirme en effet : « Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans les temps qui ne sont point nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons[***] Laisser échapper. [***] sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige, et s’il nous est agréable nous regrettons de le voir échapper. » Notre appétit de vivre nous amène ainsi à toujours projeter de vivre, sans jamais réussir à goûter le moment présent : « Nous ne pensons presque point au présent […]. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous le soyons jamais. » (Pensées, 80).
Pour sortir de ce cercle vicieux du désir, de cette potentielle fuite en avant contenue dans l’appétit de vivre, ne faudrait-il pas nous entraîner à voir dans la vie même, dans le simple fait de vivre, une satisfaction ? La vie en elle-même n’est-elle déjà pas une assiette pleine – pleine de vie, précisément ? Si nous voulons que notre appétit de vivre soit joie de vivre et non expérience renouvelée de l’insatisfaction, il nous faut donc apprendre à vivre au présent, à habiter pleinement chacun des instants de notre quotidien.
Un joyeux rebond sur la mort
L’appétit – le plaisir qu’on éprouve à manger – ne se satisfait pas de n’importe quel aliment, mais il les assaisonne tous. Sans doute en va-t-il de même pour l’appétit de vivre : il ne se satisfait pas de tous les moments de la vie, mais tous sont pimentés par lui. Souvent, on le considère comme un don, une grâce : certains disposeraient d’une vitalité gourmande, les autres non. Ce serait affaire d’héritage, de prédisposition, de tempérament.
Mais l’appétit de vivre peut aussi relever d’un choix existentiel, résulter d’une décision réfléchie, consécutive à un envisagement de la mort.
En apparence, la mort advient comme un simple effet du temps. De là à penser que le temps est, sinon la mort même, du moins sa monture, son vecteur, et qu’il faut donc penser le temps à partir de la mort et non l’inverse, il n’y a qu’un pas, que nous franchissons souvent. La mort n’habite-t-elle pas la vie même ? C’était la thèse de Montaigne (« Vous êtes en la mort pendant que vous êtes en vie »), que Heidegger est venu radicaliser à l’extrême. Selon lui, la mort constituerait la source de toutes nos représentations du temps, pour la simple raison qu’elle empêcherait de le situer dans un ordre plus vaste. En somme, le temps ne serait rien d’autre qu’un habit de la mort, un masque plus animé qu’elle, seulement destiné à la rendre verbalement présentable et intellectuellement admissible.
Cette conception peut se défendre. L’idée de la mort a sans conteste un impact sur notre temps humain : c’est elle qui lui donne cette odeur de sapin si particulière, ce parfum diffus qui imprègne nos réflexions sur le temps, comme si nous ne pouvions le penser hors de l’anéantissement imparable qu’il nous promet. Nous avons beau savoir qu’elle n’est pas la fin du temps, mais simplement la fin de la durée d’un être dans le flux ininterrompu du temps, la mort fait écran. Certes, nous disposons de maintes stratégies, plus ou moins efficaces, pour ne pas trop sentir son ombre : enivrement, griserie, agitation, notoriété, gloire, investissement dans la pierre. Tout cela nous permet d’oublier provisoirement, dans l’illusion de durer, de faire face à notre destin de mortel. Mais la mort gagne toujours, au moins en apparence. Avec elle, aucun leurre n’aboutit jamais, et elle n’oublie personne, ni les nababs ni les esclaves, ni les arrogants ni les humbles, ni les cuistres ni les saints, comme si un sympathique communisme d’outre-tombe devait opposer l’égalité des cadavres à l’inégalité des vivants.
Alors, face à ce mur temporel qu’est la mort, comment se tenir ? Craindre et s’épouvanter sans limite, s’indigner, crier au scandale à la pensée que, peut-être, on ne verra plus le coucher du soleil ? Se figer, se rapetisser, et ainsi mourir avant que d’être mort ? Vivre comme si l’on ne devait jamais mourir, émettre des chèques en blanc, marginaliser la mort en l’imaginant retirée dans un ciel lointain, ou bien cachée dans une cave à l’autre bout du monde ?
Mais je peux tout aussi bien trouver quelque douceur à me dire qu’un jour je ne serai plus, et par conséquent considérer ce nouveau matin comme une grâce qui m’est offerte. La valeur de la vie, de la vie présente, ne s’enracine-t-elle pas d’abord dans la connaissance de sa précarité essentielle ? Tout instant vécu, dès lors qu’il se détache du fond obscur de la mort, prend aussitôt de l’éclat. Il ne s’agit pas d’éprouver une joie constante ni d’être systématiquement heureux (quel enfer !), mais de voir que le mur de la mort est aussi un miroir, un miroir bien poli qui nous oblige à réfléchir nos vies. En nous confinant dans la finitude, la mort nous rend précieux, pathétiques, émouvants : nul acte accompli qui ne puisse être le dernier, nul visage qui ne soit menacé à l’instant de disparaître.
