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CHRONIQUE DE MOGADOR : OMAR LE CHAULEUR
Ami Bouganim

C'était un homme si haut qu'il était légèrement voûté et n'avait pas toujours besoin d'une échelle pour détruire les belles toiles d'araignées qui dentelaient les plafonds dans la maison lézardée qui donnait sur le Mechouar, l’horloge et le quai des calèches. Il se contentait d'une longue canne à pêche à laquelle il fixait un plumeau et chaque fois qu'il se présentait, ma mère lui servait un repas qu'il arrosait d'un bon demi de rouge. Il ne quittait pas les lieux sans emporter le reste de la bouteille soigneusement enveloppé dans du papier-journal pour ne pas être intercepté par la police qui interdisait aux juifs « de vendre du vin aux Arabes ». Omar était un homme pieux qui ne résistait pas au vin et à… la poésie.

Dans le mois qui précédait la Pâque juive, il s'installait chez nous pendant deux semaines environ. Il venait avec son échelle double, ses seaux, ses pinceaux et son minuscule livre. Fils-du-Serpent lui achetait de la chaux et il passait ses journées à chauler les murs dartrés et écaillés par l'humidité. On lui étalait un matelas dans le grenier qui n'avait pas de fenêtres, avec les olives qui marinaient, les bottes d'ail contre le mauvais œil, les grandes cuvettes qui nous servaient de baignoires, la motte noire de savon de Marseille et… la vaisselle des ancêtres. Il s'intégrait à la famille pour tout le temps que durait sa mission qui ne consistait en rien moins qu'à cashériser notre intérieur. La bouteille ne le quittait pas et sitôt qu'elle se vidait il fallait la lui remplacer. Il semblait que sans se désaltérer régulièrement, il ne prendrait plus le risque de grimper sur son échelle. La nuit, il dormait avec une bouteille à son chevet.

Un soir qu'il rentra en titubant et en braillant je ne sais quelles poésies (Fils-du-Serpent n'était pas le seul à étancher sa soif…), il laissa échapper son petit livre qui ressemblait à nos livres miniatures des Psaumes. Je l'avais vu plus d'une fois, au cours de ses pauses, tenir son verre d'une main et son livre de l'autre. Quand je l'ai ouvert, je n'ai trouvé ni psaumes ni sourates. C'étaient des poésies retranscrites d'une belle et fine écriture. Le lendemain, je lui ai restitué son bien et cet homme bourru qui n'ouvrait la bouche sous notre toit que pour réclamer de la chaux et du vin ne me cacha pas sa gratitude : « Où l'as-tu trouvé ? – Dans les escaliers. – J'ai dû le laisser tomber en rentrant hier soir. – Ce sont des poèmes. – Les as-tu lus ? s'inquiéta-t-il. » On lisait l'hébreu en lettres carrées, cursives et rashitiques ; on lisait le français à tort et à travers ; en revanche, on tardait à lire l'arabe. Plutôt que de nous enseigner la grammaire qui nous aurait permis de maîtriser cette langue dans laquelle nous baignions, on nous enseignait l'histoire de l'islam et de l'Arabie : « J'aurais bien aimé. – Ces poésies ne sont pas pour ton âge. – De qui sont-elles ? – Du plus sublime des poètes. » Il ouvrit le petit livre et se mit à en déclamer des passages comme seuls les lecteurs arabes savent le faire, la voix se tressant d'une litanie et d'une nostalgie, transcendant les nuisances et les ennuis, s'élevant vers l'on ne sait quelle belle universalité. Je compris que la consommation de vin n'était pas le pire de ses péchés mais bel et bien la délectation avec laquelle il le célébrait. C'étaient les Quatrains d’Omar Khayyâm que, plus tard, je citerais intérieurement chaque fois que je goûterais une liqueur nouvelle.

Un millénaire plus tard, Omar Khayyâm était devenu le poète clandestin de Mogador :
« … ce Caravansérail en ruines
Dont du parles sont, l'une après l'autre, et la Nuit et le Jour. »
Avec cette merveilleuse incitation encore :
« Je suis venu comme l'eau et je m'en vais comme le vent. »

On me dit qu'Omar le Chauleur a été la première victime du départ des juifs. Il est resté avec Omar Khayyâm mais sans son élixir…

Photo : Collection Arabout Imdokal

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