Jérémy Collado — Slate.fr
Jusqu'au XVIIIe siècle, on pensait que la passion amoureuse se déclenchait grâce à des techniques, des parfums, des objets ou des philtres d'amour.
Notre époque veut croire qu'elle a tout inventé, qu'il n'existait rien avant elle, et pire: qu'elle englobe toutes les autres. C'est particulièrement faux dans le domaine de l'amour où tout, ou presque, fut déjà dit et inventé il y a déjà bien longtemps. Comment évoquer la passion amoureuse lorsqu'on a lu Proust, les philosophes grecs ou Casanova? Ce dernier, d'ailleurs, dans Histoire de ma vie, écrit: «Une fille qui, par le peu qu'elle laisse voir à un homme, le fait devenir curieux de voir le reste, a déjà fait trois quarts du chemin qu'il lui faut faire pour le rendre amoureux.» L'ethnopsychiatre Tobie Nathan ne dit pas autre chose dans son ouvrage, Philtre d'amour, publié en 2013 aux éditions Odile Jacob:
«La passion amoureuse est le résultat d'une manipulation. (…) On ne tombe pas amoureux au gré des rencontres, charmé par un corps harmonieux, un doux visage ou une belle âme, mais parce qu’on a été l’objet d’une capture délibérée.»
Il détaille les procédés nécessaires à cette capture: «Objets magiques, philtres, parfums, prières, rites, paroles ésotériques, nourritures ou boissons préparées…» Avec un bon manuel, donc, chacun pourrait provoquer l'amour de l'autre? Si seulement... «Jusqu'au XVIIIe siècle, nous pensions que l'amour, ça se déclenche. Je parle de la passion amoureuse, de la philia... Pour cela, il y a des objets, des façons de faire, des nourritures, des substances», rembobine Tobie Nathan.
Contrairement aux illusions dont on se berce parfois, et qui font de la passion amoureuse l'étalon du couple et le symbole de sa symbiose, l'amour serait réductible à une série de techniques et de stratégèmes, parfois liés à une forme ancienne de magie qui a traversé les siècles. Un esprit rationnel s'étonnerait d'un tel constat. Il s'en insurgerait. Mais il faut parfois savoir reconnaître que la cause de nos actions n'est pas toujours la liberté pure et parfaite... Certes, il est déprimant d'apprendre qu'on ne tombera jamais amoureux d'un ou d'une inconnue dans un supermarché, au hasard d'un panier de courses rempli de papier toilette et de tubes dentifrices. Mais c'est ainsi. Si l'on veut provoquer l'amour, il faut le vouloir. Et le déclencher.
Au départ de l'enquête, il y a une interrogation: est-ce vrai? L'auteur lui-même veut savoir s'il y croit, et se plonge alors avec passion dans les mythes et les traditions éloignées de nos pensées communes occidentales, gangrénées par une psychanalyse qui fait des individus le point de départ de toute passion amoureuse... au détriment des pratiques qui peuvent l'engendrer.
«Notre conception du couple, nos lois du mariage, les récits qui encadrent notre imaginaire et ceux qui envahissent nos écrans sont pourtant fondés sur un postulat inverse –celui de la spontanéité des sentiments», écrit Tobie Nathan.
L'autre postulat qui choque dans la démarche de l'ethnologue, c'est qu'il considère «l'amoureux comme une proie et l’être aimé comme un chasseur, même s’il arrive fréquemment que le chasseur devienne à son tour la proie de sa victime». Cette cuisine de l'amour fait déjà frémir les féministes les plus chevronnées... alors que les potions destinées à manipuler les cœurs sont à la dispositions des hommes comme des femmes! Il est pour nous plus gratifiant d'imaginer qu'on ne se rencontre qu'à la faveur de circonstances que l'on a peu choisi: on se dit que dans le «stock» des individus disponibles dans le monde, il y a notre «âme» sœur / frère. Et qu'elle nous est destinée au gré d'une vie qui serpente entre le destin et la chance. Pour l'amour, c'est dommage, il n'existe aucune loterie.
Mais l'intérêt principal de cette «découverte», c'est qu'elle appelle au pragmatisme. Il ne s'agit plus d'être subtil ou de se morfondre à la recherche d'un amour impossible, mais plutôt de savoir identifier «le bon endroit et le bon moment», puisqu'entraîner et susciter l'amour implique de faire les bons choix pour vaincre le hasard. En résumé, tomber amoureux, ça ne se fait pas n'importe où, ni n'importe comment: il faut bien souvent un «annonciateur», qui transmet l'équivoque à l'être que l'on veut charmer. Un tiers, en somme, qui se charge de formuler le désir qu'on ne peut avouer soi-même.
