LA COEXISTENCE JUIVE-ARABE SUR LES BANCS DE L'ÉCOLE
par Nathalie Hamou
Publié dans Regards n°798
En dépit de l’impasse dans laquelle se trouvent les négociations israélo-palestiniennes, le réseau d’écoles « Main dans la Main » mise sur la coexistence des écoliers israéliens juifs et arabes dès le plus jeune âge.
Perchée sur les hauteurs du village arabe de Kfar Qara, situé au sud-est de la ville de Haïfa, l’école primaire « Gesher al Hawadi » donne ce jour-là le coup d’envoi aux festivités marquant son 10e anniversaire. Comptant plus de 200 élèves âgés de 5 à 12 ans, l’école fonctionne sur un modèle singulier : à raison de six heures par semaine, les écoliers travaillent séparément dans leur langue maternelle. Mais la plupart du temps, ils étudient ensemble, sous la houlette de deux maîtresses : l’une ne parlant qu’hébreu et l’autre, ne s’exprimant qu’en arabe. Nous sommes ici dans l’école bilingue judéo-arabe de Wadi Ara, dont le nom associe un mot hébraïque « Gesher » (qui signifie le pont) au terme arabe « al Hawadi » (la vallée). Créée en 2004, l’école fait partie des établissements alternatifs mis en place en Israël par l’association à but non lucratif « Main dans la main » (Hand by Hand), afin de promouvoir une éducation basée sur la tolérance.
En Israël, l’éducation multiculturelle n’est pas un sujet nouveau dans les préaux. L’Etat hébreu s’est construit par vagues d’immigrations successives. Habitués à s’asseoir sur les mêmes bancs que des élèves « venus d’ailleurs », les petits Israéliens bénéficient aussi d’un enseignement à la carte. C’est ainsi que l’éducation publique s’organise autour de trois filières : les établissements laïques, les écoles juives religieuses et celles du secteur arabe. Cette diversité reflète celle de la population nationale, qui compte une importante minorité d’Arabes israéliens (20%).
Censé offrir une liberté de choix, qui permet à chacun d’étudier en fonction de ses croyances, ce système possède toutefois un inconvénient majeur : en Israël, élèves juifs et arabes n’ont guère l’occasion de se fréquenter dans les cours de récréation. Et si l’hébreu est obligatoire dans les écoles du secteur arabe, il n’en va pas de même pour l’arabe que les lycéens israéliens apprennent de moins en moins. Au total, ce système éducatif très cloisonné ne favorise pas l’émergence d’une éducation pour la paix qui fait si cruellement défaut dans la région.
Une lecture commune des événements
Au sein des classes du réseau scolaire « Main dans la main », le contraste est saisissant. A Wadi Ara, élèves juifs et arabes israéliens -qui peuplent à part quasi égale chacune des classes- s’efforcent de maîtriser dès la fin du Cours préparatoire les deux alphabets; tous doivent étudier la Bible et le Coran; enfin, la plupart des fêtes juives et musulmanes sont célébrées dans l’école; sans oublier les fêtes nationales, comme le jour de l’Indépendance de l’Etat d’Israël, que les Arabes commémorent sous le terme de « Nakba », littéralement la catastrophe.
« Lors de notre première année, ces deux évènements étaient commémorés séparément : les élèves juifs et arabes avaient chacun leur cérémonie. Puis, nous avons jugé qu’il était préférable de le faire en commun », explique la direction de l’école, composé du tandem formé par Hasan Agbaria (le directeur) et Masha Krasnitsky (son adjointe). Dans la mesure où il n’existait pas de curriculum judéo-arabe bilingue dans le pays, l’école a dû innover : élaborer ses propres outils pédagogiques et manuels scolaires, imposer son système d’enseignement en binômes, et aussi allonger la journée d’études jusqu’à 16h, trois heures de plus que les autres écoles israéliennes.
Reste que l’action de l’association à but non lucratif « Main dans la main » s’inscrit dans un cadre plus large. Lancé par deux résidents de Jérusalem, Amin Khalaf et Lee Gordon, ce modèle d’éducation bilingue et multiculturelle, agréé par le ministère israélien de l’Education (ce qui ramène les frais de scolarité à 5.000 shekels par an), s’est d’abord déployé dans la Ville Sainte, avant d’essaimer en Galilée. En 1997, un second établissement a été lancé à Misgav, près de la ville arabe de Sakhnin. Mais c’est l’ouverture de l’école « Gesher al Hawadi », qui a donné toute sa dimension à ce projet pédagogique, puisque cet établissement a permis de scolariser des enfants juifs au cœur d’une ville arabe. Une première dans l’histoire du pays.
Un succès en dépit des obstacles
La création de ce troisième projet pilote n’a pas été simple. L’idée a surgi au lendemain des émeutes d’octobre 2000, à l’époque du début de la seconde intifada, et plus particulièrement dans la foulée d’une manifestation d’Arabes israéliens organisée dans les villes de Wadi Ara et de Sakhnin, qui s’est terminée par la mort de treize d’entre eux. Soucieux de surmonter ces évènements traumatiques, un groupe de parents juifs et arabes a eu l’idée de se tourner vers l’association « Main dans la main » pour promouvoir l’égalité scolaire entre Juifs et Arabes à Kfar Qara.
Selon l’association des parents d’élèves de l’école « Gesher al Hawadi », les attentes sont très élevées. « Les familles arabes sont particulièrement exigeantes en termes de quantité de travail et veulent des résultats, car cette minorité doit se battre et “en faire plus” pour s’intégrer », souffle une représentante. « Les familles juives sont plutôt portées sur les activités sociales et extrascolaires. Comme elles ont un vaste choix sur le plan éducatif dans la région, nous devons faire davantage d’efforts pour les convaincre d’inscrire leurs enfants dans notre école ».
En dépit de ces difficultés, l’expérience de Wadi Ara est considérée comme un succès. Tandis que le réseau « Main dans la main » affiche de nouvelles ambitions. L’association totalise 1.100 enfants répartis dans cinq écoles avec l’ouverture récente de deux jardins d’enfants à Haïfa (septembre 2012) et Jaffa (septembre 2013). Et son nouveau directeur exécutif, Shalom Dichter, qui a longtemps piloté l’ONG Sikkuy pour l’égalité civique entre Juifs et Arabes, estime qu’il y a de la place pour dix à quinze établissements de ce type au plan national.
Au-delà des chiffres, les initiateurs du projet espèrent transformer la réalité israélienne. « Notre ambition est de permettre aux enfants des deux bords de se côtoyer dès le plus jeune âge », explique Noa Yammer, en charge de la communication de « Main dans la main ». « Nos écoles sont fondées sur la création de véritables communautés : les élèves s’invitent les uns et autres après les cours, les parents se fréquentent; et en classe, les professeurs mettent tout sur la table ». Y compris les inévitables questions liées au conflit israélo-palestinien…