Une journée en Palestine (info # 011504/11) [Analyse]
Par Stéphane Juffa ©Metula News Agency
J’ai passé, cette semaine, une journée en Cisjordanie, en compagnie de mon camarade Sami El Soudi. Nous avons fait halte dans deux villes – Djénine et Ramallah – et y avons rencontré des commerçants, des terroristes repentis, ainsi qu’un dirigeant de l’Autorité Palestinienne.
Rien ne remplace le contact direct lorsqu’il est possible, et cette pratique s’inscrit dans les préférences de la Ména. Elle consiste à toujours préférer l’information étayée aux cours magistraux que nous administrent à longueurs de colonnes des "spécialistes", qui ne s’éloignent que rarement de leur bureau. On sait de long en large "ce qu’ils pensent de…", mais leur vision, éloignée du terrain et de ses acteurs, n’est, au fond, rien qu’une "opinion" parmi tant d’autres.
Le champion des batteurs de terrain, à la Ména, est sans conteste Sami El Soudi, qui passe toutes ses journées à "rencontrer des gens" et à sonder la température de l’air dans la vaste région qu’il couvre. De cette manière, quand il est à la recherche d’une information, durant l’écriture d’un article, il lui suffit de se rendre chez les interlocuteurs qui le connaissent déjà, le voient régulièrement, et qui, de ce fait, lui accordent une grande confiance et s’ouvrent à lui facilement.
Cela fait plus de trente ans que nous sommes amis et que nous parcourons ensemble cette contrée de long en large ; chaque fois, je suis impressionné par le nombre, la diversité, et surtout la qualité de ses contacts. Il n’est pas exagéré de prétendre que Sami sait tout ce qui se passe d’important dans l’Autorité Palestinienne et dans ses villes.
C’est ainsi que nous sommes en mesure de communiquer à nos lecteurs qu’une vaste consultation est en cours, aux plus hauts échelons, entre les responsables de l’AP et les représentants du gouvernement israélien. Des rencontres fréquentes et intenses se suivent au niveau politique, depuis les rendez-vous secrets qui se sont tenus lors des dernières violences impliquant le Hamas à Gaza.
Ces meetings s’ajoutent aux réunions de travail devenues ordinaires entre les préposés à la sécurité et au renseignement des deux entités. On peut l’affirmer en toute quiétude, la coopération sécuritaire est totale et constante, et la plupart des "grosses enquêtes" sont conduites conjointement, comme celle relative au massacre d’Itamar.
La coopération sécuritaire, il est important de le remarquer, est devenue pratiquement indépendante des fluctuations des pourparlers politiques. Les deux partis se sont mis d’accord sur cette séparation, car on a enfin compris, tant à Ramallah qu’à Jérusalem, que le maintien de l’ordre et le calme, de même que la lutte antiterroriste, s’inscrivent dans l’intérêt supérieur et partagé des deux entités.
Avant de vous entretenir de ce que nous avons appris durant notre rendez-vous politique, un mot sur l’ambiance que j’ai perçue dans les villes. Avec la prudence qui s’impose, car tous les reporters savent bien que l’atmosphère peur différer d’un quartier à un autre, et peut aussi changer du tout au tout en cas de survenance d’un événement marquant. Et ça n’est pas les événements de ce genre qui font pénurie dans la région.
Pour vous dire que la "rue palestinienne" se prétend fatiguée des conflits et de la violence, et qu’elle scrute avec une curiosité toute particulière l’actualité des mois prochains, avide de savoir si le plan de Salam Fayyad, qui lui promet "un Etat indépendant à brève échéance", va se réaliser ou non.
J’ai vu des terroristes de trente-trente-cinq ans ayant passé près du tiers de leur vie dans les geôles israéliennes, reconvertis en maître d’école, professeur de judo, commerçant international, moniteur d’auto-école, voleur de voitures et acteur de théâtre.
Tous semblent avoir compris que la tactique de non-violence tracée par Fayyad est préférable à ce qu’ils nomment la "lutte armée". Je n’ai pas senti de leur part de haine exacerbée à mon égard, bien que certains m’aient assuré que, cinq ans plus tôt, l’objectif principal de leurs existences consistait à tuer des Juifs.
Djénine a beaucoup changé, elle qui fut longtemps considérée, à juste titre, comme la capitale du terrorisme palestinien. J’y ai vu de nombreuses voitures israéliennes, de grands centres commerciaux dans lesquels on accueille les voisins israéliens en leur proposant des marchandises à la moitié du prix qu’ils paient chez eux.
J’ai entendu parler de projets communs, dans le cadre commercial, mais également culturel et humain. Aujourd’hui, un Israélien peut faire ses courses ou manger un houmous dans un restaurant à Djénine sans craindre pour sa vie. Il est vrai qu’Afula, la capitale de la Galilée orientale, n’est qu’à seize kilomètres de là.
Pour quelqu’un comme moi, qui, il y a neuf ans presque jour pour jour, avait couvert l’épisode du faux massacre de Djénine, dans le sillage des fantassins de Tsahal, je vous assure que le contraste est saisissant.
