Le référendum britannique et les limites de l’économie(info # 012106/16)[Analyse économique]
Par Sébastien Castellion© MetulaNewsAgency
Depuis quelques jours, un curieux phénomène se produit sur les marchés financiers, qui avaient brièvement paniqué la semaine dernière après des sondages qui prédisaient que les Britanniques quitteraient l’Union Européenne jeudi prochain. Après quelques jours d’émotion, les marchés sont revenus à la normale : ils ne cherchent plus à vendre des livres sterling, ni à faire payer une prime de risque aux investisseurs qui veulent placer leur argent au Royaume-Uni. Tout se passe comme si le sentiment dominant était que, bien entendu, les électeurs ne feront pas cette bêtise.
Et pourtant, les sondages eux-mêmes n’ont pas changé. Ils ne sont pas particulièrement fiables – les sondeurs britanniques s’étaient déjà trompé l’an dernier en prédisant une défaite électorale du Premier ministre Cameron jusqu’à la veille de son triomphe – mais ils pointent plutôt vers un départ du royaume hors de l’Europe, ou « Brexit ».
Peut-être les marchés sont-ils mieux informés que les sondeurs ; mais on voit mal comment cela pourrait se produire. Il est plus probable qu’ils doivent leur comportement à l’idée que le Brexit est, du point de vue économique, une si mauvaise idée, qu’elle ne peut pas être prise au sérieux.
De fait, si les électeurs se décidaient en fonction de leurs intérêts économiques, le maintien du Royaume-Uni dans l’Europe serait une certitude. Un départ aurait notamment les conséquences suivantes.
En quittant l’Union Européenne, les Britanniques cesseraient de profiter de la liberté de circulation des biens et services, du capital et des travailleurs qui règne à l’intérieur de l’Union. Ils devraient renégocier avec Bruxelles les conditions du commerce entre les deux zones. Or, il est à peu près certain que les Européens, qui craignent que l’exemple britannique inspire d’autres départs, ne voudront pas donner au royaume des conditions trop favorables.
Pendant les négociations, l’incertitude sur l’avenir du commerce entre le Royaume-Uni et l’Europe réduira fortement les investissements dans l’économie britannique. A l’issue des négociations, le cas le plus probable est que le Royaume-Uni finirait par être traité comme tout autre membre non européen de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Cela signifierait, entre autres, que les biens et services dans lesquels les Britanniques ont une position forte – les services financiers, la pharmacie etc. – cesseront de pouvoir être vendus librement dans l’ensemble du marché européen.
La perte du “passeport européen” aura un effet désastreux sur l’économie britannique. Les emplois destinés aux ventes en Europe seront fortement réduits. Les investisseurs américains et chinois, qui voient aujourd’hui dans le royaume la porte d’entrée la plus accueillante vers le marché européen, placeront ailleurs leurs investissements. Faute d’investissements, la monnaie britannique perdra de sa valeur, réduisant d’autant la capacité à importer des produits étrangers.
D’après une simulation effectuée la semaine dernière par les économistes du FMI, les effets d’un Brexit comprendraient : l’entrée en récession du Royaume-Uni dès 2017, une augmentation du chômage qui passerait de 5% aujourd’hui à 7% en 2018, une longue stagnation des salaires exprimés en livre sterling et une baisse de 7% de la valeur de la livre exprimée en euros.
Même les partisans du Brexit admettent que, dans un premier temps au moins, la décision aura des effets défavorables sur l’économie britannique. Mais s’il en est ainsi, pourquoi les sondages restent-ils favorables à un départ ?
La première raison est sans doute que, même si les Britanniques choisissent de rester en Europe, l’économie britannique (comme l’économie européenne) est confrontée à de sombres perspectives. Dans toute l’Europe, la profitabilité des entreprises est proche de son plus bas niveau historique.
L’investissement est si déprimé qu’il a récemment conduit la Banque Centrale Européenne et plusieurs gouvernements européens à introduire des taux d’intérêt négatifs. (En clair : les investisseurs qui veulent être certains d’être remboursés en prêtant leur argent à des Etats ou à de grandes institutions acceptent de perdre de l’argent, ce qui prouve que les risques sont encore plus élevés dans le secteur productif). Secteur après secteur, la concurrence de la Chine et d’autres pays émergents réduit les prises de commande, casse les prix et bouche chaque jour davantage l’horizon économique.
Dans ces conditions, les Britanniques peuvent faire le calcul – risqué, mais pas absurde – qu’après une récession causée par la réduction des liens avec l’Europe, leur économie gagnera à multiplier ses liens avec d’autres régions du monde, économiquement plus dynamiques, comme l’Amérique et l’Asie.
Plus profondément, cependant, le vote britannique démontre que les motivations économiques ne sont pas les plus importantes dans le destin des peuples.
Si la campagne en faveur du Brexit accorde peu de place à l’économie, ce n’est pas uniquement parce que l’économie est pour elle un point faible ; c’est surtout parce que la passion politique qui l’anime considère sincèrement le recul économique qui suivrait un départ comme l’inconvénient secondaire d’une victoire essentielle.
Pour les partisans du Brexit, l’important n’est pas que les revenus soient les plus élevés possibles ou le chômage le plus bas possible. Il est, en premier lieu, que les Britanniques restent gouvernés démocratiquement. Malgré tous les bénéfices économiques qu’elle a apportés, l’Union Européenne a une tendance prononcée à décider sans consulter les représentants élus des peuples et, moins encore, les peuples eux-mêmes. Bruxelles est loin ; le langage de ses décisions est opaque et incompréhensible pour les électeurs ; le Parlement européen est le seul au monde à n’avoir pas le droit de voter de lois ; et les Britanniques ont le sentiment que leur influence est trop faible sur des décisions qui s’imposent à eux.
La seconde ambition des partisans du Brexit est, tout simplement, que les Britanniques restent britanniques.
Les résultats des partisans du départ dans les sondages ont radicalement augmenté depuis un an, avec l’arrivée incontrôlée de plus d’un million de migrants arabo-musulmans en Europe. Comme toute l’Europe, le Royaume-Uni est saisi d’une angoisse identitaire et s’interroge sur sa capacité à rester lui-même au cours des prochaines générations.
Face à cette crainte identitaire, une brève récession économique peut paraître un prix très acceptable à payer pour récupérer la maîtrise par le pays de sa politique migratoire et sa capacité à fermer ses frontières aux nouveaux venus. Plus encore : un Royaume-Uni en crise, fâché avec l’Europe, deviendrait moins attractif pour les nouveaux venus. La volonté de les dissuader de venir, même au prix de la croissance et de l’emploi local, est presque certainement un moteur important du vote pour le Brexit.
Or, sur cette question identitaire, le Royaume-Uni n’est pas dans une situation très différente des autres pays européens. Il est peu probable qu’un vote en faveur du Brexit, s’il a lieu, entraîne une destruction généralisée des institutions européennes : le prix économique à payer serait trop important pour cela. Mais il est presque certain que, sous d’autres formes – comme des votes en faveur de divers partis d’extrême-droite – d’autres peuples européens, dans un proche avenir, décideront qu’il vaut la peine de prendre le risque d’une moindre croissance pour préserver leur identité.