Antisémitisme: «En 2017, on a dû déménager parce qu'on est juif»
Tags racistes, agressions violentes… Depuis les années 2000, de plus en plus de familles juives quittent certaines banlieues sensibles pour des zones pavillonnaires ou la capitale par crainte d’actes antisémites…
Caroline Polit
Pendant des semaines, André* a dormi avec une batte de base-ball au pied de son lit. Un coup de klaxon tard le soir ou une porte violemment claquée le faisait sursauter. « Après les cambriolages, j’étais toujours sur le qui-vive. Avec ma femme, on ne se sentait plus en sécurité chez nous », confie l’énergique septuagénaire, en touillant son café. Au printemps 2015, son appartement a été mis à sac à deux reprises à quelques semaines d’intervalle. La seconde fois, les malfrats ont laissé un message tracé au rouge à lèvres sur un mur de la chambre d’amis ne laissant guère de doute quant à leur motivation : « sale juif, vive la Palestine ». Alors, après 40 années passées à Bondy, en Seine-Saint-Denis, le couple a mis les voiles en décembre 2015, direction Villemonble, dans le « triangle d’or » du département.
Si sa femme ne s’y était pas opposée, André, qui se définit comme un juif « traditionaliste » mais qui ne porte la kippa que le vendredi pour shabbat, serait parti en Israël faire son alya. En 2016, 5.000 départs ont été enregistrés, 8.000 l'année d'avant. Les attentats contre l’école juive Ozar Hatorah à Toulouse, l'épicerie cacher à Sarcelles ou l’Hyper Cacher de Vincennes ont parfois servi de déclic. « Ces attaques ont été un choc évidemment mais il ne faut pas sous-estimer l’antisémitisme qu’on vit au quotidien. Pendant longtemps, les juifs étaient visés à travers leurs symboles, aujourd’hui, on s’en prend directement aux personnes », estime Sammy Ghozlan, le président du Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme (BNVCA).
Baisse du nombre d’actes antisémites en 2016
Si on s’en réfère au Service de protection de la communauté juive (SPCJ), qui s’appuie sur les données du ministère de l’Intérieur, les agressions physiques ou verbales à caractère antisémite ont fortement baissé en 2016: 355 actes et menaces ont été recensés contre 808 l’année précédente. Mais l’année 2015, celle des attentats, a été marquée un pic d’actes racistes, aussi bien antisémites qu’antimusulmans. Depuis l’an 2000 et la seconde Intifada, les agressions physiques et verbales antisémites n’ont eu de cesse d’augmenter, marquées par des pics suivant le rythme de l’actualité (Ilan Halimi, l’affaire Dieudonnée, les manifestations pro Gaza en 2014…). D’autant que ces chiffres sont probablement sous-estimés car ils ne s’appuient que sur les plaintes.
Surtout, certaines affaires, à l’instar de l’agression de la famille Pinto en septembre dernier à Livry-Gargan, en Seine-Saint-Denis, ont distillé un fort sentiment d’insécurité au sein de la communauté. Le couple de septuagénaires et leur fils ont été frappés et ligotés pendant que des cambrioleurs mettaient à sac leur maison. « Vous êtes juif, donc où est l’argent ? », leur aurait lancé l'un d'eux. Malgré la mise en examen de cinq suspects mi-novembre, Roger Pinto envisage de vendre le pavillon. « J’hésite parce que ça voudrait dire qu’ils ont gagné et ça, je le refuse. Mais il faut bien avouer qu’on ne se sent pas en sécurité, chaque pièce nous rappelle ce qu’on a vécu. »
Exode intérieur
Si la famille Pinto hésite, d’autres ont sauté le pas. Sophie, son mari et ses trois enfants ont quitté « en catastrophe » leur pavillon de Romainville en juin, après avoir découvert les pneus de leur voiture crevés, les ailes rayées au tournevis en grosses lettres : « Juif », « Israël » et une étoile… Quelques semaines auparavant, leur maison avait été cambriolée. « Ils vous ont repérés, partez ! », leur aurait même conseillé la police. « En 2017, on a dû déménager parce qu’on est juif, c’est grave », lâche la mère de famille. Après avoir vécu trois mois chez les parents de Sophie, la famille a retrouvé un appartement dans une banlieue plus calme de Seine-Saint-Denis. Le nouveau logement est plus petit, plus cher aussi. « J’ai l’impression de recommencer ma vie à zéro, on n’a plus rien. Mais c’était la condition de notre sécurité. »
« Je ne compte plus le nombre de familles qui ont quitté la Seine-Saint-Denis pour s’installer à Paris ou dans les Hauts-de-Seine. Quitte à avoir un appartement plus petit et à se serrer la ceinture », assure Sammy Ghozlan. Certaines ont été directement victimes d'antisémitisme, beaucoup ont agi dans la crainte de l'être un jour. Quant à celles qui sont restées dans le « 93 », elles se sont installées au Raincy, à Gagny, à Pantin, aux Lilas ou au Pré-Saint-Gervais, réputées pour être des villes « calmes ».
