André Elbaz : El Jadida, ma ville où j'ai vu de toutes les couleurs
Auteur : Mabrouk Benazzouz
Eljadida.com
Durant l’une de ses visites effectuée à sa ville natale, EL JADIDA, et surtout à la Cité Portugaise, devant le « bâtiment » où se trouve la citerne, André Elbaz s ‘est arrêté un bon moment avant de m’interpeler en citant ces vers de Victor Hugo/ dans Ruy Blais :
« Notre église en ruine est pleine de couleuvres
L’herbe y croit. Quant aux grands, des aïeux, mais pas d’œuvres. »
Depuis ces instants, historiques pour moi, modeste accompagnateur que j’étais, je n’ai cessé de répéter ce qu’avait dit Anne de Staël à propos de ce grand homme :
« Je vois André Elbaz comme une figure antique coulée dans une grande vigueur, une grande jeunesse, une grande vivacité. Quelqu’un qui serait autant médecin, que poète, que grand voyant. Quelqu’un de très humain. Quelqu’un qui fait parler le matériau et retrouver la terre. »
Ècoutons le, nous livrer, à sa façon, certains de ses longs et grands secrets :
« Je suis né à El Jadida le 26 avril 1934.
Penser à El Jadida, c’est d’abord éveiller une mémoire olfactive. Jamais ailleurs, sur aucun littoral, je n’ai retrouvé cette odeur particulière de l’algue et de l’iode, mélangée à celle des arêtes de poisson que le soleil sèche en même temps qu’il les décompose.
EL JADIDA c’était avant tout, pour l’enfant que j’étais, la plage, l’océan et le sable qui s’étendaient à l’infini et se perdaient dans le paysage. Je ne me souviens pas de la maison où ma mère me mit au monde en 1934, et que nous eûmes à quitter en 1940 pour tenter de soigner mon asthme. C’est à cette époque que mon père, contraint d’abandonner la photographie, s’associa à un ami et créa une petite usine de pralines et de dragées à Casablanca. Il avait loué, au cartier juif de Casa, le rez-de-chaussée de la maison de Kenza, une veuve musulmane qui habitait à l’étage du Riad, et qui fut comme une sœur pour ma mère.
Nous vécûmes là dans une grande harmonie, jusqu’au jour où, sans qu’on sache pourquoi, les Anglais bombardèrent une frégate française amarrée au port, non loin de notre quartier. C’était en relation à la guerre, mais nous ignorions de quoi il s’agissait.
J’avais sept ou huit ans. Nous revenions, mon père et moi d’une séance de soins, et la déflagration fut si violente qu’arrivés à la maison, nous trouvâmes ma mère désespérée devant son carrelage noir et blanc jonché de touffes de cheveux, pompons de marins, et autres débris. Revivait-elle le traumatisme de sa naissance, lorsque sa propre mère avait prématurément perdu les eaux le 7 août 1907, date à laquelle la frégate militaire française « LE GALILEE » avait bombardé Casablanca ? Ce même jour, après le bombardement, était descendu en ville « ness es siba », les insurgés à cheval, qui, volant, violant, incendiant, kidnappant, avaient envahi le mellah et une grande partie de la ville. L’enfant de neuf ans qu’était alors mon père, avait fui avec sa mère et sa sœur, tandis que son propre père, courait comme un fou dans la ville à feu et à sang, à la recherche de son fils aîné enlevé par les insurgés qui allaient le revendre à un couple stérile.
Trente cinq ans plus tard, le bombardement de 1942 avait ravivé pour chacun la mémoire de ces épreuves, et ma mère, prostrée devant son carrelage, n’eut aucun mal à convaincre mon père de retourner à El Jadida. Cette histoire que mon père nous a souvent racontée, a sans aucun doute marqué à sa façon, la suite de ma vie et de mon œuvre.
Peut-être avons nous alors habité quelques mois une autre maison, mais c’est celle du 27 rue El Hajjar qui reste présente en moi.
