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Pourquoi des jeunes Français issus de familles musulmanes ou convertis nourissent tant de haine?

 

 

Texte de Dominique Schnapper sociologue.

POURQUOI de jeunes Français – les uns, issus de familles traditionnelles musulmanes et les autres, convertis – nourrissent-ils à l'égard des institutions qui les ont protégés et des valeurs démocratiques une détestation radicale, que les membres des réseaux islamistes mondiaux entendent – et réussissent à – manipuler au profit de leur ambition ?

Le voile d'ignorance

On le savait depuis des années. La haine de la France et la haine des juifs s'est développée dans certains quartiers dits « sensibles ». Les sociologues, les travailleurs sociaux, souvent d'origine musulmane, les enseignants des collèges et des lycées en témoignaient. Nombre de politiques l'avait dénoncée. En 2005, au cours de plusieurs jours d'émeutes, des jeunes s'étaient attaqués aux bâtiments les plus proches, écoles, bibliothèques ou cabinets médicaux. Il ne s'agissait pas alors d'une révolte ethnique portant des revendications particularistes, même si la plupart des jeunes émeutiers étaient originaires de l'Afrique sub-saharienne. Les observateurs décrivaient des violences sans but manifeste, produit de la misère sociale, des frustrations et du ressentiment. Depuis des années, des enfants juifs quittent l'enseignement public où ils ne se sentent plus en sécurité. Pourtant, de crainte de stigmatiser les musulmans républicains – il ne faut pas oublier que le phénomène massif est celui de l'intégration progressive de la majorité de la population descendante des immigrés maghrébins –, faute aussi de savoir quoi faire contre le mal, un silence gêné et bien-pensant couvrait ces faits d'un voile d'ignorance. Par faiblesse, par lâcheté, par souci légitime de ne pas stigmatiser l'ensemble des musulmans, les intellectuels setaisaient, dénonçaient l'islamophobie plutôt que l'antisémitisme, sans oublier d'accuser le « républicanisme » dont la rigidité et le refus d'admettre les « différences » auraient été responsables des événements. Pour se réconforter, on rappelait que les casseurs n'étaient qu'une très faible minorité – comme si les phénomènes minoritaires ne pouvaient pas avoir une signification politique et symbolique sans rapport avec leur nombre. Depuis le 79 janvier dernier, il est devenu plus difficile de se voiler la face.

À la suite des émeutes de 2005, les sociologues avaient souligné que ces jeunes désocialisés étaient le produit de la misère sociale et des blocages de la société française (1). Aujourd'hui, la misère n'a pas disparu et la société reste sur beaucoup de points bloquée, mais l'explication est devenue insuffisante. Il faut aussi prendre la mesure de l'extrémisme qui se réclame de l'islam dans sa dimension politique et idéologique, dans son extension internationale. D'ailleurs, ce ne sont plus seulement des marginaux ou des laissés-pour-compte, mais aussi des diplômés et des convertis, convenablement formés et issus de familles stables, qui cèdent à la tentation de l'extrémisme.

La misère sociale

La misère sociale de certains jeunes descendants de migrants n'en reste pas moins un terreau favorable. Dépourvus de tradition culturelle héritée, ils n'ont acquis ni la culture scolaire transmise par l'École ni la socialisation qu'elle implique. On retrouve chez eux les traits classiques de la délinquance juvénile analysés par les sociologues des années 1970 :
(1) Voir à ce propos les articles réunis par la revue Annales. Histoire, Sciences sociales, juillet-août 2006, dans lequel j'ai contribué, avec d'autres, à développer ce thème.