Mais l’avenir ne se réduit pas à l’imminence de la mort : celle-ci n’est qu’un moment du futur, pas un habit du présent. Alors, plutôt que de penser le temps d’après elle, mieux vaut la penser d’après le temps et pour ce qu’elle est : un événement à venir dans le temps, un événement certain mais pas encore là, qui sans cesse rehausse la valeur du présent actuel. Au lieu de la voir comme une corrosion qui s’incruste dans tous les interstices de mon existence, je décide de m’en tenir à une diététique vivace du temps qui m’est donné, à moi qui suis vivant : avant même d’être orienté vers la borne de mon avenir, n’est-il pas d’abord l’expérience d’un passage à saisir, d’une fissure où s’engouffrer ?
Je vais mourir. Soit ! C’est donc le moment ou jamais d’aimer la vie, heureuse ou malheureuse. De gravir, si je le peux, cette montagne au sommet enneigé, simplement parce qu’elle est là. Du moins de tenter quelque chose, d’entrer vraiment dans l’existence, de coloniser l’éphémère, si possible avec élégance. La nuit viendra bien assez tôt. Ces heures, ces minutes, ces secondes sont des événements. Evénements dérisoires ? Admettons. Mais ce « dérisoire », ce fut, c’est et ce sera très exactement moi.
A chaque instant qui m’est donné, l’appétit de vivre peut surgir d’une projection faisant joyeusement rebond sur la mort.
L’appétit vient en mangeant
Eric de Rosny
La khamsi me dit dans sa langue, à deux reprises : « Chaque fois que je pense à vous, je vous mange… » Ces mots me sont traduits par un enfant, et je lui fais répéter pour être sûr de les avoir bien entendus. Ils sont parmi les plus forts qui m’aient jamais été adressés. C’était en avril 1976. Je rendais visite à ce personnage de la tradition des montagnes de l’ouest du Cameroun que l’on appelle khamsi, à traduire mot-à-mot « notable de Dieu ». Sa fonction est plutôt celle d’un oracle que d’un devin, d’où l’importance des mots qui sortent de sa bouche. Je ne savais pas alors que c’était la dernière visite que je lui rendais, après avoir étudié sa pratique plusieurs années durant[*****] Episode raconté dans Les Yeux de ma chèvre. Sur les... [*****] . Elle devait mourir quelque temps après mon passage, ce qui donne aujourd’hui à son mot d’accueil une singulière portée. Tout cela explique sans doute pourquoi le mot mangerremonte à ma mémoire quand je me demande comment rendre compte par une métaphore du goût de vivre des Camerounais, de leur capacité d’apprécier le moment présent – qualités que j’apprécie depuis que je vis avec eux.
La khamsi l’avait dit en riant, ses yeux perdant momentanément cet éclat métallique que je trouvais quelque peu inquiétant quand je la voyais exercer sa fonction. Que voulait-elle me dire ? J’écartais immédiatement la connotation érotique à laquelle la psychanalyse ferait penser. Entre elle et moi, rien de ce genre, du moins consciemment. J’écartais aussi – et c’est là le point important pour mon propos – l’interprétation ténébreuse à laquelle le mot manger est le plus souvent associé et dont j’ai fait état dans mes écrits : sorcellerie, trafic de personnes, dévoration. Non, il s’agissait ici de l’emploi du mot manger dans un sens positif, chaleureux, convivial. Peut-être même que l’expression avait quelque chose de stéréotypé dans sa langue, et que je n’avais pas à y voir un signe exceptionnel d’amitié à mon égard. Comme on dit à quelqu’un de sympathique qui vient vous rendre visite après une longue absence : « J’ai beaucoup pensé à vous ! » L’ambiance bon enfant dans laquelle nous nous trouvions m’invitait à l’interpréter ainsi, sans que, pour autant, le mot perde de sa force évocatrice. Et c’est surtout son rire qui le disait. C’est le rire qui fait la différence entre « manger » et « bouffer », ce dernier terme étant toujours employé de façon péjorative, avec son équivalent dans les autres langues, quand les intentions sont perçues comme hostiles.