La rue EL Hajjar attenante au souk e mon enfance fait partie de la médina d’El Jadida. Ce marché de fruits et légumes aux mille couleurs fut pour moi « la première et la plus belle des palettes ». Cette petite rue tait la rue des menuisiers et des tailleurs, la rue de la Kissariat et du café maure. Les Obadia, les Abitbol, les Bitton,et les Znati habitaient là, et c’est au pied de la mosquée que se trouvait la maison de ma tante Zohra et son mari. Tout le monde connaissait tout le monde. Lors de fêtes religieuses, nos communautés se congratulaient, et souvent nos amis musulmans venaient partager nos repas de fête. Dans la petite ruelle qui séparait la menuiserie du Hadj El Mokhtar de la maison des Obadia, vit toujours Fatima, la fille d’Aliouate ,le pêcheur. Cinquante ans après notre départ, elle est restée l’immuable amie de mes cinq sœurs et la mienne.
Sur le panneau, au-dessus de la porte toujours ouverte de notre maison, était écrit, en arabe et en français/ Photo Elbaz, travaux d’art et d’amateur. En 1964, lors de mon premier voyage en Grèce, j’ai retrouvé au pied du Parthénon un « photographe minute »qui, comme mon père, avait dû fabriquer lui même son appareil et, qui, comme lui, bien avant la photo polaroïd et la photo numérique, livrait ses photos en un temps record. Très jeune, dans la pièce de la maison qu’on appelait « Studio », j’ai vu mon père peindre de grandes toiles qui lui servaient de décor pour photographier ses clients.
J’aime beaucoup me souvenir de cette époque, j’ai huit ans, j’ai neuf ans, j’ai onze ans, je porte un short, ma mère nous confectionne les chemises, et mes sandales sont fabriquées par des cordonniers juifs, non loin du souk. J’ai décrit cette partie de ma vie dans « Quatre jours à la plage », un récit que je n’ai pas encore publié.
Le Mellah,le quartier juif trouvait au sein de la Cité Portugaise délimitée par les remparts aux larges murailles que les portugais du XVI ème siècle avaient construits pour se protéger. Par trois des quatre portes qui donnaient sur la ville, ils commerçaient avec les Marocains, leur achetant eau et nourriture. La quatrième, ouverte sur l’océan, était un accès au bateaux chargés de soldats et de victuailles. A la fin du XVIIIème siècle, lorsque les Marocains voulurent reprendre la ville en assoiffant et en bloquant l’approvisionnement des Portugais, les autorités transformèrent en réservoir d’eau de pluie le grenier qui leur avait servi de salle d’armes et qui deviendra cette citerne, dite « ‘CITERNE PORTUGAISE », constituée d’arcades et de colonnes, qui vient d’être classée au « Patrimoine mondial » par l’Unesco en 2004.
Habité par autant de musulmans que de juifs, notre mellah disposait à l’époque, cas unique au monde, d’une prison, d’une église construite par les portugais, d’un temple protestant, d’une mosquée dont le minaret conservait les cinq côtés de l’ancienne « tour de guet », et d’une dizaine de synagogues dont certaines étaient de simples chambres dans des appartements habités. De mon temps, les mouvements hostiles entre communautés furent exceptionnels à El Jadida.
Pour accéder au quartier européen (où vivait plus isolée, à quelques centaines de mètres du mellah et de la médina, la troisième communauté qu’on appelait « N’sara », les Nazaréens) il fallait longer l’une des murailles extérieures des remparts où des magasins avaient été construits pour la « confrérie des ferblantiers ». La société de consommation était bien loin devant nous. Les Américains du débarquement (qui au Maroc avait eu lieu dés 1942) ne nous avaient encore apporté que des chewing-gums, des préservatifs, de la friperie, et les ferblantiers, des juifs initiés aux études judaïques, fabriquaient pour les autochtones bassines, bouilloires en fer blanc, brocs, casseroles, utilisant/ pour souder/ de petits feux qu’ils ranimaient avec des soufflets manuels. Ce corps de métiers n’était pas, de loin, le plus démuni ; la misère et la mendicité étaient partout. Mais nous avions également (outre les coiffeurs, les marchands de tissus, les tailleurs, les chauffeurs, les mécaniciens, les revendeurs de pièces automobiles, les épiciers, les droguistes, les pharmaciens, les cordonniers, les fermiers, les marchands de thé) quelques riches notables, quelques personnages « atypiques », parmi lesquels mon père, photographe, musicien, conteur, guérisseur et circonciseur.