une sous-culture d'adolescents, non utilitaire, négativiste, agressive, marquée par un hédonisme à court terme, qui retourne volontairement le sens de la culture dominante. Leur violence traduit la frustration des enfants des milieux populaires. Animés des mêmes aspirations et des mêmes ambitions que les autres, ils ne disposent pas des moyens matériels ou intellectuels nécessaires pour les réaliser de manière licite. Ils réagissent d'autant plus fortement qu'ils sont devenus des enfants de la démocratie et qu'ils en ont les revendications. Ils aspirent, comme les autres, à toujours plus de bien-être et d'égalité. Ils sont exigeants. La télévision ne leur permet pas d'ignorer d'autres modes de vie que ceux auxquels ils se sentent condamnés. Hugues Lagrange avait fait remarquer que les violences de 2005 avaient été particulièrement nombreuses dans les zones où l'habitat était particulièrement dégradé et dans les territoires pauvres des villes plus riches, là où le contraste entre riches et pauvres est vécu au quotidien. Élevés dans une société globalement riche, nourrissant la passion de l'égalité, les enfants des migrants acceptent mal les inégalités matérielles ; ils sont fascinés par l'argent facile, ils réclament des résultats immédiats. La dynamique démocratique s'impose à tous, aux descendants des migrants comme aux autres, elle rend impérative la réalisation instantanée du bien-être.

De plus, ils sont nés dans un milieu où règne l'antisémitisme, à la fois celui qui est hérité d'une tradition solidement ancrée dans les représentations collectives des pays du Maghreb-Machrek, et celui des pauvres animés par l'amertume et le ressentiment. La vigueur en est renforcée par ce qu'ils perçoivent comme la réussite de la « communauté juive », dont ils surestiment, sur le mode du fantasme, le nombre, la solidarité et la recherche du pouvoir en mobilisant les clichés antisémites les plus traditionnels : l'argent et le pouvoir... On se souvient que le malheureux Ilan Halimi, employé d'une modeste boutique, devait, selon ses bourreaux, être riche, puisqu'il était juif. Le phénomène se ressource lors de chaque épisode du conflit israélo-palestinien, d'autant plus fortement que certains d'entre eux, pour redonner du lustre à leur destin, s'identifient au sort des Palestiniens.

Le mal français

La part désocialisée des descendants des immigrés renvoie aux dysfonctionnements de la société nationale, dont le destin des descendants des migrants révèle les échecs et les contradictions. Les émeutes de 2005 en avaient été tout à la fois un révélateur et un accélérateur. Les descendants des migrants sont les enfants de la crise économique, sociale et politique de la société française. Ils appartiennent aux catégories qui en sont les premières victimes, les jeunes des classes populaires. Depuis plus de trois décennies, des choix collectifs implicites ont favorisé les plus âgés aux dépens des plus jeunes et les salariés du service public aux dépens des salariés du privé. Tout se passe comme si la France s'était caractérisée, selon la formule percutante de Denis Olivennes, par sa préférence pour le chômage. Le chômage, et en particulier le chômage des jeunes, a servi de variable d'ajustement. Le contrat social de fait a abouti à un consensus implicite défavorable à l'emploi : les syndicats représentent les intérêts des actifs occupés, le patronat gère la paix sociale à l'intérieur des entreprises, le gouvernement dialogue avec les partenaires sociaux et son électorat est formé des actifs occupés et des assurés sociaux. La protection apportée par un État providence étendu, en amortissant, au moins à court terme, les effets les plus dramatiques du chômage, donne bonne conscience à tous.

Or, dans des sociétés organisées autour de la production des richesses et des échanges de biens et de services, le travail est essentiel. L'absence d'emploi touche à la dignité de la personne. Les individus construisent leur identité personnelle et élaborent leur estime de soi dans et par le travail ; c'est là qu'ils font l'apprentissage des contraintes et des limites de la vie collective, c'est à l'occasion de la vie professionnelle qu'ils apprennent à échanger avec les autres. Les pères immigrés qui travaillaient imposaient un ordre et donnaient un sens à la vie familiale — même si, le temps passant, beaucoup ont été ensuite « absents ». Ceux de leurs enfants qui ont réussi à obtenir des diplômes élevés pour leur milieu, mais modestes sur le marché du travail (bac + 2), au prix d'efforts considérables, sont nombreux à ne pas trouver l'emploi auquel ils pensaient que leur diplôme leur donnerait l'accès.

Si le déclassement social – soit le décalage entre les attentes suscitées par les diplômes et les emplois effectivement obtenus – dépasse le cas des descendants des migrants, il concerne nombre d'entre eux. Léchec a plus de retentissement dans ce milieu fragile et il contraste cruellement avec la réussite matérielle des caïds des banlieues.

