Pourquoi les juifs se déguisent-ils à Pourim?
Robin Verner
Vous avez peut-être vu sur Internet ces derniers jours des vidéos de gens déguisés en clowns, en princesses ou en éléphants roses. Voilà pourquoi.
On ne dirait pas, mais il y a une explication spirituelle derrière ces images, une explication qui commence par ce mot: Pourim, qui signifie «le Sort». Fête juive, elle prend place le quatorzième et quinzième jour du mois d'Adar selon le calendrier hébraïque. Et elle consiste à célébrer les valeurs de partage, de rassemblement et d'union à Dieu. Chemin faisant, on prie, on tape du pied en maudissant Haman ou Amane, on boit...et on se déguise. Mais non, ce n'est pas une resucée juive du folklore d'Halloween.
Tout d'abord, un détour par la Bible, et plus précisément le livre d'Esther.
La victoire d'Esther la secrète
La trame commence quelques temps après que le roi babylonien Nabuchodonosor II a déplacé les juifs dans son empire du Moyen-Orient, du côté de l'Iran et de l'Irak actuels. Au début du livre, on apprend que le roi perse s'appelle Assuérus. Lors d'un banquet, son épouse, Vasti, refuse de répondre à une de ses invitations et il décide de la répudier et de prendre une autre reine. Mardochée, un juif, décide de pousser sa cousine Hadassah (la Bible dit alors, sans autre précision, «c'est Esther») à concourir pour remplacer Vasti. Et il est bien question de concours car le roi Assuérus fait défiler devant lui un panel des plus jolies femmes de son royaume. La beauté d'Esther le convainc et il lui offre la couronne vacante. Un détail ici a son importance: Esther tient sa judaïté secrète.
Tout irait pour le mieux, alors, sans l'animosité du premier ministre Amane («le second personnage du royaume» nous dit le texte) à l'égard de Mardochée qui refuse de se prosterner devant lui, arguant qu'on ne peut se prosterner devant un autre homme.
Amane sait que Mardochée est juif et convainc le roi Assuérus de massacrer tous les juifs présents sur le territoire perse. Amane arrête même une date, celle du treizième jour du mois hébraïque d'Adar, après l'avoir tirée au sort, ou «Pour». Mardochée supplie sa pupille de sauver son peuple en usant de son influence auprès du roi.
On vous la fait courte mais, quelques jours plus tard, au cours d'un banquet en présence d'Assuérus et de son Premier ministre malveillant, Esther révèle qu'elle est juive et demande la grâce de son peuple. Par amour, Assuérus change d'avis et fait pendre Amane. Il décrète aussi une forme de liberté de culte à tous les juifs habitant ses terres et leur octroie le droit de se défendre contre leurs agresseurs. Arrive alors le treizième jour d'Adar, et non seulement les juifs s'en sortent indemnes mais tuent leurs ennemis. Le bilan donné par le texte est d'ailleurs très lourd: 800 hommes sont tués dans la capitale, Suse, en deux jours (les tueries se prolongent jusqu'au quatorzième jour d'Adar) et 75.000 hommes tombent en province le 13 Adar:
«Les juifs instituèrent et établirent pour eux (…) le devoir de célébrer sans faute ces deux jours, selon ce qui est écrit et au temps fixé, et chaque année.» (Esther, 9; 27, d'après la traduction de Segond)
Et Aladin?
Voilà, pour les origines de Pourim mais pour le déguisement, on n'est pas plus avancés.
Nathan Weinstock, traducteur de yiddish, a commenté et dirigé la traduction d'une pièce de théâtre montée dans les dernières années du XVIIe siècle: Se rire du destin: Farce pour Pourim. Il rappelle que le thème du déguisement (au propre comme au figuré) est sujet depuis toujours à d'âpres discussions parmi les exégètes. Parmi les explications proposées se trouve l'idée d'un hommage à l'art de la dissimulation qu'a dû déployer Esther pour sauver sa vie et celle de son peuple. Nathan Weinstock nous en dit plus sur ce prénom d'Esther (dont la vraie identité était, rappelons-le, Hadassah) en lui-même bien mystérieux:
«Esther pourrait dériver d'Ishtar, du nom d'une déesse babylonienne. Mais c'est aussi le verbe hébreu signifiant "se cacher"».
Plus important encore, l'esprit carnavalesque régnant lors de Pourim, tout comme cette tradition d'enfiler un autre costume que celui du quotidien, fait appel à la culture populaire juive selon Nathan Weinstock:
«Ici, on peut reprendre l'analyse du carnaval par Mikhaïl Bakhtine. Le carnaval, c'est avant tout faire la part belle à l'humour des gens d'en dessous, du peuple. Permettre aux gens de se déguiser, c'est leur permettre de transgresser jusqu'à un certain point. Lors de Pourim, il est de tradition de se moquer des autorités.»
Le principe du travestissement connaît en tout cas un succès précoce en Orient:
«Pendant la période assyrienne (entre le Xe et le VIIe siècles avant Jésus-Christ), il y a déjà des défilés avec des personnages déguisés. On fait même parfois référence à un jeune homme imberbe chargé de prélever une taxe sauvage auprès des puissants avant de se faire rosser de coups. C'est une figure carnavalesque! Au-delà de ça, on trouve mention de déguisements à Babylone très tôt. L'historien Flavius Joseph du Ier siècle dit même qu'on célébrait une "fête de Mardochée" trois siècles avant lui environ. Au Moyen-âge, des juifs à Pourim enfilent parfois des déguisements où figurent, curieusement, des têtes de boucs. Plus tard, on fait des pièces, des farces pour Pourim, à partir du XVIIe et XVIIIe siècles.»
Des racines à Racine
La gaieté de Pourim, l'art de la fête qu'on y déploie, et l'attrait des costumes, plus ou moins flamboyants, qu'on revêt à cette époque séduisent bien au-delà des cercles juifs. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le rabbin Azoulay quitte sa Jérusalem natale pour venir trouver des fonds en Europe. Nathan Weinstock raconte la suite:
«A Amsterdam, il tombe sur une procession juive et voit les déguisements qu'arborent les participants. Il trouve ça outrancier...alors que la population néerlandaise voyait ça d'un bon œil comme aujourd'hui un parisien peut aimer se rendre aux manifestations du Nouvel An chinois!»
Mais l'histoire d'Esther n'a pas seulement poussé les juifs à se déguiser pour Pourim. En 1685, Louis XIV révoque l'édit de Nantes, mesure qui interdit de pratiquer le protestantisme en France et contraint beaucoup de pasteurs à l'exil. Quatre ans plus tard, Jean Racine crée sur les planches sa tragédie Esther et y représente l'intolérance d'Amane ainsi que le triomphe des juifs, minorité religieuse pourtant initialement persécutée. Dès la Première, le très chrétien et très courtisan Jean Racine est soupçonné d'avoir voulu s'opposer discrètement à la politique religieuse du Roi Soleil. Écrire en alexandrins et sous la forme d'une tragédie un plaidoyer pour la tolérance à une époque où celle-ci n'est pas franchement de mise, il faut avouer que le déguisement choisi par Racine avait une certaine classe.