Il me revient aussi que, pendant la guerre, la plupart des hommes de la communauté juive partageaient avec leurs collègues musulmans le métier de « mineurs d’œufs ». Accroupis devant des amas de sacs de paille tressée rapportés des fermes, ils prenaient trois ou quatre œufs à la fois, et face aux bougies qu’ils renouvelaient sans cesse, ils miraient tous les jours avec une incroyable dextérité des milliers d’œufs, mettant de côté ceux qui étaient porteurs de germes, entreposant soigneusement les autres dans de grandes caisses destinées à l’armée française, /puis, après la défaite, aux Vichystes et à l’armée allemande.
Plus tard, mon père installera son « studio photo »place Brudo dans le quartier européen, où deux cinéma attiraient les jeunes et les moins jeunes : Le Lieucourt qui nous initiait aux films de production française, et Le Difour, à 100 mètres de là, sur le trottoir d’en face, qui permettait de découvrir, productions américaines, comédies musicales, dramatiques, et westerns.
De la place Brudo, une ruelle menait à la place principale où s’élevaient trois grandes bâtisse : le Théâtre dont l’entrée de artistes donnait presque sur la mer, la Poste, et la Banque d’Etat du Maroc. D’autres rues conduisaient, les unes aux autres maisons des Françaises et à celles de juifs aisés, ainsi qu’au collège peu fréquenté par nos communautés indigènes, d’autres encore au grand marché européen avec ses épiceries fines, ses marchands de vin, ses boucheries, ses poissonneries. Et plus loin, tout en haut du plateau, on accédait aux casernes des tirailleurs anglais, des « spahis » marocains et des légionnaires.
J’aimais surtout notre quartier populaire où nous nous côtoyions tous. En début de soirée, quand le marché et les magasins fermaient leurs portes, quand le silence remplaçait le brouhaha de la journée, je suis certain que les clients du café maure qui jouxtait notre maison appréciaient tout particulièrement les répétitions de l’orchestre andalou dirigé par mon père. Un orchestre composé d’un violon, d’un alto, de deux luthistes (mon père était l’un d’eux), d’un batteur de derbouka et d’un beau chateur de mélodies andalouses en arabe classique qui, comme dans un roman, était amoureux de la fille, ô combien belle, d’un notable juif de la ville, qui ne le savait pas !
J’ai vécu dans ce quartier et dans cette ambiance jusqu’à l’âge de quinze ans, âge où je quittait El Jadida pour étudier les métiers du livre à Rabat, et devenir maître imprimeur.
À cette époque mon père avait déjà acquis la maison du commandant de la « Citerne portugaise »,où nous eûmes enfin une salle de bain avec baignoire et douche ,des lavabos avec leurs robinets, des éviers à la cuisine, des toilettes et le «tout à l’égout ». Cette vaste et belle maison, située dans le mellah parmi d’anciennes demeures portugaises, se trouvait au-dessus de la Citerne.
