CHRONIQUE DE MOGADOR : LA SOUPE MAGIQUE
Ami Bouganim
Yeshoua était une institution au mellah. Il était ouvert tous les jours, à l'exception du samedi et les jours de fête. Il n'avait que deux tables et comme l'on se pressait vingt-quatre heures sur vingt-quatre on devait attendre douze heures pour se présenter à nouveau. Yeshoua avait une mémoire phénoménale, il savait à quel moment, à la minute près, les clients s'étaient présentés et il ne consentait aucune dérogation. C'était le même régime pour tous, les juifs comme les musulmans. Tout juste consentait-il, par-ci, par-là, à secourir un mendiant qu'on disait au chapitre de la mort ou une femme enceinte qui ne pouvait se déplacer et livrait-il ce qui empêcherait l'un de mourir, l'autre de satisfaire son envie.
Yeshoua était marchand de soupe et de mémoire de Mogadorien on n'avait goûté soupe plus succulente. Il avait en permanence deux chaudrons sur ses charbons, l'une exhalant ses arômes à l'avant, l'autre ses relents à l'arrière. Sitôt que celle du devant se vidait, il la remplaçait par celle de l'arrière et se retirait dans les cuisines où il préparait une nouvelle ratatouille (on n'avait pas trouvé d'autre nom, on aimait celui-ci). Sa soupe n'était ni aux pois chiches ni aux haricots ou aux fèves. Ce n'était certainement pas une vulgaire herira. Mais une soupe aux abats. Elle contenait de tout. Des tripes bien sûr, des lamelles de mamelle, du gratin de rognon, de la rate, des pieds de vache, les cervelles de toutes les bêtes. Il glissait aussi dans ses marmites, délicatesse des délicatesses, des os qui se vidaient de leur moelle pendant la cuisson et les chanceux qui en découvraient dans leur écuelle s'empressaient de demander un crouton de pain pour épaissir et prolonger leur plaisir. Yeshoua donnait volontiers sa recette à qui la demandait, les produits, les préparations, les dosages, les épices, les temps de cuisson. Les rares concurrents n'avaient pas tenu plus de quelques semaines et l'on n'essayait plus de le « pasticher » comme l'on disait parmi les vendeurs de soupe à Mogador. Les clients les plus assidus décidèrent de lui marquer leur gratitude en lui offrant une enseigne. C'était la seule du mellah. Quand on la dévoila, nul ne protesta, ni parmi les rabbins pourtant soucieux de ne point éculer leurs miracles ni parmi les deux ou trois végétariens… tous pour raisons de santé.
Yeshoua fut un des derniers à quitter le mellah. Il aurait pu rester puisque les musulmans n'étaient pas moins férus de sa soupe que les juifs, mais l'heure avait sonné de partir. Il céda son débit à Yassine, le forma longuement et patiemment et lui laissa la célèbre enseigne. Au début les clients continuèrent de se présenter. Mais ils trouvaient que sa soupe n'avait pas le même goût, que quelque chose manquait. Puis ils se firent rares et le pauvre Yassine était d'autant plus désemparé qu'il ne pouvait avoir le conseil de Yeshoua. Même le courrier ne passait pas entre le Maroc et Israël pour ne point parler de se rendre mutuellement visite. Il se disposait à liquider son débit quand il s'avisa que l'enseigne pesait son pesant d'or et que pour rien au monde il ne la céderait ni ne la braderait. Il décida de changer de soupe sans changer de chaudrons pour en conserver la bénédiction originelle. Il passa à la soupe aux poissons dans laquelle il mêlait à son tour tout ce que l'océan avait à proposer. La pieuvre et la seiche, des moules et des crevettes, des langoustes et des anguilles, des œufs et des têtes de poisson, le tout relevé de cannelle, de cumin, de clous de girofle et d'une minuscule brindille de safran. Ce fut de nouveau le succès et comme les bâtisses étaient désertes il put s'agrandir et ouvrir une dizaine de tables. Il ne se contentait pas de sa soupe, il la faisait précéder de sauterelles grillées qu'on lui livrait par caisses entières du Sahara et proposait en guise de dessert des figues de barbarie choisies par le client et ouvertes devant lui.