On recueillera quelques poils arrachés à un bouc en rut, un peu de son sperme, quelques poils d’un bélier en rut
L'amour ne se fait pas n'importe où. Et surtout pas avec n'importe quoi. Par exemple? Un de ces gris-gris importés de Mésopotamie, qui ont traversé l'Atlantique pour se poser jusqu'aux Antilles, et qui datent du IVe millénaire avant notre ère, n'ont presque pas changé depuis lors: «On recueillera quelques poils arrachés à un bouc en rut, un peu de son sperme, quelques poils d’un bélier en rut. On amalgamera le tout ensemble pour le fixer aux lombes de l’amant». Vous n'y croyez toujours pas?
L'un des plus vieux outils est raconté par Ovide dans ses Métamorphoses: le parfum. Son origine, c'est le mythe d'Adonis, une histoire qui a d'ailleurs mystérieusement échappé au docteur Freud. Elle raconte les aventures d'une jeune fille qui refuse de faire ses ablutions à la déesse de l'amour Aphrodite et se détourne ainsi des garçons, est frappée d'une malédiction par celle-ci, vexée. Soudain, elle ne pense qu'à une seule chose: coucher avec son père. Bien aimable, sa servante l'aidera à parvenir à ses fins. Et durant neuf nuits, elle se glissera dans la couche de son paternel. Qui finira par allumer une torche pour découvrir le visage de celle dont il est épris. Malheur, c'est sa propre fille, qu'il pourchassera durant neuf mois, avant qu'elle ne se transforme en arbre... à Myrrhe. Précisément la substance qu'on utilise, au Sénégal, pour séduire les filles.
Plus largement, l'idée que la chance n'existe pas en amour, qu'elle n'est pas liée à un choix mais à une succession d'évènements volontaires, s'oppose au libre-arbitre qui irrigue toutes nos démocraties. «L’amour ne respecte pas le droit des citoyens à disposer d’eux-mêmes. L’amour se contrefiche des principes de souveraineté et d’autodétermination. L’amour prend de force. L’amour vole. L’amour rend irresponsable», retrace Agnès Giard, qui tient la chronique «sexe» à Libération. Internet n'a fait que renforcer ce sentiment, poussant chacun à construire son profil le plus adapté à ce qu'il recherchait. Le personnal branding trouve son achèvement dans la quête de l'être aimé: âge, mensurations, goûts musicaux, culinaires, pratiques sexuelles... On échaffaude un plan objectif pour mieux coller aux attentes de l'autre. Jusqu'à l'embrigader, comme si l'amour n'était pas une question de chance mais d'agencement efficace de nos caractéristiques communes.
On aime quelqu'un pour ce qu'il est, mais aussi pour ce qu'on pense de lui
Mais voilà: on moque les marabouts d'autrefois sans voir qu'on glorifie la même chose aujourd'hui, sous des formes légèrement différentes: «Monde étrange que celui des modernes, juge Tobie Nathan, qui tourne en dérision la paille des techniques d’amour, ignorant la poutre de ses propres techniques de marketing.» Meetic promettait de mettre «toutes les chances de notre côté», croyant attirer dans nos filets l'objet de tous nos fantasmes, réduisant la chance comme peau de chagrin... sans pour autant exclure la séduction qui, elle, reste nécessaire et éminement sujective. Car derrière le profil idéal et le cliché photoshopé, il y a toujours le mystère de la rencontre, qui n'est rien d'autre qu'un échange intersubjectif.
Au fond, tous ces stratagèmes ont un immense défaut. Elles réduisent l'autre à une cible atteignable par une méthode universelle. Et transforment ainsi l'être aimé en objet disponible pour tous. Car le principe même de l'amour, c'est qu'il est culturel. On aime quelqu'un pour ce qu'il est, mais aussi pour ce qu'on pense de lui. Sinon quelle différence y'aurait-il entre nous et des rats, pour lesquels ces outils sont également efficaces? Et qui partagent avec nous l'émission de phéromones, qui fonctionnent comme des messagers de l'appétit sexuel? L'amour est singulier, tandis que le désir, lui, est indéterminé. Mais Tobie Nathan a aussi une réponse: «Un philtre d'amour doit contenir le nom de la personne à qui il s'adresse...» Sans cela, pas de métamorphose, pas de passion. Et surtout pas d'êtres humains.