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CHRONIQUE DE MOGADOR : L'AMOUR DU DÉSIR

Ami Bouganim

Mon père, le très honorable Fils-de-Serpent, priait dans une synagogue relativement mineure qui veillait à terminer son service du vendredi soir – veille du shabbat qui passe pour soir d'accouplement du Saint, béni soit-Il, avec sa Présence – avant les autres synagogues pour permettre à ses fidèles de se rendre dans les hauts lieux liturgiques de la ville. Nous allions d'abord à la synagogue de l'Amour dont on n'arrêtait pas de raconter l'histoire. Dans les dernières années du siècle qui avait précédé mon siècle, Simon Attias, négociant du roi, avait disparu dans l'un de ses périples commerciaux. On retrouva sa dépouille à Grand Bassa au Libéria où il s’était rendu pour découvrir de nouveaux produits ou de nouveaux débouchés. Acheminée à Londres, sa dépouille fut inhumée dans le quartier hispano-portugais de son cimetière. Son épouse, Esther, décida d’immortaliser son souvenir en érigeant à Mogador une synagogue qui porterait son nom. Elle ne lésina pas sur les moyens et loua les services d’un architecte de Manchester qui calqua ses plans sur ceux de sa synagogue. Esther commanda des meubles du meilleur bois et des lustres en or. Elle voulut qu’on y adopte la liturgie hispano-portugaise qui dominait dans la péninsule au XVe siècle avant l’expulsion des juifs d’Espagne. Comme cette liturgie avait été conservée à Amsterdam, elle fit venir un maestro qui forma celui qui devint le chantre bénévole de Mogador pendant près de soixante ans, de l’inauguration en grande pompe, au début siècle, à sa fermeture dans les années soixante.

Sur le chemin Fils-du-Serpent me racontait de nouveau l'histoire, comme pour me donner une leçon sentimentale, et je n'ai jamais su si l'on se rendait à cette synagogue pour présenter nos condoléances ou pour s'assurer que le chantre était toujours à la hauteur de sa mission de « voix du souvenir ». C'était un univers guindé auquel ce dernier imprimait une harmonieuse et lancinante nostalgie. Les boiseries étaient autant de dentelles peintes en vert et en mauve que les lustres n'arrivaient pas rallier au chœur plutôt sage et discipliné, comme se désolant du drame qui collait à ces lieux amidonnés. Dans la galerie réservée aux femmes, des voilettes et des éventails, qui ne s'étaient pas encore remis de leur exil de Grenade et de Séville, parlaient l'anglais de la légendaire Stella Corcos qui, seule, avait décidé que les jeunes filles de la ville sauraient broder, coudre et converser en anglais.

De là, on se rendait à la synagogue du Désir, plus chaleureuse et brouillonne, où soulagés de nos condoléances nous troquions notre âme nostalgique contre une âme langoureuse. La synagogue du Désir, mieux connue comme la synagogue du Public, située à l'entrée du mellah, était la seule à ne pas porter le nom d'un donateur ou d'un propriétaire. Elle avait été construite grâce aux dons collectés auprès de tous les gens du mellah et de la médina, grands et petits boutiquiers, les mendiants autant que les courtiers. Elle n'avait ni boiseries ni lustres et était illuminée par les seuls verres du souvenir qui pendaient du plafond et où scintillaient des chandelles qui flottaient sur la couche d'huile surnageant l'eau. Elle n'avait pas de chantre attitré, c'étaient tous les fidèles qui l'étaient. Ils n'étaient pas tant en exil qu'en partance, se bousculant à la poursuite de la Shoulamit, s'inclinant galamment pour accueillir sa Présence. Je n'avais plus de condoléances à présenter, mais un regard à soutenir - celui de mon grand-père maternel qui devait passer à l'histoire du mellah comme le cheikh de la Société mortuaire qui poussait son légendaire dévouement aux morts jusqu'à assister et consoler leurs jeunes veuves. D'une synagogue à l'autre, on passait d'une liturgie de la nostalgie à la nostalgie d'un empressement. Je ne soupçonnais pas encore lequel. De sa place d'honneur, mon grand-père me toisait de l'air de douter de ma résistance aux microbes, aux démons et aux vents de la ville. Je n'ai rien hérité de lui, ni sa vigueur ni en entregent, ni ses frasques ni ses honneurs, ni ses aventures de « courtier du vent » ni ses liaisons avec ses « veuves inconsolables », puisqu'il n'allait pas tarder à succomber à une attaque cérébrale qui effacerait ses dettes, résilierait ses engagements et le priverait de ses attributions, prérogatives et droits de sociétaire de la mort.

Si dans la synagogue de l'Amour, l'Andalousie n'était qu'une nostalgie, dans celle du Désir, c'était une promesse. Dans l'une, nous restions sagement sur le seuil, de crainte de passer pour des intrus et Fils-de-Serpent s'interdisait d'ouvrir la bouche de peur d'érailler la belle voix portugaise tressant ensemble son histoire d'amour et sa légende andalouse ; dans l'autre, nous étions happés à l'intérieur et Fils-du-Serpent mêlait instinctivement sa voix au chœur, volontiers dissonant, pris à son tour de l'empressement sacré…

Photos : Collection David Bouhadana.

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