Et cette citerne portugaise qui en formait le rez-de-chaussée est restée si présente en moi, avec ses colonnes, ses arcades, ses lumières et ses reflets, qu’on la retrouve sous mille formes dans toute une partie de mon œuvre. Il ne me reste que de beaux souvenirs d’El Jadida et de cette époque. Lors des insurrections du 20 août 1955, au cours desquelles la communauté juive d’E Jadida, mes amis, mes parents, mes sœurs, eurent à subir une grande violence réelle et symbolique, je me trouvais à Cannes, loin des miens. Ce soulèvement populaire, le tout premier, depuis le début du Protectorat, qui précéda de quelques mois l’accession du pays à l’indépendance, se déclencha, comme on sait, deux ans jour pour jour après la déposition et la déportation du roi Mohammed V par un groupe de généraux coloniaux(20 août 1953). Partout on exigeait la fin de l’exil du Sultan et de sa famille. Mais à El Jadida, on s’en prit bizarrement, non au quartier européen gardé par la police et par l’armée, mais au quartier juif, laissé sans protection. Les membres de ma communauté ne purent jamais comprendre comment la communauté musulmane, si amicale et si conviviale jusqu’alors, /tout particulièrement à El Jadida/s’était laissée entrainer dans une si vive hostilité. Et c’est alors qu’un grand nombre d’entre eux émigrèrent vers Israël, l’Amérique du Nord et la France ; départ que rien dans mon jeune âge n’avait jamais laissé présager.
Cette maison, notre maison a été détruite dans les années 60. Elle n’existe plus. Pendant longtemps, un mur élevé cacha ce qui restait d’un lieu si tendre à mon souvenir. Actuellement, ne subsistent plus, au dessus de la rue, que deux trous béants, les chambranles de nos grandes fenêtres qui couvrent désormais sur un ciel très bleu.
Etrange coïncidence, le rez-de-chaussée de cette maison, restauré par la Ville, porte désormais les noms de deux grands écrivains marocains issus d’El Jadida, Khatibi et Chraîbi et se prolonge depuis 2004 par la « Galerie Chaîbia, »du nom de cette femme étonnante, née elle aussi dans les Doukkala, que j’amenai à peindre, comme on le verra, et que j’ai quotidiennement accompagnée dans les années 60.
Non moins étrange, pour moi qui avais tant rêvé de théâtre, fut de découvrir récemment que notre appartement muré puis rasé au-dessus de la Citerne est devenu une vaste scène où se donnent chaque année de nombreux spectacles lors des soirées de ramadan.
C’est dans cette maison que j’ai réalisé ma toute première peinture, au début de l’année 1954, le porterait de SM Mohammed V en exil. Unique tableau accroché dans le salon arabe où mes parents recevaient leurs amis. »
Ce beau texte, plein de nostalgie, d’amour, de vérités de notre histoire en commun, et surtout celui de la Ville d’El Jadida et sa Cité Portugaise, écrit avec un style émerveillant et éveillant, spontané, sans pareil, celui de mon Ami, André Elbaz, m’a interpelé et continue de le faire ! Et j’ai voulu le partager avec vous et vous faire découvrir le Parcours de ce Précurseur de l’Art Contemporain au Maroc. Ce texte fait partie d’un livre édité par les « EDITIONS LA CROISEE DES CHEMINS » en 2010, en collaboration avec la FONDATION, O. N. A et Le C.C.M.E/Conseil de la Communauté Marocaine à l’Étranger, et ce à l’occasion de la Grande Rétrospective, la Première au Maroc depuis 1965, de l’œuvre majeur d’André Elbaz ,qui a eu lieu à Rabat et à Casablanca /Villas des Arts, durant les mois de novembre et décembre 2010. Dans la première page du livre, dont le titre n’est autre que « TU EN VERRA DE TOUTES LES COULEURS… » André Elbaz a écrit :
« À LA MÈMOIRE DU REGRETTÈ ROI MOHAMMED V ».
Et dans la page 165, il a ajouté : « En 1998, la Fondation Buchman m’attribue son Prix de la Mémoire pour l’ensemble de mon œuvre sur Le Silence imposé, l’oppression et la guerre. Dans mon discours, je rappelle, en présence de l’Attaché Culturel du Maroc, que si je peux aujourd’hui porter témoignage, c’est grâce à la protection de Feu S.M. Mohammed V. »