Le bug de Sarkozy au dîner du Crif
Guy Konopnicki
Sur la scène, l’acteur se perd dans un texte qu’il semble découvrir. Il ne comprend manifestement pas certains passages ponctués de références dont il n’est guère familier. Il me semble que j’assiste à une audition, dans un théâtre ou dans une école de comédie. Un jeu, peut-être, un concours de diction, avec une épreuve perverse qui oblige le candidat à lire une histoire qu’il ne connaît pas en évoquant des personnages dont il n’a jamais entendu parler.
En vérité, je me trouve au dîner annuel du CRIF. Les notables de la communauté juive se pressent autour des ministres, des parlementaires de tous bords ou presque, ceux qui sont à droite sans excès, ceux qui se situent à gauche mais proprement. Tous ceux-là et beaucoup d’autres, comme dans le fameux dîner de têtes de Jacques Prévert, se pressaient et s’empressaient pour ne pas manquer l’événement. Le président de la République en personne parlait aux juifs de France.
Sur scène, l’acteur incertain n’est autre que Nicolas Sarkozy. Il montre une certaine maîtrise des premiers éléments du discours. C’est qu’il s’agit de politique, et donc de l’art d’énoncer des pensées assez plates pour être consensuelles. L’assistance est heureuse d’apprendre que les responsables de l’État se préoccupent de la sécurité des citoyens de toutes confessions et s’attachent à l’application des lois de la République interdisant les agressions antisémites. Le conseiller en politique étrangère, chargé de la délicate question du Proche-Orient, a glissé une belle phrases, évoquant tout à la fois le printemps des peuples arabes aspirant à la démocratie et le risque représenté par une éventuelle récupération extrémistes des foules d’Égypte.
Las ! Devant un public juif, la sortie d’Égypte se révèle périlleuse. Nicolas Sarkozy revient en France, mais dans l’histoire de France.
Il déchiffre un premier verset évoquant les premières traces juives sur le sol gallo-romain. Il articule avec peine, mais les juifs présents regardent avec indulgence, en souvenir du jour de leur Bar Mitzvah, lorsqu’il faut, à l’âge de 13 ans, lire en public quelques lignes d’hébreu. Le texte lu par Nicolas Sarkozy est écrit en Français, de gauche à droite, et, cependant, il lui faut dire que dans les temps anciens, il y avait des juifs en France, du moins en Gaule romaine, en précisant ces juifs étaient contemporains des premiers chrétiens. Retrouvant un instant sa superbe, le président assène que la France a tout à la fois une racine juive et une racine chrétienne. Il guette les applaudissements, mais rien ne vient. Un ange passe, ce qui est inévitable lorsque l’on évoque tout à la fois l’Évangile et la Tora. L’ange qui parla à Jacob et celui qui fit l’annonce à Marie mère de Dieu planent ensemble sur la salle muette.
Nicolas Sarkozy poursuit, évoquant les ombres et les lumières de l’histoire, la République émancipatrice, le bagne de Dreyfus, la police de Vichy, les Justes, et même Proust, qui vient justement de passer à la télé.
Le président saute un passage, qui figure sur feuillets remis à la presse, où il est question de Léon Blum, Georges Mandel et Mendès tout court, si bien que l’on sait s’il s’agit de Catulle ou de Pierre Mendès-France.
Et le voici remontant de nouveau le temps et le cours de la Seine pour s’arrêter à Troyes, où vécut, de 1040 à 1105, un grand penseur du judaïsme, Rabbi Salomon ben Itzhak Sarfati, autrement dit le rabbin Salomon, fils d’Isaac le Français, connu sous le nom de Rachi.
Nicolas Sarkozy évoque Salomon de Troyes, dont il précise aussitôt le nom universellement connu… RAKI ! Le feuillet saisi sur ordinateur, pourtant ne comporte pas de faute, RACHI, avec CH, ce qui en Français se prononce CHE. Mais il dit RAKI.
Un frémissement parcourt aussitôt l’assistance. A la table d’honneur, Gilles Bernheim, grand rabbin de France et François Baroin, maire de Troyes, semblent consternés. Confondre Rachi, qui était aussi viticulteur, avec une anisette ! Raki, pourquoi pas Ouzo ou Phénix…
Non seulement tout juif connaît d’une manière ou d’une autre les commentaires de Rachi, mais tout étudiant en lettres même modernes, sait que lesdits commentaires, écrits en ancien français, attestent de l’avènement de la langue française au onzième siècle. Salomon de Troyes utilise la même langue que Chrétien de Troyes, premier écrivain français.
Le personnage de Salomon de Troyes avait été glissé dans le texte par un conseiller soucieux de démontrer l’apport d’un philosophe juif à l’élaboration de la langue française. Nicolas Sarkozy a imaginé que le CH de Rachi appelait une prononciation orientale.
Après quoi, Nicolas Sarkozy a conclu que les juifs pouvaient être fiers d’être français, ce qui lui a valu d’être applaudi avec autant de politesse que de modération.