Sans doute, l'État providence continue-t-il à compenser les formes extrêmes de la misère sociale. Mais il ne fournit que des moyens d'assistance. Or, l'assistance humilie ses destinataires, elle renforce leur identité négative, elle les disqualifie. Elle consacre inévitablement l'échec de ceux qui ne peuvent mobiliser les seuls moyens dignes – l'emploi, le «véritable emploi », comme disent les jeunes chômeurs dans les enquêtes sociologiques – pour assurer leur existence. L'action des agents de l'État providence, quelles que soient leur activité et leur bonne volonté, sera toujours moins efficace pour intégrer les chômeurs que l'expérience d'un emploi. Le lien social créé par l'État providence, dont la nécessité s'impose évidemment, a pour effet pervers de ne donner qu'une intégration humiliante et d'entretenir chez les bénéficiaires le sentiment d'être des victimes.

La ségrégation spatiale est devenue l'indice et la source de la mise à l'écart de populations pour lesquelles se conjuguent les effets de la marginalisation professionnelle et des origines ethniques. Le rassemblement des descendants des immigrés désocialisés nourrit les processus d'enfermement dans le quartier. La langue et les manières deviennent des marqueurs qui leur rendent de plus en plus difficile de participer à la vie sociale en dehors de la cité. La réclusion dans un espace disqualifié se trouve ensuite renforcée par les discriminations devant l'emploi et le logement dont beaucoup d'enfants de migrants font l'expérience. Ainsi s'enclenche le cercle vicieux du processus de mise à l'écart – ou de dés-intégration – et du ressentiment.

La double crise identitaire

La marginalité sociale, le chômage endémique et les effets pervers de l'assistance n'expliquent pas tout. L'humiliation des jeunes désocialisés a été renforcée par la fermeture du monde politique et l'affaiblissementgénéral des valeurs civiques. Alors que la « marche des Beurs », en décembre 1983, portait une revendication qui s'inscrivait directement dans la tradition républicaine – l'égalité des droits indépendamment des origines ethniques –, les hommes politiques ont répondu en manipulant le mouvement à leur profit immédiat. Beaucoup des militants de cette génération, ayant le sentiment d'avoir été trompés aussi bien par les politiques que par les organisations nationales censées porter leurs revendications (SOS racisme), ont cessé de croire aux vertus de la République.

Le blocage du système politique ne concerne pas seulement les descendants des migrants, mais aussi les jeunes, les femmes et ceux qui exercent une profession du secteur privé. Mais, dans le cas des descendants des migrants, la signification symbolique a une portée identitaire plus grave. La marginalisation des catégories modestes est rendue plus dramatique quand elle peut être interprétée en termes ethniques ou raciaux et que peuvent être invoqués, à cette occasion, le passé colonial, l'impérialisme occidental, la souffrance des pères arrachés à la terre natale et l'humiliation qu'ils ont connue en étant réduits au travail en miettes dans les usines des « Trente Glorieuses ». Les humiliations subies ne s'oublient pas. Elles se transmettent de génération en génération.

L'affaiblissement du sentiment national contribue, de son côté, à rendre plus difficiles les processus d'intégration. La France nationaliste croyait à sa grandeur et à sa supériorité. Le nationalisme passé est aujourd'hui condamné au nom des valeurs démocratiques et des vertus de l'ouverture aux Autres. Le patriotisme prête à sourire, remplacé par l'interrogation sur l'identité nationale. Le patriotisme du passé pourtant suscitait un récit commun. L'École se donnait alors pour tâche d'imposer à tous les élèves, quelles que fussent leurs origines, le sentiment qu'ils étaient français, même s'ils n'avaient pas eu « la chance de naître français » selon la formule de Léon Blum. Aujourd'hui, historiens et journalistes rivalisent pour condamner la nation autant que l'histoire nationale, qualifiée de nationaliste. Ils dénoncent l'impérialisme, la colonisation et l'esclavage. La repentance généralisée empêche le gouvernement de célébrer les moments du passé collectif qui furent longtemps jugés glorieux.

