“Les tensions au Moyen-Orient viennent du réveil de l’Iran et de la panique qu’il y sème”
Yohav Oremiatzki
En explorant les coulisses politiques de la République islamique, “L’Iran, le réveil d’un géant” saisit les enjeux d’un pays qui retrouve sa place de grande puissance et rebat les cartes au Moyen-Orient. Entretien avec Julie Lerat, co-auteur du documentaire diffusé mercredi 29 novembre à 20h50 sur France 5.
L’Iran s’éveille. Après avoir été mis au ban des nations quarante ans durant, le pays, écartelé entre ouverture et conservatisme, suscite désormais craintes et espoirs, sur fond de levée progressive et conditionnelle des sanctions internationales. Dans L’Iran, le réveil d’un géant, documentaire diffusé mercredi sur France 5, le tandem Julie Lerat et Christophe Bouquet tente de s’immiscer « dans les interstices du pouvoir » en rencontrant réformateurs, civils, responsables religieux, anciens diplomates… Leur but ? Saisir les enjeux et les dilemmes travaillant l’Iran d’aujourd’hui. Et leur donner de la profondeur de champ, à la lumière des bouleversements survenus depuis l’instauration de la République islamique, en 1979. Journaliste (notamment pour RFI) et documentariste, Julie Lerat a multiplié les reportages au Proche-Orient ces dix dernières années. Pour elle, l’Iran est aujourd’hui l’épicentre des tensions secouant une région explosive.
Quelles ont été vos conditions de travail en Iran ?
Elles ont été mauvaises. D’abord nous avons dû attendre deux mois et demi pour obtenir un visa de neuf jours. Ensuite, sur place, rien n’est simple. On est obligé de travailler avec l’une des quatre agences officielles — et payantes — censées nous faciliter la tâche. Au final, celle que nous avons choisie n’a eu de cesse de nous mettre des bâtons dans les roues. Pour autant, penser que l’Iran est un régime monolithique est une erreur. Entre les différents pôles du pouvoir, il y a « du jeu », des brèches dans lesquelles on peut s’engouffrer. L’Etat est tiraillé entre désir d’ouverture et tentation de fermeture. Le pays s’éveille mais tous les Iraniens ne se lèvent pas du même pied.
Avez-vous envisagé de tourner en caméra cachée ?
On y pense forcément dès lors que se posent des questions d’accès aux sources. Dans les films en caméra cachée, on n’en finit pas de nous montrer des Iraniens en train de boire et de fumer. Mais qu’apprend-on réellement de l’Iran ? Pour nous, la seule manière de ne pas mettre en danger des sources, comme Mostafa Tajzadeh, figure importante du camp réformateur qui parle très rarement aux médias étrangers, ou même des civils lambda, était d’obtenir des autorisations officielles.
“La signature de l’accord historique sur le nucléaire, le 14 juillet 2015, a scellé le retour de l’Iran dans le concert des nations.”
Pourquoi titrer votre film “Le Réveil de l’Iran” et remonter quarante ans en arrière ?
Il était essentiel de donner des repères historiques. Le pays s’est construit pendant tout ce temps dans l’isolement. Cela laisse des traces. On peut faire remonter ce réveil à 2003, au moment de l’invasion américaine en Irak. George W. Bush débarrasse alors l’Iran de son pire ennemi, Saddam Hussein, ce qui va permettre à la République islamique d’imposer progressivement son influence en Irak. A l’époque, cela fait déjà trembler ses voisins qui profitaient jusque-là d’une région dans laquelle l’Iran n’était pas absent mais lourdement handicapé.
Actuellement, l’Iran inquiète en particulier l’Arabie saoudite…
On a tendance à tout ramener à un conflit confessionnel sunnites-chiites. Or, selon moi, la dimension religieuse existe mais elle n’en est pas moins instrumentalisée. Et la question centrale reste celle du leadership dans la région. Dès la signature de l’accord historique sur le nucléaire, le 14 juillet 2015, qui scellait le retour de l’Iran dans le concert des nations, les Saoudiens se sont retrouvés face à un Etat possédant non seulement des ressources énergétiques considérables mais aussi une culture millénaire, une population éduquée, une indéniable expérience militaire — à travers les guerres en Irak et en Syrie, l’Iran a montré qu’il était une puissance incontournable sur le terrain. Bref, tout ce que les Saoudiens n’ont pas ! Ces derniers craignent alors que cesse le soutien exclusif des Etats-Unis, leur partenaire historique. Par conséquent, les tensions au Moyen-Orient viennent aujourd’hui du réveil de l’Iran et de la panique qu’il sème chez ses voisins ; l’ordre géopolitique régional s’en trouve bouleversé.
“Ceux qui souhaitent des relations apaisées avec l’Iran ont toujours rêvé d’un président qui viendrait mettre un terme au régime islamique. Rohani n’est pas cet homme.”
Votre tournage remonte à avril 2017, trois mois après l’investiture de Donald Trump à la Maison-Blanche. En quoi son élection a-t-elle changé la donne ?
Dès son élection, les Saoudiens ont fait du lobbying pour que Trump leur rende visite. Ils sont soulagés qu’il soit aux manettes car il renoue avec une politique de confrontation avec l’Iran et met régulièrement en cause l’accord sur le nucléaire. Par ailleurs, entre les Etats-Unis et l’Iran, c’est aussi une histoire de rendez-vous manqué. Hassan Rohani a été réélu président en mai dernier avec un vrai soutien populaire et il a la volonté de tendre la main aux Occidentaux. Mais plus Trump hausse le ton, plus il renforce les ultraconservateurs en Iran et réduit la marge de manœuvre de Rohani.
Qui est vraiment Rohani, ce président réputé « modéré » ?
Gardons-nous de projeter nos propres valeurs. Ceux qui souhaitent des relations apaisées avec l’Iran ont toujours rêvé d’un président qui viendrait mettre un terme au régime islamique. Rohani n’est pas cet homme. C’est quelqu’un d’attaché au système dont il est issu. Il a fait partie de l’appareil sécuritaire du régime, a bénéficié pendant longtemps de la confiance d’Ali Khamenei, l’actuel guide de la révolution islamique, a mené à bien les négociations sur le nucléaire… Il ne veut pas mettre à bas la république islamique. Il voudrait qu’elle perdure, tout en étant plus souple. Plutôt qu’un modéré, c’est donc un pragmatique. Sa stratégie est de jouer la carte de l’économie pour créer un consensus autour du changement. Or l’économie va toujours mal, malgré un retour des investisseurs et des touristes — surtout français — et des attentes grandissantes des Iraniens.