Se référer à une khamsi, vestige d’une société rurale en voie de disparition, dira-t-on, cela vaut-il encore pour une population de plus en plus attirée par la ville et la modernité ? Qu’on ne s’y trompe pas ! En ville même, certains citadins font encore appel au savoir-dire et au savoir-faire d’une khamsi. Et pourquoi ? Parce qu’elle a prise sur cette couche profonde où gisent les émotions, que le monde moderne ne dissipera pas en une seule ou même plusieurs générations. Il ne faut donc pas s’étonner que l’emploi du vocabulaire archaïque du manger fasse encore partie du langage courant. Je donne un exemple. Un jour, je me trouvais sur un vol d’une Compagnie aérienne à côté d’un homme d’affaires camerounais. L’hôtesse distribue aux passagers le journal Cameroun Tribune, un quotidien local. Quand elle arrive à notre niveau, il ne lui reste plus d’exemplaire et elle s’en excuse. « Comment, Mademoiselle, réagit mon voisin de siège, moitié furieux, moitié rieur, vous n’en avez plus ? Mais Cameroun Tribune, c’est ce que je mange tous les jours ! »
Avec un peu d’attention, on remarquera qu’on fait usage du mot dans les circonstances les plus diverses. Voici des gens qui jouent de l’argent aux cartes. A la fin d’une partie, le gagnant s’entendra dire : « C’est à ton tour de manger ! » Il comprendra que c’est à lui de ramasser la mise de tout le monde. Le rire est là pour le tranquilliser, en l’assurant de l’approbation du groupe. Il existe à ce propos une expression significative en langue pidgin English, ce parler populaire des marchés. On dit de quelqu’un, s’il profite exagérément d’une situation, qu’il est un Tchop-blew-pot (manger-éclater-pot). Il mange jusqu’à faire péter la marmite ! Il y a des chances pour que cela soit lâché sans rire correcteur. Et des auteurs, observateurs critiques de la société, ne se sont pas privés d’exploiter la métaphore jusque sur la page de couverture de leurs livres. Ainsi Jean-François Bayart donne à un ouvrage des plus sérieux, L’Etat en Afrique, ce sous-titre évocateur : La politique du ventre (Fayard 1989). Peter Geschiere ajoute au sien,Sorcellerie et politique en Afrique, ce sous-titre provocateur : La viande des autres(Karthala, 1995).
Mais la fête est le moment par excellence où la nourriture prise en commun donne le goût ou l’appétit de bien vivre. Les jours ordinaires, le repas sert tout bonnement à s’alimenter et ne se prend pas nécessairement en famille. Dans la région que je connais, les plats sont mis sur la table par la mère, recouverts d’une serviette ou d’une nappe, et chacun se sert quand il le veut, car cette nourriture peut se manger tiède. Lors des fêtes, en revanche, tout ce qui concerne la nourriture est l’objet d’un protocole spectaculaire et tutélaire, dont le respect est si bien passé dans les comportements que tout se déroule sans que l’on sache qui en sont les organisateurs. C’est un moment de vie sociale intense. Mariages, deuils, cérémonies coutumières, religieuses ou officielles, il n’y a pas d’événement local qui ne se termine par un partage de nourriture et de boisson et, j’oserai dire, qui n’en fournisse l’occasion et même le prétexte. Après des rites souvent longs et parfois guindés, en tout cas méticuleusement respectés, la nourriture et la boisson détendent l’atmosphère et donnent droit et place au rire. Mais un rire qui n’est pas seulement relâche et relaxation. Un rire qui revient à déclarer publiquement que cette nourriture et cette boisson sont faites pour la vie et non pour la mort. Ainsi, à ma stupéfaction, ai-je vu, lors d’un repas de fête, se partager en riant une bouteille de bière deux messieurs que je savais être à couteau tiré dans le quartier, l’un accusant l’autre d’avoir rendu son fils malade… Rire ensemble en mangeant et buvant, c’est avouer que la vie est quand même belle ! J’ai retenu ce commentaire d’un convive après une fête : « On riait tellement, qu’on entendait le rire du rire ! »
Notes
Journaliste. Président du Directoire du Groupe Bayard
Philosophe. Attachée de recherche au Collège de France
Laisser échapper.
Physicien au Commissariat à l’Energie Atomique
Episode raconté dans Les Yeux de ma chèvre. Sur les pas des Maîtres de la nuit en pays douala, Plon, coll. Terre humaine, 1982, p. 221 sq., p. 376. L’auteur, jésuite français, réside au Cameroun depuis 1957.
Plan de l'article
Pour citer cet article
« L'appétit de vivre », Études 1/2008 (Tome 408) , p. 80-90
URL : www.cairn.info/revue-etudes-2008-1-page-80.htm.