Austerlitz n'est plus que le nom d'une gare. Même l'enseignement de la shoah devient un moyen de démontrer les manquements dramatiques de la République. Quelle que soit la vérité historique, cette autofiagellation est moins efficace pour intégrer des populations d'origine étrangère, qui sont conduites à adopter le seul rôle de victimes, que l'enseignement du passé qui se donnait pour objectif d'enseigner que « La France est la plus juste, la plus libre, la plus humaine des patries », pour reprendre les termes d'un manuel d'instruction civique de la fin du xixe siècle. Quelle identité transmettre aux jeunes générations, qu'elles soient descendantes de migrants ou non, s'il n'existe pas de projet politique et d'idéal commun — même si cet idéal comporte une large part de rêve et de mensonge ?

Plus que d'autres nations européennes, l'intégration nationale en France a été de nature politique. C'est autour du mythe républicain et du patriotisme que les immigrés, comme les autres populations, formaient société : l'affirmation du principe de la citoyenneté, suscitée par la fréquentation de l'école et entretenue par la participation au monde du travail, transformait tous les enfants nés en France en nationaux. L'idée de « l'échec du modèle républicain », souvent évoquée aujourd'hui, est ambiguë. Les descendants des migrants sont plus proches des autres jeunes Français que les descendants des immigrés turcs des autres jeunes Allemands ou les descendants des migrants indiens et pakistanais des autres jeunes Britanniques, comme l'a montré une enquête européenne. Les descendants des migrants sont plus acculturés en France qu'en Allemagne ou en Grande-Bretagne. En ce sens, il n'y a pas d'échec. En revanche, ils sont nettement moins bien insérés dans le monde du travail. Ce décalage est une source continue de tension et d'humiliation. Ce n'est donc pas dans son principe que le « modèle républicain » est obsolète. La politique d'intégration par la citoyenneté et la pratique professionnelle est conforme à la vocation des sociétés démocratiques et prolonge la tradition nationale. Le débat ne devrait pas porter sur le principe, mais sur les modalités de son application. Ce sont les manquements au modèle républicain, élément de l'ensemble de la crise de la société française, qui créent l'échec partiel de la politique d'intégration etle sentiment plus général du déclin national. Le modèle républicain d'intégration, qui assure l'égale participation de tous à la vie collective, ne peut être efficace que s'il est effectivement respecté. Or, beaucoup de nos intellectuels et de nos politiques ont progressivement cédé aux sirènes d'un « multiculturalisme » sans contenu concret et sans signification précise, en dénonçant les intégrationnistes » ringards...

Il est vrai qu'à court terme, la reconnaissance sociale — mais non politique — des spécificités culturelles et des communautés particulières rend les processus d'intégration moins brutaux. L'existence d'une communauté pakistano-britannique installée dans les îles Britanniques offre probablement une forme de protection à des populations fragilisées par la migration, même si elle se paie d'un contrôle qui peut devenir tyrannique sur les comportements des individus, en particulier ceux des jeunes femmes. Pourtant les modalités de l'intégration sont trop spécifiques pour qu'on puisse emprunter le modèle d'un pays voisin, elles sont liées à l'histoire de la société nationale, à la reconnaissance publique des particularismes, aux relations entre le politique et le religieux, aux formes de solidarité héritées du passé. Les convergences entre les nations européennes n'ont pas effacé les singularités de l'intégration de chaque nation. D'ailleurs aucune politique ne met à l'abri des ambiguïtés des processus d'intégration. La Grande-Bretagne, à plusieurs reprises, a connu des violences urbaines et les terroristes qui ont fait exploser des bombes à Londres en juillet 2005, de nationalité britannique, jouaient au cricket et participaient à la vie collective. Par-delà les politiques suivies, les conditions de la démocratie providentielle, les espoirs et les exigences qu'elle suscite, et, par ailleurs, les relations mondialisées entre l'Europe et les pays d'émigration contribuent à ce que les processus de l'intégration des enfants des migrants soient susceptibles de comporter des avancées différentes selon les domaines et des retournements spectaculaires.