Cette semaine, j’ai découvert des Palestiniens partagés entre le doute et l’espoir, mais bien plus mobilisés que les Israéliens par la discussion concernant notre avenir commun. A Djénine, on voit toujours des bandes de jeunes gens désœuvrés, beaucoup passant la journée dans les salles de billard (où aucune femme n’a jamais mis les pieds), ou à traîner dans la rue.
Visiblement, le miracle économique initié par Salam Fayyad a encore du chemin à parcourir. Le terroriste-maître d’école me souffle que la moitié des diplômés d’université – et cela fait plusieurs milliers - se trouve actuellement au chômage. "Fayyad a créé une attente dangereuse", précise Ahmad, "on attend ici l’indépendance comme si c’était le messie. Quand nous aurons notre Etat, tout ira bien et tout le monde aura du travail. Ca m’effraie", conclut-il, "du temps d’Arafat, nous vivions dans la misère et sans véritable espoir de nous en sortir ; c’était la norme. Maintenant, tous ces gens n’accepteront pas facilement que leurs rêves ne se réalisent pas".
Autre paysage à Ramallah (les deux villes comptent environ 40 000 habitants chacune), où les nouvelles constructions bourgeonnent de partout. Nous sommes invités à déjeuner par une très haute personnalité de l’Autorité dans un restaurant de luxe fréquenté par les huiles de la Moukata et les hommes d’affaires qui ont déjà perçu leur coupon de la croissance économique (plus 8.5% l’an dernier, record mondial).
Je demande à Sami s’il ne craint pas que nous soyons vus ensemble. Il me répond que non, qu’il connaît notre hôte depuis des années, et que celui-ci est au courant du fait que nous travaillons ensemble. "Ils connaissent la Ména", m’assure-t-il, "et, dans l’ensemble, ils sont plutôt satisfaits des articles que nous publions. Et puis", explique mon camarde, "j’en connais au moins autant à son sujet : figure-toi que la femme de Monsieur a un faible certain pour les articles de luxe. Elle dépense chaque mois dans les boutiques branchées de Tel-Aviv l’équivalent du salaire annuel d’un cadre supérieur palestinien. De plus, il a acheté des parts importantes dans une start-up israélienne sur la suggestion de l’un de vos ex-ministres. Cela ce sont des sécurités supplémentaires", termine Sami, mais "c’est un vrai ami, un homme de grande confiance. De plus, si tu crois que tu seras le seul Israélien dans ce restaurant, c’est que tu marches les yeux fermés".
Nous prenons place dans un nouveau gastro très européen que je ne connaissais pas, dans une tour de bureaux qui n’existait pas voici un an. Deux garde-corps se sont installés à une table près de l’entrée, tandis que nous, à l’orientale, échangeons des politesses et des gentillesses pendant plus d’une demi-heure.
Il me dit que d’aucuns, à la Moukata, se souviennent que j’avais entrepris la rédaction d’une partie de la Constitution palestinienne ; je lui réponds que c’est exact, que la commande me fut passée à l’époque des accords d’Oslo, mais que les violences m’ont empêché d’en rédiger une seule ligne. "Peut-être aurez-vous bientôt une nouvelle opportunité, inch allah", lance notre interlocuteur fendu d’un large sourire jovial.
Nous en sommes déjà au café, quand notre hôte passe aux choses sérieuses : "Je sais… pas de bullshit avec vous deux, allons donc à l’essentiel", nous lance-t-il. Il nous confirme que des discussions intensives ont actuellement lieu, lors desquelles, contre des concessions, les Israéliens et les Américains tentent de persuader les Palestiniens de ne pas présenter la demande de reconnaissance de leur Etat, à l’ONU, en septembre.
Par exemple, Jérusalem va retirer la majorité de ses troupes de Cisjordanie, c’est un fait acquis et la manœuvre a déjà débuté.
"Mais je leur ai dit que, de toute façon, nous allons avoir notre Etat", rapporte celui qui a partagé notre repas, "et si nous acceptons de repousser notre demande, et que nous ne nous entendons pas avec vous rapidement, nous la remettrons à l’ordre du jour des Nations Unies lors de la prochaine réunion de l’assemblée générale.
Notre but consiste à faire tenir sa promesse à Barack Obama, contre son gré si nécessaire ; il avait dit : un Etat palestinien deux ans au maximum après son investiture, et c’est ce à quoi nous travaillons.
Sûr que nous avons tous les deux (Israéliens et Palestiniens) intérêt à parvenir à un accord négocié entre nous. Vous, parce qu’un vote en faveur de notre indépendance à New York vous rendrait la vie impossible, en matière de boycotts, de commerce et de complications juridiques. Ainsi, plus aucun chef d’Etat n’accepterait de venir à Jérusalem par l’autoroute, qui passe sur une portion de territoire jordanien d’avant 67.