Puis Mogador se mit à accueillir les premiers « revenants ». Les juifs revenaient en pèlerinage sur les tombeaux de leurs ancêtres ou pour découvrir les décors que légendaient les souvenirs de leurs parents. Ils ne pouvaient voir l'enseigne sans s'intéresser à son histoire, s'enquérir du menu et, pour ceux qui bravaient les règles alimentaires, s'attabler. On ne boude pas une enseigne aussi prestigieuse et tous, rassasiés, congratulaient le cuisinier, se désolaient sur les délices dont leurs restrictions alimentaires, quand ils les respectaient, les privaient, signaient le livre d'hôte et réitéraient les droits de Yassine sur son enseigne. Les choses ne commencèrent à se corser qu'avec le retour des rabbins. En général, ces derniers se montraient indulgents et lui passaient son enseigne, mais ils en étaient qui la considéraient comme un… sacrilège. Certains lui proposaient de changer sa recette et de n'introduire dans sa soupe que les poissons avec nageoires et écailles pour la mériter ; d'autres de lui racheter son débit de soupe et de le lui revendre aussitôt – moins cher ! – mais sans son enseigne et contre l'engagement de s'en donner une autre. Yassine avait du mal à comprendre les propositions. Il ne racolait pas ses clients juifs, ils venaient d'eux-mêmes. Si les plus grincheux des rabbins – ils n’étaient que deux ou trois ! – n’arrivaient pas à empêcher leurs ouailles de consommer sa ratatouille, ce n'était pas lui qui allait violer le code sacro-saint de l'hospitalité. L'enseigne était désormais une partie de lui-même, on ne pouvait pas plus réclamer de lui de la retirer que de changer de nom, de recette ou de mœurs.
Un des rabbins, plus coriace que les autres, décida de mener campagne contre l'enseigne. Il prétendait qu'elle portait atteinte aux sentiments religieux de ses coreligionnaires, les incitait au péché, faisait une publicité mensongère. Elle attisait la dispute plutôt qu'elle ne contribuait à la légendaire entente judéo-musulmane – le « vivre-ensemble » que certains impresarios promouvaient sur les ondes et les colonnes. Il ne visitait pas la ville à la tête de ses pèlerins sans demander une audience au maire ou au gouverneur qui le recevaient – pour préserver l'entente –, l'écoutaient – pour encourager l'entente – et dépêchaient un contrôleur des services municipaux – pour rétablir l'entente. Ce dernier – toujours le même – se contentait d'un bol de soupe et classait la requête – jusqu'au prochain passage du rabbin qui excipait de sa sainteté et invoquait ses soutiens dans l'administration américaine pour menacer d'intervenir en haut-lieu.
Si Yassine s'était résigné à verser son bol de soupe gratuitement au contrôleur des services municipaux tous les trois mois, il ne pouvait s'empêcher d'avoir des remords… religieux. Le rabbin avait peut-être raison et son enseigne portait-elle atteinte à une religion de Dieu, il commettait peut-être un sacrilège contre Sidna Moussa. L’enseigne plaçait son débit sous de bons auspices en ce monde, il plaçait peut-être son âme sous de mauvais dans l'autre monde. Or il avait l'âge de se préoccuper de son âme davantage que de sa soupe. Il envisageait sereinement de retirer l’enseigne, de céder son débit pour moitié de son prix et de se retirer dans une zaouïa pour rouler ses derniers jours avec les perles de son chapelet quand se produisit l'inconcevable : le contrôleur tint à régler le prix de son bol : « Je suis venu parce que ta soupe me manque. – Ce n'est pas parce que le rabbin a déposé une nouvelle plainte ? – Le rabbin ne déposera plus de plainte, il a été inculpé, condamné et incarcéré en Israël pour je ne sais quelles malversations. Là-bas, tu sais, nul n’est au-dessus de la loi, ni les Moscovites ni les Souiris. C'est signe que tu n'as plus rien à craindre, ni de lui ni du ciel. »
Yassine décrocha son enseigne et la prit chez un enlumineur auquel il demanda de la rafraîchir. Elle comportait trois mots : « Manne, מן, المن ».
Photo : Collection Jamal Toufiq