Le vide de la démocratie « extrême »

La démocratie contemporaine est moins efficace pour intégrer les populations marginales que la nation politique du passé. Une
collectivité constituée autour de la production et la redistribution des richesses ne contribue que de manière indirecte à cette intégration. Les seules satisfactions matérielles ne suffisent pas pour constituer une collectivité consciente d'elle-même, de ses valeurs et de la volonté d'avoir un destin commun. Dans l'ordre économique, ce qui est donné aux uns est enlevé aux autres. La concurrence économique divise les hommes, nourrit les rivalités entre les groupes que le projet politique tend à unir. Des sociétés dépolitisées sont moins intégratrices – par le partage des biens – que des sociétés entretenant une forte conscience d'elle-même, dont les membres partagent des valeurs communes et un projet politique clair. Les « ayants droit » ne sont pas des citoyens.

Il est de bon ton de souligner que l'individualisme ne dissout pas les liens sociaux, que c'est désormais l'individualisme lui-même qui crée un lien choisi et profondément intériorisé, qui serait donc plus solide que celui du passé, imposé par la tradition et les contraintes collectives. Mais ces analyses concernent les catégories moyennes et intellectuelles. Le lien né de l'individualisme n'est efficace que pour ceux qui ont hérité d'une socialisation assurée, qui ont acquis l'assurance des « bien nés », des plus cultivés et des plus forts. Il n'est positif que pour ceux qui ont déjà intériorisé, par leur héritage social et leur éducation, les normes d'une société dont les contrôles extérieurs sont faibles. Les autres font l'expérience d'un individualisme qu'on peut qualifier de négatif, celui auquel est contraint l'individu dont les ressources personnelles et sociales sont inadaptées aux exigences de la vie collective. Comme les lois fortes protègent les plus faibles, l'affaiblissement du règne de la loi favorise les plus forts et les sociétés où le contrôle social est défaillant fragilisent les plus vulnérables.

La relativité des valeurs qui imprègne l'esprit du temps agit dans le même sens. L'in-distinction à laquelle tend le monde démocratique constitue un choc pour les héritiers des cultures traditionnelles. La liberté sexuelle, la multiplication des familles monoparentales et des enfants nés hors mariage, l'adoption du mariage pour tous, c'est-à-dire du mariage homosexuel, heurtent des populations dont les traditions étaient organisées autour des valeurs familiales. Toute notion de limite, d'interdit et de morale leur sembledisparaître. On observe chez tous les migrants le repli sur la sphère et les valeurs de la famille. C'est à partir des valeurs traditionnelles, des relations stabilisées entre les générations et les sexes qu'ils maintiennent des éléments culturels qui donnent un sens à leur existence, alors qu'ils sont confrontés au choc de la transplantation et à la rupture de nombreux autres liens sociaux. Ce qui leur apparaît comme le laxisme des moeurs modernes est particulièrement difficile à intégrer dans la culture héritée. Les enfants élevés par des parents dont les repères moraux ont été bousculés risquent, à leur tour, de céder soit à l'abandon de toute référence en sombrant dans la désocialisation, soit à un traditionalisme exacerbé et inutile, dont le machisme brutal qui règne dans les cités est un indicateur, soit à une conjugaison particulièrement redoutable de ces deux attitudes. Même si ces réactions sont, sans doute, minoritaires, et si beaucoup de familles immigrées font preuve d'une grande capacité d'adaptation, on trouve dans ces réponses aux valeurs ambiantes l'une des sources de la non-socialisation de certains des enfants de migrants.