Pour vous, la donne est claire : si vous parvenez à un accord avec nous, nous sommes prêts à trouver des compromis pour certaines parties du territoire, à l’image des grands blocs d’implantations. Mais si c’est l’ONU qui déclare l’Etat de Palestine, la frontière passera là où elle passait en avril 67".
Et vous, j’interromps, qu’avez-vous à gagner à parvenir à un accord avec le gouvernement israélien plutôt que de passer par l’ONU ?
"Simple", répond mon vis-à-vis, "d’abord, les décisions de l’assemblée générale ne sont pas contraignantes pour les Etats, et rien ne dit que nous franchissions le cap du Conseil de Sécurité, dont les résolutions le sont. Ensuite, mieux vaut un Etat véritable qu’un pays virtuel, tel qu’il nous serait reconnu par les Nations Unies.
Nous ne sommes pas naïfs", Juffa, "vous savez ! Même si nous pourrions vous rendre la vie très pénible, personne ne peut vous forcer à réaliser ce qui a été décidé à Manhattan. Et pour nous, pas question d’avoir recours à la violence – nous l’avons remisée au grenier une fois pour toutes à la mort d’Arafat -, en revanche, nous serions très bien positionnés pour négocier avec vous, forts d’une reconnaissance légale de la communauté des nations. Nous vous ferions payer très cher chacune de nos concessions territoriales, si l’ONU nous accordait les frontières de 67. Vous vous en tireriez à bien meilleur compte en transigeant maintenant !".
Quelle est la position du gouvernement israélien à ce propos ?
"Personne ne le sait… Votre 1er ministre ne nous a jamais dit ce qu’il désirait, et se borne à nous faire des promesses et à en réaliser quelques-unes. Je crains qu’il ne comprenne pas que la déclaration de notre indépendance est inéluctable. Il cherche à gagner du temps, mais sur quoi ? Du temps pourquoi ? Abbas lui a posé la question directement mais il n’a reçu aucune réponse intelligible.
Netanyahu va sans doute annoncer un plan « extraordinaire » [en français, la conversation s’est déroulée en anglais], en mai, aux Etats-Unis, et ensuite, le répéter devant le Congrès où il est invité à s’exprimer. Il va sans doute conditionner la réalisation de ses nouvelles promesses au retrait de notre projet à l’ONU ; mais ça ne marchera pas, je crois. Personne – et pas uniquement nous – ne fait plus confiance à ses promesses, et puis le temps de prendre des décisions est largement venu. Il est temps.
Nous pouvons nous entendre en quelques semaines si nous commençons à négocier maintenant. C’est ce que nous sondons lors des dernières discussions secrètes : s’agit-il de discussions ou de négociations ? La partie adverse est-elle enfin prête à trancher, ou essaie-t-elle seulement de nous endormir ?
En tout cas, si M. Netanyahu compte décider des conditions de la paix entre nous avec les Américains, il commet une erreur : personne n’a peur d’Obama, ni les Juifs ni nous. Nous savons que nous sommes tous les deux les seuls alliés sûrs de Washington dans la région, et nous, les seuls alliés arabes sûrs de la région ; dans ces conditions, quoi que nous fassions, il ne peut se fâcher ni avec Netanyahu ni avec Abbas ; il a trop besoin de nous.
Mais Obama n’est pas non plus en situation de nous imposer quoi que ce soit : nous avons attendu patiemment qu’il se casse le nez avec son projet de négociations et de gel des implantations avant de lancer notre offensive diplomatique.
D’ailleurs, Sami, je vous en avais parlé très précisément et je sais que vous aviez rédigé un article sur l’Option B dans la Ména, avant même les discussions sur le gel terminées.
Que voulez-vous, mes amis, les Palestiniens ne peuvent pas attendre jusqu’au XXXème siècle pour avoir un statut et traiter avec nos voisins sur pied d’égalité. Bien avant cela, dans dix ans au plus, nous serons majoritaires min al Bahér el Nahér (de la mer (Méditerranée) à la rivière (le Jourdain). Juffa, vous voulez que nous soyons majoritaires à la Knesset ou vous préférez instaurer des lois d’Apartheid ?", me demande mon hôte en riant franchement.
"Nous pouvons aussi vous tuer tous, (…), à part le cuisinier de ce restaurant, car ce serait une grosse perte pour la gastronomie", et nous éclatons tous trois d’un rire fort, qui fait tourner la tête aux autres convives.
Notre interlocuteur se lève et nous l’imitons. Je n’ai pas d’autres questions quant à la ligne suivie par l’Autorité Palestinienne ; elle agit intelligemment avec peu de moyens, et malgré ses faiblesses, elle tente de prendre le contrôle du destin des Palestiniens.
En roulant, dans la somptueuse vallée du Jourdain, seul à l’approche du crépuscule – j’ai abandonné Sami près de Ramallah – je me dis que j’apprécierais beaucoup que notre 1er ministre me réponde d’une manière aussi claire et sans bullshit. Des millions d’Israéliens et des dizaines de chefs d’Etats seraient eux aussi ravis.