Cet « exode intérieur » est difficilement quantifiable, mais force est de constater que plusieurs synagogues de Seine-Saint-Denis, à l’instar de celle de Saint-Denis ou de Clichy-sous-Bois ont fermé, faute de monde. A Pierrefitte, le rabbin a enregistré une baisse de 50 % du nombre de fidèles depuis son arrivée il y a treize ans. Même constat à Bondy. « Au début, des années 2000, on était entre 700 et 800 pour Kippour, aujourd’hui, on tourne plutôt autour de 350-400 », confie le président de la synagogue. Plusieurs familles ont fait leur alya, d’autres sont parties dans des zones plus calmes. « Il y a un climat délétère depuis plus de quinze ans. C’est difficile à expliquer, ce sont des provocations, des regards. Il y a des endroits où on ne se sent pas les bienvenues », poursuit-il.
35 % des Français estiment que les « Juifs ont un rapport particulier à l’argent »
« Les actes antisémites sont en hausse depuis 2000, ce sont eux qui impressionnent et marquent les esprits », note Nonna Mayer, directrice de recherche au CNRS et à Sciences Po. Pourtant, la dernière enquête de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) souligne que la communauté juive est la minorité la mieux acceptée, citée en modèle. Le sentiment que «les juifs sont des Français comme les autres» est partagé par 81 % des sondés, soit une proportion supérieure de huit points par rapport aux Français musulmans. L’enquête met néanmoins en avant une persistance des préjugés anciens, comme le fait que les juifs ont de l’argent ou du pouvoir. En 2016, 35 % des Français estiment que les « juifs ont un rapport particulier à l’argent ». En 2014, ils étaient 63 % à le penser. « Ces stéréotypes peuvent créer de l’envie et du ressentiment et se retourner contre cette minorité qui a le sentiment d’être une victime désignée », précise la chercheuse.
Cette crainte d’être ciblé à cause de sa religion a poussé certaines familles à limiter les symboles visibles. Comme de plus en plus de juifs, Jonathan, lycéen de 17 ans et fils du rabbin de Bondy, ne porte plus la kippa dans la rue depuis février, après avoir été violemment agressé avec son frère aîné. Selon leur récit, consigné dans une plainte, ils ont été pris à partie alors qu’ils étaient à un feu rouge, insulté – « sale juif, tu vas crever » – puis victimes de queues de poissons. Lorsque les deux frères s’arrêtent, le conducteur, rapidement rejoint par des amis, les frappe et les menace avec une scie qui se trouvait dans son coffre. Le lycéen a écopé de 21 jours d’ITT, son frère d’une quinzaine de jours mais leur plainte a été classée sans suite, par manque d’éléments. Depuis cette affaire, Jonathan est convaincu d’une chose, dès qu’il sera suffisamment grand, il quittera Bondy, peut-être même la France. Pour aller où ? « Ailleurs, mais je ne sais pas encore où. »
*Tous les prénoms ont été changés à la demande des intéressés