Plus fondamentalement encore, la société démocratique laisse à chacun la charge de donner un sens à sa vie, de l'inscrire dans une croyance héritée et dans une vision du monde et de l'au-delà. Mais ce qui est vécu comme une liberté et une responsabilité précieuses par les uns peut être vécu par les autres – selon leur condition sociale et leur histoire – comme une absence de sens. Le dogmatisme le plus fanatique et le plus simple vient alors combler le vide et donner un sens à leur vie, et d'autant mieux qu'il est plus dogmatique et plus simpliste. De plus, les extrémistes mobilisent très efficacement les procédés modernes de diffusion, qui sont parés du prestige de la facilité et de la modernité. Dans certaines mosquées et surtout sur les réseaux sociaux, les chefs et les militants des réseaux islamistes peuvent alors recruter les futurs martyrs parmi ces jeunes désemparés en leur imposant une interprétation du monde et des normes de conduite qui constituent autant de contraintes radicales – ces contraintes qui leur ont manqué au cours de leur éducation. Même s'ils ont fréquenté des écoles d'ingénieurs ou des écoles de commerce, celles-ci leur ont permis d'acquérir une formation technique, mais elles n'ont pas pour raison d'être de donner un sens à leur existence. Ayant compris que toute attaque contre des personnes et des institutions juives rencontre un écho politique et médiatique d'une extraordinaire puissance, les recruteurs peuvent alors conduire ces jeunes qu'ils ont fanatisés à s'attaquer aux synagogues et aux enfants des écoles juives. Les victimes sont choisies avec un grand sens politique : les juifs tout d'abord, ensuite les journalistes qui symbolisent la liberté d'expression, donc la liberté politique, les musulmans « intégrés », condamnés pour apostasie, les militaires et les policiers, garants de l'ordre républicain. Les pratiques du marketing contemporain se conjuguent efficacement avec les préjugés ancestraux et le retour à la barbarie.

L'espoir

Si l'islamisme n'est pas l'islam comme on l'a si souvent, et à juste titre, répété, il n'en reste pas moins que c'est au nom de l'islam qu'agissent des terroristes d'une particulière barbarie et qu'ils prétendent trouver dans les textes sacrés de l'islam des justifications à leurs actions. Le projet de ces terroristes est mondial – de Boko Haram au Niger à l'île de Jolo. Ils s'opposent radicalement aux nations démocratiques, à leurs valeurs et à leur projet. Ils veulent leur mort et ils le disent. L'islam n'est pas en tant que tel incompatible avec la démocratie, mais à certaines conditions. Il faudrait que les musulmans renouent avec l'ouverture et la fécondité intellectuelles des premiers siècles et qu'ils admettent que les traditions peuvent être critiquées, qu'elles peuvent être soumises à l'ordre de la raison. La critique, dans tous les sens du terme, est inhérente au projet démocratique. La démocratie n'est pas seulement un ensemble d'institutions, c'est un projet politique fondé sur une conception du monde et un système de valeurs.
Des intellectuels musulmans ont décidé de prendre en charge cette tâche essentielle. Eux seuls, dans les circonstances actuelles, ont la compétence et la légitimité nécessaires pour l'entreprendre et faire entendre une autre voix de l'islam, mais elle est vitale pour tous. Cette réinterprétation des traditions n'aura pas de résultat immédiat mais elle est, à long terme, la seule qui permette de faire sortir d'un des cercles de l'enfer des jeunes gens, éduqués dans la démocratie, qui ont sombré dans la haine et la barbarie. C'est de la responsabilité des pouvoirs publics de soutenir ces intellectuels et de reconnaître le sens de leur démarche. Ils peuvent d'ailleurs donner un exemple à nous tous qui avons trop longtemps laissé faire et aider tous les démocrates à avoir, enfin, le courage de défendre leurs propres valeurs.

C'est à Ghaleb Bencheik (et à la mémoire d'Abdelwahab Meddeb) que je laisse le dernier mot : C'est à une refondation de la pensée théologique islamique qu'il faut en appeler, je ne cesse pour ma part de le requérir et je m'étais égosillé à l'exprimer. En finir avec la « raison religieuse » et la «pensée magique », se soustraire à l'argument d'autorité, déplacer les préoccupations de l'assise de la croyance vers les problématiques de l'objectivité de la connaissance, relèvent d'une nécessité impérieuse et d'un besoin vital. L'on n'aura plus à infantiliser des esprits ni à culpabiliser des consciences. Les chantiers sont titanesques et il faut les entreprendre d'urgence : le pluralisme, la laïcité, la désintrication de la politique d'avec la religion, l'égalité foncière entre les êtres, la liberté d'expression et de croyance, la garantie de pouvoir changer de croyance, la désacralisation de la violence, l'État de droit sont des réponses essentielles et des antidotes primordiaux exigés. Ce n'est plus suffisant de clamer que ces crimes n'ont rien à voir avec l'islam [...]. Il est temps de sortir des enfermements doctrinaux et de s'affranchir des clôtures dogmatiques.

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